Plusieurs longues journées de voyage s'écoulent sans que nous n'apercevions le moindre bout d'île ou rocher.
À force d'admirer cette étendue de camaïeux gris et noirs, je finis par me lasser de regarder l'océan. Tout semble si insipide, si vide, si plat. Je peine à distinguer les objets en trois dimensions même si j'avoue préférer cela aux ailes ébènes de l'obscurité.
Je rêve de détailler à nouveau les lueurs orangées et jaunes qui s'embrassent en un rose piquant au coucher du soleil.
Une main sous le menton, accoudée sur la balustrade, j'observe du coin de l'œil Peter et Crochet qui désignent tour à tour l'horizon en se chamaillant sur la route à suivre.
Un léger sourire incurve mes lèvres en voyant ce blond aux yeux profonds, battre l'air de la main avec conviction pour imposer son avis.
Le goût salé de l'embrun du vent sur mes lèvres me rappelle brièvement les moments passés en famille à la plage durant mon enfance.
Un pincement aigu me tiraille le coeur en pensant à mes amis et ma famille que j'ai abandonné derrière moi sans me retourner. Et me voilà aujourd'hui naviguant à bord d'un galion sur la mer imaginaire avec pour compagnons les plus inimaginables des héros de contes.
-Vous avez l'air bien pensive.
Un frisson me traverse le corps de haut en bas au son de la voix de Killian. Depuis que Peter est de nouveau à mes côtés je tente de garder mes distances avec le brun qui me parait bien lunatique.
Je suis encore incapable de mettre un mot sur ce que j'éprouve à son égard. Rancoeur ? Pitié ? Peur ?
-Killian, qui est cette Cindy ?
Killian soupire en s'adossant à mes côtés, à une distance tout à fait raisonnable.
-Je .. Je n'en ai aucune idée Alice. Je me sens comme un idiot depuis ce bal où elle a porté atteinte à votre vie. Tout cela était fait en votre honneur, la liste des invités n'a pas été erronée et pourtant nous sommes incapable d'expliquer sa présence à elle comme aux deux hommes qui l'accompagnaient.
Le brun semble abattu, le regard vaquant sur le parquet.
-Il y a peu, je m'enfuyais de votre demeure le soir avant le souper pour me promener en ville.
Killian tourne subitement la tête vers moi avec les sourcils froncés. Il semble offusqué que j'ai pu faire une chose pareille dans son dos.
-Un soir ma route a croisé celle d'Arlequin. Il m'a sorti d'une affaire où deux hommes suspicieux me suivaient depuis plusieurs minutes déjà. Ces deux hommes accompagnaient Cindy au bal.
Je grince des dents en prononçant le nom de cette garce. Elle paraissait si pure dans sa robe d'ange mais elle n'a pas hésité une seule seconde à enfoncer son poignard dans mon ventre. Jamais l'expression "se méfier des apparences" n'a sonné aussi juste à mes oreilles. Mon sang bouillonne dans mes veines en m'imaginant lui faire face afin de lui infliger la gifle qu'elle mérite.
-Elle a dit qu'elle travaillait pour quelqu'un. Et que ton règne n'avait que trop duré.
Contre la rambarde son corps se crispe. Puis soudain il court à l'autre bout du pont en pointant l'horizon de son doigt.
-Compagnon regardez !
Arlequin, Alex et moi nous précipitons à ses côtés pour suivre son regard.
Un amas de fumée s'étire dans le ciel.
De la vigie Carem étend la longue vue alors que tous les marins accourent à bâbord.
-Un navire marchand ! Il coule par la poupe !
Sans perdre une seconde Crochet fait voile vers l'épave coulante en ordonnant à ses marins de préparer des chaloupes pour secourir les survivants.
Je descends sur le pont pour apporter mon aide. Aveugle peut être mais pas infirme. Il est hors de question que tout le monde se secoue pour leur porter assistance sauf moi. Quoi que cela ne semble pas déranger certaines personnes, dans son coin Wendy observe le brasier dont nous nous rapprochons sans bouger le petit doigt.
-Mettez les chaloupes à la mer, je veux que tout le monde soit prudent. Les navires marchands sont bourrés de barriques de poudre, ordonne notre Capitaine.
Au prix d'un effort considérable nous posons deux chaloupes à l'eau.
Arlequin bondit dans la première, je m'apprête à en faire autant lorsque l'on agrippe fermement mon poignet.
-Hors de question tu restes ici Alice c'est dangereux.
-Lâche moi Peter je suis une grande fille.
Je me dégage d'un coup sec alors que Alex bondit dans la chaloupe avec un rire moqueur à l'égard de Peter.
-Elle te rend complètement fou mon vieux. Laisse-la venir, tu ne pourras pas la couver comme une poule toute sa vie.
Peter grogne pour unique réponse puis saute avec nous pour s'installer à mes côtés.
Doucement j'effleure sa main de la mienne en plongeant mon regard dans le sien.
-Tant que tu es avec moi je ne crains rien. Allons aider ces gens.
Son visage s'illumine d'un sourire adorable qui fait fondre mon coeur.
Puis ses yeux quittent les miens pour se poser sur la coque du navire dont nous nous sommes approchés.
La proximité du feu réchauffe ma peau plus vite que n'importe quelle bouillotte.
Rapidement nous grimpons sur le pont bancal.
-Écoutez moi bien. Le mat principal n'est pas encore touché par les flammes mais nous devons quitter le navire avec les survivants avant qu'il ne s'effondre. Dépêchez vous.
Nous nous exécutons. Peter attrape mon bras et me tire vers la cabine principale qui va bientôt se retrouver ensevelie sous l'eau salée et glaciale.
-Vérifie qu'il n'y a personne, je vais voir dans la pièce à côté.
Nous balayons du regard la vaste pièce puis Peter passe à la suivante alors que je contemple la surface lisse de l'eau qui pourlèche mes chevilles.
Je m'avance jusqu'à avoir de l'eau au niveau des genoux et passe devant le bureau pour filer vers une petite corniche.
-Oh mon dieu.
Une femme est étendue de travers, la chemise blanche déchirée sur toute sa longueur et le ventre tailladé à plusieurs reprises. Un filet de sang dégouline dans l'eau salée et s'écrase sur mon pantalon.
Dans le doute je m'apprête à déposer mes doigts le long de sa carotide lorsqu'un bruit discret attire mon attention.
-Peter c'est toi ?
Des doigts gelés glissent le long de mon poignet et je sursaute comme si j'avais vu un mort.
La femme me regarde avec des yeux vitreux et serre si fort mon poignet que j'ai peur un instant d'y perdre mes doigts.
-Lâchez-moi, je suis là pour vous aider mais vous me faites mal.
Elle balbutie en me tirant vers elle. La peur me saisit l'estomac, je ne sais pas quoi faire, elle est mourante !
L'inconnue continue à prononcer des phrases incompréhensibles lorsque un tremblement secoue le navire de la proue à la poupe. Je suis déséquilibrée et manque de glisser dans l'eau avec l'inconnue sur moi mais elle me serre si fort que je reste sur mes deux pieds.
La dame s'accroche à ma gorge de sa main libre et approche son visage du mien. Ses traits sont tirés et des paroles incohérentes continuent de glisser de sa gorge. Je suis terrifiée à l'idée d'user de la violence contre elle mais elle ne me laisse pas le choix.
Je lève mon poignard de ma main libre et tape son poignet avec le pommeau.
Elle relâche sa poigne puis retombe sur la couchette. Des larmes coulent le long de ses joues, son regard fixé au plafond.
Lentement elle tend sa main libre fermée vers moi et dépose au creux de ma paume un médaillon.
Intriguée je l'ouvre et découvre la photo de la femme tenant dans ses bras un enfant, un très jeune enfant.
-M..mon... bé ...bé...
-Alice ?! Viens vite, le premier mat a lâché et le feu a gagné le pont inférieur où sont les barriques de poudre. Faut filer et plus vite que ça.
-Non attends ! Peter !
Il s'avance à ma hauteur et regarde la femme qui a rendu son dernier soupir en attrapant ma main.
-On ne peut plus rien pour elle.
Il me tire vers la sortie mais à nouveau ce bruit discret attire mon attention. Mon regard va et vient entre le médaillon et la femme puis je m'extirpe de la poigne de Peter et cours en direction de l'autre corniche présente de l'autre côté du bureau.
-Alice il faut partir vite maintenant !
Impossible pour moi de détacher mes yeux du petit être humain qui gémit devant moi, emmailloté dans des couvertures.
-Peter, un bébé ! Il y a un bébé !!
-Alice vite reviens !
Une détonation retentit en même temps que l'eau monte jusqu'à ma taille. J'attrape le bébé dans mes bras et plaque son visage à l'abris des projections contre ma poitrine avant de rejoindre Peter en courant.
Le navire est de nouveau secoué et les planches du plafond s'effondrent sur mon passage comme une mauvaise blague.
Sans faire attention Peter m'attrape et me tire à l'extérieur. Sur le pont nous sommes les derniers à rejoindre les chaloupes.
-Alice par ici !!
Le blond derrière moi, nous sautons aux côtés d'Alex qui ne perd pas une seconde pour dégager de là en vitesse.
Jamais je n'ai vu des hommes ramer aussi vite pour regagner le navire de Crochet.
Nous sommes à peine montés à bord qu'une onde de choc nous souffle tous. Je manque de m'étaler à plat ventre mais rattrape ma chute en tombant sur le flanc.
-Alice tu es blessée ?
Peter dépose ses mains sur mes épaules pour m'aider à me relever.
-Qu'est-ce que tu tiens là ? Demande Arlequin.
J'ouvre les yeux doucement en décollant le visage du nourrisson de ma poitrine. Des larmes maculent ses joues et pourtant il ne crie pas. Ses yeux me fixent comme deux ronds de flan puis sa bouche se déforme et un hoquet le secoue.
-Oh non pleure pas, pleure pas...
Doucement je ramène la couverture correctement sur lui.
-Chhht ne pleure pas, tout va bien maintenant.
Je ramène sa joue contre la mienne en fermant les yeux.
Autour de nous plus personne ne fait un bruit. Tout le monde a les yeux rivés sur la larve rose que je tiens entre mes bras.
-C'est une mauvaise blague ? questionne Alex.
-Dis moi pas que c'est pas vrai, gémit Peter en s'approchant de moi pour regarder le bébé de plus près.
La vue de ce nouveau visage surprend le nourrisson qui se met immédiatement à brailler à pleins poumons.
Sur le pont les marins ricanent et chuchotent entre eux.
-Peter dégage ! Tu lui fais peur !
Peter fusille Killian du regard en faisant fi de ses paroles. Je dorlote le petit humain pour le calmer mais rien à faire, maintenant que les larmes coulent elles ne sont pas prêtes de s'arrêter.
Rapidement tout le monde vaque à ses occupations. Peter rapporte à Crochet qu'aucun autre survivant n'a été découvert et que nous avons probablement à craindre que leurs assaillants soient dans les environs.
-Milady vous ne pouvez pas faire taire cette misérable larve qui piaille ?
Crochet semble avoir du mal à supporter les pleurs du nourrisson. Mais je fais de mon mieux pour le calmer et rien n'y fais.
-Il a peut être faim ? Propose Alex.
-Hehe Alice devrait lui donner le sein, ricane Carem.
Tout ce qu'il récolte c'est un regard assassin de Peter et moi même.
-Tu sais quoi Carem, pourquoi toi tu lui donnes pas le sein ?
Sans attendre je lui refourgue l'enfant dans les bras et son visage se décompose lorsque ce dernier agite ses petits bras et jambes en se mettant à hurler de plus belle.
-Ok ok pardonne moi ! Mais pitié reprends cette chose.
Je ne fais pas souffrir le petit plus longtemps et le reprends correctement dans mes bras. Même si Carem fait souvent des remarques idiotes il n'a pourtant pas tord.
-Peter, Alex a raison. Je pense que ce bébé a faim mais aucune des filles présentes sur ce navire ne peut fournir de lait pour nourrisson.
Peter soupire. Son regard me fuit comme s'il regrettait que j'ai sauvé ce petit être vivant. Pour couronner le tout ses pleurs ne cessent pas et ils ne sont pas prêts de s'arrêter tant que son estomac sera vide.
-Vous n'y connaissez rien. Nous n'avons pas le choix et dans notre cas du lait de vache fera l'affaire.
Je suis choquée de l'intervention de Wendy. Cette pouffiasse n'a pas levé le petit doigt pour nous aider et se permet en supplément de me prendre de haut !
Sans se dégonfler elle s'approche de moi et tend les mains pour m'inciter à lui confier l'enfant.
Je grimace en serrant le bébé contre ma poitrine.
A mon plus grand dépourvu, Peter dépose une main au creux de mon dos et l'autre sur mon épaule.
D'un geste du menton il m'incite à laisser le bébé aux soins de Wendy. Dans ma poitrine mon coeur tape à une allure folle.
-Alice, Wendy s'est déjà occupée de jeunes enfants. Elle va en prendre soin n'ai pas peur.
-J'ai sauvé ce bébé, tu veux vraiment que je lui confie à elle ?! Elle n'a pas bougé d'un centimètre pour nous aider !
Le regard de Peter se durcit et sa main sur mon épaule se resserre sur ma peau.
-Alice.
À contrecœur je relâche ma poigne autour du bébé et laisse Wendy le prendre. Presque immédiatement le nourrisson se calme. Ce qui ne fait qu'attiser ma colère. Comment ce petit être si pur peut se sentir mieux dans les bras de cette illuminée que dans les miens ?! Alors que je lui ai sauvé la vie !
D'un geste sec je balaye le bras de Peter de mon épaule et descends les marches vers le pont inférieur, les poings serrés et le coeur lourd de voir le garçon que j'aime de connivence avec la fille que je hais probablement le plus au monde
.... après Cindy.