Comme tous les mercredi après-midi, le salon de thé affichait complet. Des groupes de copines, des couples, une ou deux personnes âgées seules... il ne restait aucune place libre.
Au milieu de l'agitation et du brouhaha ambiant, une serveuse distribuait boissons fraîches et pâtisseries avec un sourire inaltérable. Je me demandais comment elle parvenait à conserver sa bonne humeur et son sang froid, tant s'occuper du Cake N' Shake demandait de l'énergie.
J'avais l'habitude de passer mes mercredi après-midi ici en compagnie de Lily. Un rendez-vous quasi rituel que nous n'aurions manqué pour rien au monde. Il symbolisait la bouffée d'oxygène du milieu de semaine, la bulle hors du temps, le cocon douillet pour parler librement de tout et de rien en se bourrant de sucre.
L'endroit n'avait rien d'exceptionnel mais il nous convenait. Que ce soit en été avec sa climatisation bienvenue ou à l'hiver avec ses boissons chaudes, nous n'avions rien trouvé de mieux où nous installer.
Notre table fétiche se situait dans un coin, entourée par deux gros fauteuils moelleux un peu défraichis, qui s'intégraient parfaitement à l'ambiance "old school" du lieu. Pour habiller les murs peints d'une teinte verdâtre rappelant celles des vieilles écoles, des lampes dénichées dans des brocantes nous éclairaient d'un halo doré.
Alma, la gérante, servait uniquement des pâtisseries maison et toute la ville se bousculait pour avoir une table. Par chance, la nôtre était automatiquement réservée.
Il faut dire que nous étions les clientes les plus fidèles qui soient et toujours ponctuelles. Et nous consommions au moins deux boissons et une pâtisserie à chaque fois. Il faut dire que nous parlions tellement que nous avions besoin de nous hydrater, et de forces pour continuer à débattre de tout et de rien.
Nous étions installées depuis déjà deux heures lorsque Lily lança sa bombe. Je n'avais rien vu venir. Jusqu'à présent tout était normal. Elle me racontait sa semaine, je répondais en racontant la mienne, mon travail, mon compagnon, nos petits tracas forcément très important... quand après un silence solennel, l'ambiance avait changé. Quelque chose qui couvait depuis le départ venait d'arriver à la surface et menaçait d'éclater comme une bulle.
Sans crier gare, nous discutions de tout et de rien lorsqu'elle m'avait dit avoir quelque chose à m'annoncer. Comme ça, sans préambule. Le cas parfait de la fille qui se retient depuis le départ et ne sait pas comment amener le sujet sur le tapis de manière délicate. Alors au diable les formes et lâchons tout subitement, sans transition.
C'était typique de Lily, aussi ne m'en suis-je pas formalisée :
- Bon, tu es prête ? demanda-t-elle d'une voix où perçait l'excitation.
Je reportai mon attention sur son visage, parfait reflet du mien. Ce que je décelais dans ses yeux fit monter une pointe d'appréhension dans ma gorge.
Je connaissais bien les expressions de Lily et pour cause : nous étions jumelles. Monozygotes, pour être exactes. Ce que le commun des mortels appelle couramment "vraies jumelles".
Et réellement fusionnelles, de surcroît.
C'est sans doute pour cette raison que je préssentais arriver une catastrophe. Quoi qu'il puisse sortir de la bouche de ma soeur, ça n'allait pas me plaire. Le fait qu'elle se soit retenue si longtemps ne pouvait rien présager de bon.
Je me forçai néanmoins à sourire pour ne pas lui casser sa joie :
- Vas-y, je m'attends à tout.
Elle prit une grande inspiration dans un geste théâtral et frappa dans ses mains :
- Je crois que je vais quitter la ville.
Voilà, c'était lâché. Mon coeur râta un battement quand l'information parvint au cerveau, et il me fallut une seconde pour réaliser. Pour être honnête, je m'étais attendu à tout sauf à ça.
- Quoi ? Mais pourquoi ?
Je repoussai d'un geste nerveux mon chocolat au lait glacé pratiquement terminé sur le bord de la table et croisai les bras, déconfite.
En face, ma soeur ne semblait pas avoir remarqué mon trouble.
- Parce que je crois qu'il n'y a plus rien pour moi, ici. J'ai fait le tour. J'ai envie d'autre chose, de partir loin, ailleurs, dans une ville plus petite où je pourrai enfin me poser et construire ma vie.
- Mais on habite dans une des plus grandes villes, il y a tout, ici, rétorquais-je du tac au tac.
Je ne pouvais pas lui avouer que quand je disais "il y a tout", je voulais surtout dire "il y a moi". Ç'aurait été égoïste.
En effet, depuis notre naissance, Lily et moi avons toujours été très proches. Nous partagions tout et n'avions aucun secret l'une pour l'autre. Elle était bien plus que ma soeur, c'était aussi ma moitié, ma confidente, ma meilleure amie, l'épaule sur laquelle je me reposais en cas de souci et ma meilleure alliée pour affronter les problèmes.
Cette annonce me fit l'effet d'un abandon, comme si l'amour que j'éprouvais pour elle n'était soudainement plus partagé. Je me sentais abattue, triste, dans le même état que lorsque j'étais ado et que je venais de me faire larguer.
Se pouvait-il que j'ai mal compris ?
Comme si elle lisait dans mes pensées, Lily renchérit, histoire d'enfoncer le clou :
- Il y a tout pour toi, mais il me manque l'espace, la liberté... J'étouffe, je ne veux plus rester ici, je veux aller voir ailleurs trouver ma voie...
Sa phrase resta en suspens tandis que son regard se perdait dans le vague. J'eus alors la conviction que ma soeur me cachait un mal-être plus profond.
En dépit de nos entrevues du mercredi après-midi et nos nombreux échanges, elle avait réussi à me dissimuler quelque chose. Je n'en revenais pas.
Pourtant, désireuse de ne pas la brusquer, je décidai de ne pas creuser sur cette voie et repris une position plus confortable sur ma chaise. Je devais absolument adopter la posture de la soeur bienveillante :
- Je comprends et c'est super comme projet. Mais réfléchis bien, quand même. On sait toujours ce que l'on quitte, mais jamais ce que l'on va trouver.
- C'est tout réfléchi, Emma. A la rentrée je fais mes valises et je pars. Je m'en fiche de ce que je vais trouver. Cela ne pourra pas être pire qu'ici. De toute façon je n'ai plus de boulot alors rien ne me retient.
"Rien ne me retient". Cette phrase alluma une lumière à l'intérieur de mon esprit. L'intonation inconsciente de sa voix quand ma soeur avait exprimé ce fait voulait dire tout autre chose.
Je compris à cet instant que c'était justement parce que rien, et en fait personne ne la retenait, qu'elle avait pris cette décision de partir voir ailleurs. J'espérais me tromper et cela me fit de la peine pour elle.
En fait, je devinais que le coeur du problème était ailleurs.
On ne faisait pas sa vie avec sa soeur, mais j'étais triste de me dire que j'étais la seule à voir à quel point Lily était une fille géniale.
C'est vrai, à 29 ans, ma soeur était pétillante, dynamique, intelligente et jolie. Elle avait des passions, prenait soin d'elle, se cultivait... seules son aversion pour le sport et la cuisine pouvait lui porter préjudice. Mais il y avait tant d'autres choses à apprécier chez elle que ce n'étaient que des détails.
Je ne lui avais jamais connu de relation sérieuse. A part une fois, il y a longtemps. Mais ça n'avait jamais duré et elle n'en parlait jamais.
Ma soeur avait le chic pour s'attacher à des imbéciles qui lui promettaient monts et merveilles avant de partir en la laissant le coeur en miettes. Je ne comptais plus les soirées passées à essayer de lui remonter le moral après un nouvel échec.
Récemment, elle avait eu une histoire avec un type dont j'avais oublié le prénom, mais ça n'avait pas marché non plus. Peut-être que son désir de partir avait pris racine dans cette nouvelle déconvenue.
Je me devais de faire quelque chose.
En attendant je soupirai, essayant de me persuader qu'il n'y avait encore rien de fait, que les paroles ne signifiaient pas grand chose et que tout pouvait encore arriver. Néanmoins je dû faire contre mauvaise fortune bon coeur et tenter une fois de plus de masquer ma déception :
- Et tu sais déjà où tu veux aller, ou pas du tout ? questionnais-je pour me rassurer.
- Pas du tout. Je verrai en fonction des opportunités professionnelles et immobilières.
- Tu veux rester dans la région ou aller tout à fait ailleurs ?
- Tout à fait ailleurs ! J'ai regardé sur une carte et je ne me donne aucune limite. C'est ça qui est fou ! Aucune limite, juste là où le vent me portera. C'est génial, comme une grande aventure où tout peut arriver.
Plus elle parlait et plus son excitation grandissait. Sa voix devenait de plus en plus aigüe. Curieusement, cela me peina. Je me sentie envahie par une vague de tristesse indescriptible alors qu'elle n'était même pas partie.
- En tout cas si tu as besoin, tu sais que tu peux compter sur moi.
Les mots me firent l'effet d'une feuille de papier de verre sur la langue. Cependant le bien-être de ma soeur passait avant mon égoïsme. Tout ce qu'il fallait pour l'instant, c'était la soutenir, l'encourager dans son projet. Sans toutefois la conformer trop fermement pour le cas où elle aurait déjà commencé ses démarches.
Un sourire forcé apparut au coin de mes lèvres et les yeux de Lily brillèrent d'un éclat nouveau :
- Merci Emma, tu es la meilleure soeur que j'aurais pu avoir.
Ses mains volèrent au-dessus de nos assiettes pratiquement vides pour venir prendre les miennes, restées croisées. Sa peau était fraîche, pleine de vie, chargée d'une énergie nouvelle.
Tandis que je m'écroulais à l'intérieur.
- Tu sais que tu pourras toujours compter sur moi, lui dis-je pour la rassurer.
Mais au fond, je commençais déjà à échafauder un plan d'action pour la faire rester dans le secteur.