Je me retrouve dehors, en haut d'un escalier en pierre, et apprécie avec un sourire le vent frais qui caresse ma joue à ce moment. Je baisse les yeux sur la rue bondée, et sens les battements de mon cœur s'accélérer. Elfes, fées, gobelins, monstres, tous se pressent et discutent à quelques mètres de moi. Tout ça est donc bien réel. Je suis dans un autre monde, peuplé de magie et de créatures fantastiques. Et je fais partie de ce monde. Je suis une créature fantastique. C'est totalement déroutant, et j'avoue ne pas savoir comment l'appréhender. Mieux vaut ne même pas réagir, j'en ai déjà eu assez et j'ai peur de ne pas supporter un flot d'émotions de plus.
Je descends lentement l'escalier en cherchant Jake des yeux. Il est assis sur un banc, non loin d'ici de l'autre côté de la rue. Je me faufile entre les gens, et arrive alors que le beau brun termine sa conversation téléphonique. Il lève les yeux vers moi, surpris de me voir.
— Je t'avais demandé de m'attendre, fait-il, un léger sourire aux coins des lèvres.
Je hausse les épaules, et m'assieds à côté de lui sur le banc.
— C'était qui ? l'interrogé-je en désignant son téléphone de la tête.
— Oh, euh... une amie, répond-il après un instant d'hésitation.
Je hoche lentement la tête. Une amie... Peut-être pas n'importe laquelle.
— La fille qui était avec toi au café ? lâché-je.
Il laisse échapper un léger hoquet de surprise, et me considère avec amusement pendant un instant avant de répondre :
— Oui, Joyce.
J'acquiesce en apprenant enfin le nom de cette mystérieuse fille, et détourne mon attention de Jake pour laisser mon regard vagabonder dans la rue grouillante. Je soupire, et me laisse tomber contre le dos du banc et levant les yeux vers le ciel qui s'assombrit légèrement. La journée paraît toucher bientôt à sa fin, et pourtant il ne devrait être logiquement pas plus que midi, c'est étrange.
— Ça va ? me demande alors Jake.
— Ouais... Je ne sais pas.
Il souffle, et je sens son regard se poser sur moi.
— Tu as dix-sept ans dans combien de temps ? s'enquiert-il soudain.
Je fronce les sourcils, et tourne la tête vers lui.
— Dans un mois à peu près, le cinq Octobre... pourquoi ?
— Un mois... soupire-t-il en se pressant les paupières.
— Et alors ?
— C'est l'âge de la majorité chez nous.
Je l'interroge du regard, ne voyant pas exactement où il veut en venir.
— C'est à cet âge que nos pouvoirs définitifs apparaissent.
Je manque de m'étrangler, et sens mon cœur tambouriner dans ma poitrine. Je sais ce que ça signifie. Des pouvoirs... sérieusement ? Un frisson parcourt mon échine lorsque la discussion que j'ai eu avec le roi me revient en mémoire. « Vos pouvoirs psychiques étaient tels qu'en plus de votre contrôle parfait sur tous les éléments, vous étiez en mesure de tuer quelqu'un de l'intérieur, sans aucun effort physique ».
— Mais... bafouillé-je, la respiration saccadée malgré moi.
— Heaven, tes pouvoirs vont bientôt apparaître et tu ne pourras pas les contrôler si tu ne te prépares pas.
Je le considère en silence, absente et désemparée. Il vient de confirmer mes pensées. Je déglutis, la gorge serrée, et fixe un point invisible au sol. C'est impossible. Considérer mon don de télépathie comme de la pure magie est déjà assez déstabilisant et déroutant, mais alors imaginer que je vais réellement acquérir d'autres « pouvoirs magiques » dans un mois...
La voix de Jake m'arrache à ma torpeur, et je lève les yeux vers lui, tremblotante.
— Tu peux te préparer, tu sais ? fait-il doucement pour me rassurer.
— Et comment ?
Ma voix est à peine audible. J'ai la gorge nouée, et le ventre retourné. Cette journée n'est qu'un enchaînement de choc, d'incompréhension et de panique. C'est épuisant, et je pense ne pas réaliser pleinement l'ampleur de tout ce qu'il m'arrive actuellement.
— Je vais demander de l'aide, et... commence Jake.
Mais je l'interromps avec un ricanement étranglé.
— Non, Jake, je... C'est trop, vraiment, je... Tu ne te rends pas compte...
Ma voix se brise, et je serre les dents. Je ferme les yeux et ravale difficilement le sanglot étouffé qui m'empêche de respirer correctement. Je sens les larmes monter et elles brouillent bientôt ma vue, mais je les empêche de couler. J'ai envie de pleurer, envie de hurler, mais je ne peux pas me permettre de craquer ainsi. Certainement pas, et encore moins maintenant. Je prends une profonde inspiration, et enfouis mon visage dans mes mains en essuyant rapidement les quelques larmes brûlantes aux coins de mes yeux. Je reste ainsi pendant de longues secondes, concentrant toutes mes forces pour refouler le flot d'émotions qui m'assène et me fait trembler. C'est dur, très dur, mais il le faut.
— Heaven... hésite Jake.
Je relève la tête, et ravale mes larmes en le regardant.
— Ça va aller ? souffle-t-il.
Je hoche frénétiquement la tête, et il affiche une moue embarrassée. La compassion se lit sur son visage digne d'une œuvre d'art, et un éclair passe dans ses yeux alors qu'il reprend la parole :
— Bon, t'as pas besoin de te prendre la tête pour l'instant, tu vas rentrer chez toi et je réglerai tout avant de revenir te voir.
Je l'observe sans mot dire, et fronce les sourcils.
— Pourquoi tu m'aides, comme ça ? dis-je enfin, le ton hésitant.
Jake esquisse un sourire amusé.
— C'est juste normal, je pense. Je pouvais pas te laisser dans ta galère après t'avoir révélé autant de choses.
— Merci...
Il hoche la tête avec un léger sourire, et je déglutis. Il est si gentil que je me demande s'il est réellement honnête, et l'impossibilité d'en être certaine en lisant ses pensées me perturbe d'autant plus. Il est bien mystérieux.
— Bon, fait-il alors en se remettant debout, tu vas pouvoir retourner chez toi, maintenant.
— Tout de suite ?
Il hoche la tête, et je me relève en hésitant. Je ne suis pas sûre de m'habituer à la... téléportation de si tôt. Jake me tend une main que je prends fermement, et colle mon épaule contre la sienne. Il sort de nouveau quelque chose de sa poche, et je parviens cette fois ci à l'identifier. C'est une chaîne en or avec un pendentif de la taille d'une bague, semblable à une griffe. C'en est sûrement une, d'ailleurs.
— Qu'est-ce que c'est ? demandé-je en pointant du doigt ce pendentif.
Jake le regarde, et pendant un instant, je parviens à voir une lueur surprenante de mélancolie dans son regard.
— Un souvenir... répond-il calmement sans lâcher des yeux la griffe dans sa main. Et qui me permet de me téléporter, ajoute-t-il d'un air plus détaché, comme pour briser la tension étrange qui s'est créée.
Je ne dis plus rien, et me contente d'observer son visage pensif pendant une seconde. Il resserre ses doigts autour du collier, et ferme les yeux avant que je ne l'imite. Et, un instant plus tard, le même phénomène que la fois précédente se produit, et un vertige brutal me fait perdre l'équilibre et me donne l'impression que je lévite presque. Cette fois, je ne m'agrippe pas à Jake, et essaie tant bien que mal de ne pas avoir peur. Je serre fermement sa main en retenant ma respiration, et je sens rapidement mes vertiges cesser alors que je retrouve un sol sous mes pieds. Je rouvre lentement les yeux, et me détache brusquement de Jake en regardant autour de moi. Je titube sur un mètre, reprenant lentement mon équilibre. Je suis chez moi, dans le salon de mon appartement. J'ai l'impression de ne pas être revenue ici depuis des jours.
Je regarde autour de moi, et pousse un irrépressible soupir de soulagement. Malgré tout, je suis heureuse de revenir chez moi. Je suis cependant un peu déboussolée, et cela ne s'arrange pas lorsque je me rends compte qu'il n'est que midi, et que le soleil est bien levé dehors, s'opposant à l'ambiance de fin de journée d'Érédia. J'ai du mal à comprendre.
Jake doit remarquer mon air perdu, puisqu'il prend la parole en réclamant mon attention :
— Il y a un décalage de six heures avec Érédia, en ce moment. Il est six heures du soir là-bas, et midi ici.
Je hoche lentement la tête, et plisse les paupières. Tout prend son sens à présent, c'est vrai.
— En ce moment ? répété-je cependant, relevant ce détail perturbant.
— C'est long à expliquer, mais bientôt, il sera la même heure ici et à Érédia, c'est tout.
J'opine, sans poser plus de questions. Je suis un peu sonnée, et pousse un léger soupir en me laissant tomber dans mon canapé. Jake m'imite, et je l'ignore, relevant la tête et fermant les yeux. J'ai appris aujourd'hui plus de choses sur moi que dans ma vie entière. Maintenant, au moins, tout est clair. Enfin, dans un sens peut-être oui mais dans un autre, pas du tout. Toutes ces révélations ont mis mon esprit dans un chaos total et des plus effrayant. Je ne sais même pas quoi ressentir face à tout ça, et tant d'émotions se bousculent en moi que j'ai l'impression de ne plus rien ressentir de précis. Et cela me met dans un état d'angoisse indescriptible et inédit.
— J'espère que tu tiendras le coup, fait alors la voix de Jake, me faisant ouvrir les yeux. Ça doit faire beaucoup.
— Ouais, ça ira, réponds-je, moi-même peu convaincue. J'ai juste besoin d'un peu de temps, je viens enfin de comprendre qui j'étais vraiment, quand même.
Jake sourit doucement, et je soupire. Une question me brûle les lèvres depuis notre première rencontre, et il n'y a pas répondu hier.
— Jake, je peux te poser une question ?
Il me fixe d'un air dubitatif, puis acquiesce d'un air hésitant.
— Qu'est-ce que tu es ?
Un éclair passe dans ses yeux, et je soutiens son regard alors que je le vois réagir d'un air légèrement désemparé.
— T'as pas voulu me le dire hier, alors... poursuis-je.
— C'est compliqué, me coupe-t-il brusquement. Puis, tu en as déjà assez eu pour aujourd'hui, je pense, je ne voudrais pas que tu retombes dans les pommes.
— Pourquoi c'est compliqué ? Je pense que je peux encaisser ça, hein, t'inquiète.
Il ne répond pas, et je vois sa mâchoire se contracter alors qu'il fuit mon regard. Peut-être que je n'aurais pas dû lui demander ça. Après tout, on ne se connaît pas du tout, et peut-être qu'il voulait le garder pour lui.
— Enfin, si tu ne veux vraiment pas me le dire, c'est pas grave... balbultié-je, embarrassée.
— Non, non, c'est pas ça, mais... Bon, de toute façon, tu finiras par le savoir...
Il a l'air mal à l'aise, et j'avoue l'être moi même de plus en plus. C'est comme si m'avouer sa nature était pesant pour lui, pour je ne sais quelle raison.
— C'est si important que ça ? T'es quoi, un vampire ? raillé-je pour détendre l'atmosphère.
Il pouffe, et arrime enfin ses yeux sombres aux miens.
— Non, ça n'existe pas. Mais...
Le léger sourire qui étirait mes lèvres s'effondre petit à petit lorsque je réfléchis à ce que ce « Mais... » peut bien signifier. Est-ce que...
— Attends, t'es... bafouillé-je.
Je vois les yeux de Jake étinceler, et il penche légèrement la tête. Il a compris ce à quoi je pensais, et rien que d'imaginer que c'est vrai... Il prend une profonde inspiration, et semble cherche ses mots pendant un instant.
— Oui, je... commence-t-il enfin.
— Non... fais-je dans un souffle inaudible.
Il s'arrête un court instant, puis se racle la gorge.
— Je suis un loup-garou.