Il pleut. Encore.
Ça va faire six jours que les nuages nous font pipi dessus et un brin de soleil serait le bienvenu.
Depuis le départ d'Olivier et de Timéo, j'ai pu plus ou moins avancer dans les travaux et le rangement. Le rez-de-chaussée est quasi fini et il ne me reste plus que les chambres.
Je n'ose même pas y aller. Je sais que c'est là-bas que se trouvent son bureau, la chambre de mes grands-parents et tous les souvenirs que j'ai de mon enfance. Je redoute le moment où j'y serai forcément confrontée.
Durant ces quelques jours que j'ai pris pour moi, j'ai eu le temps de réfléchir à tout un tas de choses. C'est fou le nombre de pensées idiotes que l'on peut avoir à la seconde au lieu de se concentrer sur l'essentiel par exemple : « Pourquoi je n'écrirais pas en rouge sur le carton, pour changer ? » On s'en fout, putain !
Tous les deux jours, Olivier m'a appelée. Je ne sais pas s'il veut vraiment de mes nouvelles ou si c'est, pour lui, un prétexte pour s'assurer que je suis encore vivante.
Il ne peut rien m'arriver dans cette maison, ou du moins, il ne peut plus rien m'arriver. J'ai évité les escaliers avec succès, la plomberie de la cuisine a été refaite avec un coup de clé et de tournevis, l'étagère du salon s'est effondrée sur elle-même au moment où je mettais le dernier livre en carton, à croire qu'elle n'attendait que ça pour rendre l'âme, du style « C'est bon, j'ai bien travaillé ».
En fait, je me suis contentée de faire du camping dans le salon en dormant sur le canapé et je ne suis sortie que rarement pour faire quelques courses histoire de ne pas mourir, rien de plus.
D'ailleurs, il faudrait que j'aille à l'épicerie, je n'ai plus de pâtes ni de knacky.
La crise me touche. Les pâtes, c'est la vie.
Mais clairement, la météo joue contre moi et une telle averse ne me donne pas du tout envie de mettre le nez dehors, surtout que l'épicerie est à dix minutes à pied.
Bon. Comme on le dit si bien :
— Quand faut y aller, faut y aller.
J'attrape mon parapluie, mais voilà que la première bourrasque de vent le tord. On dirait une antenne parabolique, maintenant.
Merde.
— Je n'aime pas la pluie !
Grand-père serait là, il rigolerait et me dirait sûrement : « T'es pas en sucre, tu ne vas pas fondre ». Non, c'est vrai. Je ne vais certainement pas fondre, mais je vais attraper la mort, ça c'est sûr !
— Bonjour, Made...
L'épicier ne finit même pas sa phrase tandis qu'il me dévisage.
— Quoi ? Vous n'avez jamais vu une éponge humaine ?
— Vous égouttez...
Je m'approche de son comptoir en faisant exprès de secouer mes cheveux mouillés devant lui tel un chien se secouant alors que ce dernier est trempé.
— Ah bah ça va mieux !
Prenant le premier panier que je trouve sur mon passage, je m'engouffre dans les minces rayons à la recherche des denrées de survie.
Ah ! J'ai plus de ketchup, faudrait que j'en rachète aussi.
— C'est bon ? Vous avez fini ? me demande l'épicier en me regardant avec l'air le plus exaspéré qui existe.
Décidément, il ne me porte pas dans son cœur, celui-là.
— Vous êtes pressé ?
— Je n'ai pas de client, je pense fermer plus tôt.
— Et moi ? Je suis le père Noël, peut-être ?
— Vous n'êtes pas une habituée de la boutique.
Encore heureuse. Quand je vois les prix qu'il pratique, je pourrais porter plainte. Sérieusement, tout est trop cher.
— Il vous faut quoi au juste ? Je peux vous aider à aller plus vite.
— Plus vous râlez et plus je traîne des pieds. Continuez et je compte même m'installer dans le rayon frais ou ce qui y ressemble, du moins.
— Vous le faites exprès ?
Au même moment, sans faire attention, mon panier s'égare dans les sauces et fait tomber un bocal d'aïoli qui s'écrase par terre.
— Oups ! Quelle maladroite je suis !
— Vous l'avez fait tomber, vous le payez !
— Quoi ?
— Vous l'avez fait tomber, vous le...
— Je n'ai pas besoin que vous répétiez comme un perroquet ! Cervelle de moineau ! Je ne vais certainement pas payer un pot d'aïoli qui est tombé malencontreusement au sol. Vous ne rangez pas bien vos produits, ils sont tous au bord de l'étagère.
— C'était prémédité, je l'ai vu.
— Et moi je vois la grande faucheuse à côté de vous ! Méfiez-vous... elle pourrait venir prendre votre âme à tout moment. Ah non, attendez, il faudrait déjà que vous en ayez une. Espèce de commerçant de pacotille. Voyou ! Voleur !
— Je ne vous permets pas ! Sortez de mon magasin !
— Oh, mais avec grand plaisir ! Escroc !
Sans prendre la peine de reposer le panier, je sors du magasin avec ma démarche la plus digne et la plus fière.
Je m'en fiche, j'ai quand même le ketchup dans la manche de mon pull.
Et une fois de retour, j'eus le droit aux foudres de guerre.
— Tu as fait quoi ? hurle Olivier de l'autre côté du combiné. Philippine ! Ce n'est pas drôle ! C'est un crime.
— Calme-toi, Simone, c'est du ketchup, pas la couronne d'Angleterre non plus.
— Ça commence comme ça et...
— Olivier ? Sérieusement ? Rappelle-moi qui de nous deux volait des Carambars quand on était petits ?
— Alors là, je te trouve gonflée ! Il n'y a pas si longtemps de ça, tu ne te souvenais même pas de moi et là tu vas me faire croire que tu te souviens de ça ?
— Je ne me souvenais pas de ton nom, mais j'ai tout le reste en mémoire comme si c'était hier. C'est frais comme une tranche de saumon !
— Une quoi ? Non, laisse tomber. Je ne veux pas savoir. Bon, je finis le travail et je te rejoins.
— Et Timéo ?
— Il est chez un ami pour le week-end. Donc ça ne sera que toi et moi.
— Pas de problème ! Je t'attendrai. Tu feras attention sur la route ? Il y a plu toute la semaine et ça va sûrement glisser.
— T'inquiètes, je serai prudent.
— C'est vrai que tu roules comme un grand-père.
Je l'entends rire de l'autre côté du téléphone tandis que je continue de ranger quelques petites bricoles.
—Tu vois ? Aucune raison de s'en faire.
— Tu m'appelles quand tu prends la route ?
— Pire que ma mère... Ok. Si tu veux. Tu veux aussi un message lorsque j'arrive à proximité du village ?
— Pas de sms au volant ! C'est dangereux !
— Oui maman...
— Bon allez, à tout à l'heure !
—Oh, Philippine, attends.
— Quoi ?
— Je t'aime.
Sans avoir eu le temps de lui répondre, il me raccroche au nez certainement tout content de m'avoir coupée avant.
Celui-là, je vous jure.
« Je pars du boulot, à tout de suite, j'ai hâte »
Alors que la pluie se calme enfin à l'extérieur, un orage fait rage dans mon cœur. Un doute. Une intuition.
Un sentiment.
Continuant de m'occuper l'esprit avec ce qu'il me reste à faire, je guette l'arrivée de la voiture d'Olivier.
Mais au bout de trois heures, elle n'est toujours pas là.
— Il serait dans les bouchons ?
Je regarde mon téléphone, alors posé sur la table basse du salon et tente de le joindre.
Ça ne répond pas. Sûrement occupé à conduire. Il doit se dire que je suis impatiente si je l'appelle. Ah, je déteste lui donner plus de raisons qu'il n'en faut pour prendre le dessus sur moi.
Il va encore en faire tout un cinéma.