Rayane encaissa la nouvelle et s'assit sur son lit. Elle frotta ses tempes ; la migraine la guettait, il ne manquait plus que ça. Elle avait quitté sa famille, elle avait quitté les Rêveurs et ne voulait plus être mêlée à tout ça. Et tout ceci était absurde ! Certes, les Rêveurs pouvaient se fondre dans l'esprit de n'importe quel dormeur, mais ils n'étaient que des spectateurs. Il leur était impossible de communiquer avec leur cible et encore moins de leur faire perdre l'esprit. Et avec Eli disparu, ce n'était vraiment pas le moment. Son cerveau tournait à mille à l'heure. Repartir chez elle ? Chez elle... La pensée lui fit inconsciemment lever les yeux au ciel. Elle devrait revoir sa mère, même si ce n'était que pour quelques jours, et l'image de sa figure austère et désapprobatrice, parfait reflet de celui de sa sœur, s'imposa dans son esprit. Elle releva les yeux vers Ester.
— Pourquoi t'es-tu déplacée jusqu'ici ? Pourquoi ne pas avoir laissé l'Ordre me rendre visite directement ?
— Je suppose que tu n'as pas envie que ton petit groupe d'amis découvre que tu ne viens pas du même milieu social qu'eux, n'est-ce pas ?
Rayane grimaça. Elle avait effectivement toujours essayé de garder ses origines secrètes ; elle savait que ses camarades poseraient sur elle un regard tout à fait différent s'ils apprenaient la vérité.
— Et tu vas me faire croire que ça t'importe que je sois découverte ? Non, ça ne te ressemble pas, qu'est-ce que tu manigances ? Qu'est-ce que vous manigancez ?
Ester baissa les yeux et sembla hésiter sur la manière de formuler sa réponse.
— Personne ne sait que tu es partie.
— Comment ça ? Personne n'a remarqué que la deuxième enfant de la famille a disparu depuis huit ans ?
— C'est-à-dire... Mère a prétendu que tu avais rejoint les Initiés.
Rayane ouvrit la bouche avec incrédulité. Elle se leva et s'approcha de sa sœur.
— Qu'est-ce que c'est que ces histoires, Ester ? Moi, intégrer un groupe d'ahuris qui vénèrent une espèce de folle lobotomisée ? Qui a pu avaler ça ?
Sa sœur s'apprêta à répondre, mais elle la stoppa d'un geste de la main.
— Et puis je m'en fiche de tout ça, ce n'est plus mon problème, je suis partie et je refuse de retourner dans cette spirale infernale. Les mensonges de mère, les Rêveurs, toute cette hypocrisie, j'en ai eu assez ! Débrouille-toi toute seule.
— Parce que tu penses vraiment que tu as le choix, Aurore ? répondit Ester, dont le calme commençait à se fissurer. Tu es partie, et tu nous as laissés dans la honte de ton départ, honte de ton comportement d'enfant égoïste. Je t'assure que nous aurions tous bien voulu oublier ton existence, nous avons fait de notre mieux pour y parvenir, et ne me regarde pas comme ça, toi tu as visiblement bien réussi. Mais malheureusement, aujourd'hui aucune de nous n'a le choix. Si tu ne viens pas, tu nous mets tous dans l'embarras, toi y comprise. Tu as juste à te forcer quelques jours et ensuite tu pourras repartir à ta petite vie et nous continuerons à nous ignorer comme nous l'avons si bien fait ces dernières années.
Le silence retomba. Les deux sœurs se dévisagèrent. Rayane bouillonnait. Et savoir qu'Ester avait raison ne faisait qu'accroître son exaspération. Elle ne voulait pas risquer d'être découverte ici. Elle avait fait tout son possible pour laisser son ancienne identité derrière elle et refusait que tout soit réduit à néant pour une idiotie pareille. Quelle histoire ridicule ! Quelques jours... Juste quelques jours et elle pourrait de nouveau tout oublier et retourner chez elle.
Un coup sur la porte brisa le silence. Rayane jura et la déverrouilla avec hargne. C'était la même jeune fille qui marqua un temps d'arrêt en voyant la mine contrariée de son aînée.
— Rayane... Euh, c'est Eli, il est revenu, il est avec Khairul, il m'a dit de venir te...
Rayane ne la laissa pas finir et sortit de sa chambre en trombe, forçant l'apprentie à faire un bond pour s'écarter. Elle se hâta jusqu'à la loge de son collègue et ouvrit la porte sans préambule.
Le jeune garçon affichait une moue boudeuse, sûrement se faisait-il déjà réprimander par Khairul, l'avaleur de sabres. L'homme était une montagne de muscles de près de deux mètres. Ses bras étaient couverts de tatouages colorés qui remontaient jusqu'à ses omoplates et il affichait un crâne lisse comme un miroir. Ses oreilles étaient percées à de multiples endroits et il portait une barbe courte qu'il s'amusait à teindre selon son humeur. Ce physique atypique et imposant, délibérément travaillé, avait de quoi intimider jusqu'aux plus braves des hommes.
Aussi apeuré que puisse être Eli face au colosse, ce ne fut rien en comparaison de sa réaction lorsqu'il aperçut Rayane entrer brusquement dans la petite pièce. Ses yeux s'écarquillèrent et sa bouche s'ouvrit en une grimace qui aurait pu être comique si l'ensemble de son visage n'exprimait pas autant de panique. Il porta instinctivement ses bras autour de sa tête, s'attendant à recevoir une claque monumentale. Rayane fonça sur lui et l'agrippa par le col.
— Bon sang, mais où est-ce que tu étais passé ?
Elle le secoua et dégagea les bras qui le cachaient. Il était recouvert de terre et de crasse, une vilaine entaille sanguinolente lui barrait l'arcade sourcilière et il affichait un nombre incalculable d'égratignures. Elle tourna son visage dans tous les sens et examina chacun de ses coups.
— Rayane, arrête ! Ça suffit !
Il la repoussa d'un geste.
— Je suis plus un gamin !
Il lui jeta un regard de défi, mais toujours teinté d'appréhension, peu sûr de la réaction de la jeune femme.
— Vraiment ? Alors, arrête d'agir comme un sale gosse ! Tu te rends compte qu'on t'a cherché partout ?
— Je sais... J'avais pas prévu de partir si longtemps.
Il fixa ses pieds et se tortilla. Ses mèches blondes sales lui tombèrent sur le visage.
— Dans quelle galère t'es-tu encore fourré cette fois-ci ?
— C'est rien, répondit-il en haussant les épaules, c'est juste Jared...
À l'évocation du nom de son ami, Rayane poussa un râle de frustration. Jared était un autre enfant des rues qui avait le don de toujours s'attirer des ennuis. Du haut de ses seize ans, soit deux ans de plus qu'Eli, il s'était imposé comme chef d'un petit groupe de voleurs. Même si de l'avis de l'acrobate, il était de loin le plus crétin du lot.
— Mais il avait raison ! On a pu voler plein de...
Rayane le coupa d'un geste de la main.
— Je me fiche de ce que tu as volé et je me moque des idées de Jared. Tu sais très bien combien de ses petits compagnons se sont retrouvés dans de sales situations, battus par les gardes, ou pire.
— Je suis plus rapide qu'eux, je suis plus m...
Rayane lui donna une claque qui le fit reculer.
— Tu es plus prétentieux, c'est tout ce que tu es !
Il se tint la joue et ses yeux s'embuèrent, mais il garda le silence. Rayane le fixa avec défi, s'attendant à ce qu'il réplique. Elle sursauta lorsqu'elle sentit la grande main de Khairul se poser sur son épaule.
— Je te laisse avec le petit, ne sois pas trop dure.
Il lui fit un clin d'œil et sortit de sa chambre. Rayane reporta son attention sur le jeune garçon resté immobile, les mâchoires serrées. Elle tenta de se calmer.
— Tu sais ce que tu risques si cette histoire remonte jusqu'à la directrice : tu seras chassé de la troupe. Je suis consciente que ce n'est pas toujours facile ici quand on débute, crois-moi, je le sais mieux que personne. Mais la rue... Enfin Eli, tu as une réelle chance ici et Mathias n'arrête pas de me dire que tu fais d'énormes progrès.
— Je sais bien...
— Alors pourquoi continues-tu de faire ça ?
Eli garda la tête baissée et haussa les épaules, silencieux. Rayane souffla. Elle désigna un sac aux pieds du jeune garçon.
— C'est ton butin ?
Il hocha la tête.
— Bien, je le prends, ça te servira de leçon.
Eli ouvrit la bouche pour protester puis se ravisa.
— Et va te laver, tu sens comme si tu avais passé les derniers jours à te rouler dans les égouts.
Il hésita, puis traîna des pieds jusqu'à la porte, abattu. Rayane se laissa tomber sur le lit de Khairul et poussa un long soupir. Au moins, il était en vie et à peu près indemne. Il semblait aussi moins prompt à lui répondre et avait l'air de se rendre compte des problèmes qu'il avait pu créer. Bien, c'était signe qu'il grandissait. Il lui faudrait encore le garder à l'œil et elle souhaitait lui parler à nouveau quand ses nerfs se seraient calmés. Elle se souvint alors que sa sœur l'attendait toujours dans sa chambre et se leva précipitamment.
— Excuse-moi, dit-elle en entrant dans la loge.
Ester n'avait pas bougé. Elle lui jeta un regard de reproche.
— « Rayane » ? C'est comme ça que tu te fais appeler ?
— Oui.
— Bien, Rayane, alors, quelle est ta décision ?
— Je crois que je n'ai pas vraiment le choix, non ? J'ai besoin d'informer ma directrice de mon départ. Où est-ce que je peux te retrouver ?
Après avoir noté les indications d'Ester, Rayane la reconduisit jusqu'à l'entrée du chapiteau, où une diligence l'attendait.
— Essaie de ne pas arriver trop tard.
— Je serai là demain matin au plus tôt, ne t'en fais pas.
Ester hocha la tête et les deux sœurs se quittèrent sans plus de cérémonie.
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