« Mu, j'ai quelque chose à te demander.
Ma phrase l'effraye visiblement, je précise donc :
— Quelque chose de positif.
Ce qui ne le rassure pas. Bah, j'aurais tenté.
Il me fait entrer précipitamment dans son bureau et s'installe derrière l'immense meuble qui lui sert moins à écrire qu'à impressionner son public. Immédiatement je le vois se détendre. Chacun son truc. Il me fait son sourire le plus commercial, comme toujours lorsque je lui réclame quelque chose, et me demande :
— Alors, Chrome, qu'est-ce que tu voulais me demander ?
— Je veux entamer une relation de couple.
— Pardon ?
— Je veux entamer une relation de couple. L'UFIT veille à ce que ses pilotes n'aient ce genre de relations qu'avec des gens capables de les soutenir mentalement et émotionnellement. Je te demande donc de me trouver quelqu'un comme ça.
Il n'arrive même plus à parler. J'attends qu'il se remette de sa surprise. Ce genre de choses relèvent de sa compétence, normalement, mais c'est vrai qu'il est rare qu'un pilote qui n'a jamais montré le moindre intérêt pour le sexe fasse une réclamation au bout de dix ans. Non, c'est plutôt lorsque les managers voient les pilotes, souvent les plus jeunes, commencer à roder autour des personnes qui ont éveillé leur appétit qu'ils prennent généralement les choses en main et les guident gentiment mais fermement vers l'agence de rencontre appropriée. Les autres, ils ne s'en préoccupent pas. Les relations interdites comme celle de Copper leur passent donc sous le nez. Pour ma part, je veux faire les choses dans les règles. Et je sais que j'ai besoin d'aide pour trouver le partenaire adéquat.
Mu finit par se remettre de son émotion :
— Mais, Chrome... tu y as bien réfléchis ? Pourquoi tout d'un coup ?
— C'est une expérience qui me manque et je veux l'offrir à Chrome.
— Mais tu sais à quel point c'est risqué... Surtout pour quelqu'un comme toi...
— Comment ça, quelqu'un comme moi ?
— Et bien, tu es... spécial...
— Je suis le meilleur et le plus expérimenté des pilotes de l'UFIT. Mes capacités sont excellentes. Je me pense apte à gérer une relation et à ne pas en être affecté négativement.
— Oui, mais tu n'es pas très... sociable...
— Je ne vois pas le rapport.
— Disons que tu n'es pas très doué avec les humains.
— Tu penses que personne ne voudra de moi ?
— Ah, non, non, ça ça ne sera pas un soucis... Comme tu l'as dit, tu es le meilleur pilote actuel de l'UFIT ! Et physiquement tu... Enfin bon, ce que je veux dire, c'est qu'il va quand même falloir trouver une femme très patiente, très dévouée, qui puisse accepter tes... convictions, concernant ton mecha.
— Je préfèrerais un homme.
— Ah bon ?
Je ne vois pas ce qui le surprend. L'homosexualité est bien plus répandue parmi les pilotes que dans la population civile de référence — 50% contre 5 à 10%, et je ne compte même pas les bisexuels. C'est un sujet que le service com de l'UFIT n'aborde pas, pour des raisons politiques, et sans doute aussi parce qu'ils ne savent absolument pas ce qui cause ce décalage. Le sexe fait parti des nombreux tabous qu'ils acceptent officieusement, si pour son équilibre le pilote semble en avoir besoin, tout en veillant à ce que le public n'en sache rien, tandis que ce même public est encouragé à imaginer des choses qui elles sont réellement interdites. Quel est le sens de tout ça ? La distraction générale ? Y a-t-il seulement un sens ?
Quoi qu'il en soit, mon cas est banal. Et, en dehors du genre, je ne vois rien d'intéressant dans le profil qu'il me décrit, je précise donc :
— Je n'ai pas de préférence pour le physique du moment qu'il est en bonne santé. Je ne veux pas quelqu'un de patient et surtout pas de passif. Au contraire. Je veux qu'il soit très vivant.
— Heu... Oui, vivant, ce n'est pas vraiment le point qui devrait poser problème...
— Tu ne comprends pas. Je veux dire : plein de vie. Exalté. Fort. Je ne veux pas qu'il me soutienne. Je veux qu'il m'apporte ce que je ne suis pas.
— Charismatique ?
— Par exemple.
— Très viril ? Ou plutôt drama-queen ?
— Aucune importance. Passionné.
— Hum... c'est plutôt flou, comme demande.
— Au contraire, je sais exactement ce que je veux.
— Et ce n'est pas vraiment raisonnable, comme profil. Tu sais qu'en tant que pilote, et tout particulièrement en tant que chef d'escadron, tu dois privilégier la stabilité avant tout.
— Je ne demande pas quelqu'un d'hystérique. Mais il me faut quelqu'un qui ait de la personnalité. Sinon, ça ne sert à rien. Je ne veux pas un prostitué qui dirait oui à tout et essaierait de me divertir en débitant des anecdotes la chaine.
Il se frotte les yeux, soulevant au passage ses petites lunettes. À voir son visage, j'ai l'impression que je viens de lui rajouter dix ans. Je lui laisse le temps d'intégrer toutes ces informations. Il a du mal à me comprendre, mais il essaye. De mon coté, je tente de me montrer patient. C'est comme ça que ça marche.
— Bien," conclut Mu. "Visiblement tu as bien réfléchi à la question. Personnellement, je n'aurais pas pensé qu'une relation te soit profitable, surtout alors que tu as de plus en plus de mal à supporter les gens autour toi, et même à dormir dans un lit. Mais je ne rejette pas l'idée, au contraire, ça pourrait t'aider à retrouver tes marques, ton ancrage dans le quotidien. Je vais te prendre rendez-vous chez le psy pour un check-up complet, et s'il valide ta proposition on ira à l'agence matrimoniale de l'UFIT essayer de trouver ta perle rare. Ça te convient ?
— Parfaitement. Et merci. Tu es un bon manager, Mu. »
Il m'offre un sourire fatigué. Il ne va pas durer longtemps à ce poste, mais je lui suis reconnaissant de faire de son mieux.
Je n'ai pas trop de mal à faire accepter l'idée par la psy. Par contre, la conseillère de l'agence me trouve difficile. Pour ma part, je pense que nos difficultés à nous comprendre viennent de sa propre stupidité.
Pourquoi tout le monde tient-il tant que ça à me coller avec quelqu'un aussi prévisible qu'ennuyeux, mortellement enfoncé dans des routines assommantes, qui n'a rien à m'apprendre ni à me faire ressentir ? Les trois premiers hommes qu'on m'a présenté avaient beau avoir des physiques différents, mentalement c'était des clones. Visiblement c'est nécessaire pour être sélectionné en tant que partenaire potentiel d'un pilote.
J'en suis à mon quatrième rendez-vous. Ça fait un mois que ma quête a commencé. Au moins, ça m'occupe l'esprit, et au grand soulagement de Mu, je ne trouve pas l'exercice stressant. Jusqu'à présent, je suis plutôt conforté dans mes convictions sur ce qui est important et ce qui ne l'est pas chez mon futur compagnon. J'en parle longuement à Chrome. Et parfois même à Copper, qui m'encourage beaucoup.
Son exemple en lui-même est encourageant. Le Copper a très bien accepté son petit ami, qui de son coté accepte plutôt bien la relation fusionnelle qui existe entre un pilote et un mecha. Copper m'a dit qu'il avait même une figurine du Copper dans sa chambre. Bref, il est certain que son bien-aimé aime son mecha comme une moitié de lui-même, et que son mecha s'enrichit de tout ce que cet humain supplémentaire peut lui apporter de force et de confiance en lui. Donc, c'est possible. Alors de mon coté, je m'accroche.
Celui d'aujourd'hui ressemble à n'importe quel type né dans l'argent. Un costume impeccablement coupé, des cheveux teintés d'un gris sombre irisé de reflets bleus. Quelques mèches volontairement trop longues qui lui balaient le visage. Des lunettes aux fines montures noires encadrant parfaitement ses yeux bleus légèrement en amande. Naturellement mince, même si le costume donne une illusion d'épaules carrées. Pommettes saillantes et peau dorée. Dans ce savant mélange de naturel et d'artificiel, il est ethniquement difficile à situer, même si son nom et son statut ne trompent pas. Landon Lloyd. Un fils de riche industriel lié à l'UFIT. Vingt-cinq ans, tout juste sorti de ses études, parachuté à la tête d'une des branches mineures de la holding familiale, probablement le temps qu'il fasse ses preuves. Ce qui implique qu'il aurait peu de temps et d'énergie à me consacrer. Mais je ne compte pas lui en demander beaucoup, ça ne devrait donc pas poser de problème.
Ce qui me gêne dans ce premier contact, c'est que Landon est lisse. Je n'arrive pas à distinguer quoi que ce soit de son caractère derrière son sourire de façade. On peut critiquer tant qu'on veut les réflexes militaires que nous les pilotes avons assimilés depuis l'académie des cadets, mais ce n'est rien comparé aux écoles privées qui formatent l'élite des civils. Ils sont tous customisés d'une manière différente. Mais ils disent tous la même chose et de la même manière.
Nous sommes dans le restaurant panoramique de la Tour et nous prenons place rapidement. Il prend le temps de faire un commentaire banal sur la vue, tandis que je le scrute. La vue je la connais, et elle ne vaut pas ce qu'on peut voir en vol. Tandis que Landon m'agace déjà, à me cacher ce que j'ai besoin de savoir de lui.
Nous nous connaissons l'un l'autre par nos dossiers respectifs, et c'est normalement ce qui doit nous aider à entamer la conversation. Personnellement, je préfère commencer par ce qui ne s'y trouve pas et poser directement la question : "Qu'as-tu à m'apporter ?". Mais Mu m'a fortement déconseillé ce genre de question frontale. Apparemment mieux vaut laisser un peu de bavardage inutile créer un premier lien. Mu gère très correctement ses relations à la fois avec son épouse et ses deux maîtresses, je peux donc me fier à son expérience.
Landon me dit :
« Je suis flatté d'avoir l'occasion de diner en tête à tête avec un pilote.
Suis-je censé répondre que je suis flatté aussi ? Il n'est qu'un civil. Mais beau, jeune et riche. Quelle est l'équivalence ? Je tente un :
— Ça me fait plaisir aussi.
— J'imagine que je ne suis pas le premier candidat que vous rencontrez ? C'est une occasion si rare...
— Exact.
Cet échange non-informatif me lasse déjà. Recueillir des renseignements sur une personne sans poser de question est une pratique sociale ridicule. Je lui demande :
— Parlez-moi de vous. De ce qui n'est pas dans votre dossier. Ce qui vous anime. Ce qui vous a forgé.
— Je... Et bien, c'est une question un peu délicate de but en blanc...
Mu avait raison.
— Alors, posez-moi des questions. Parler doit servir à quelque chose.
— Très bien... Heu... et bien, forcément, je me demandais ce que vous recherchiez dans une relation ?
— Un compagnon qui enrichira l'expérience de mon mecha.
— Ah. Heu. D'accord. Et... et on est censé faire ça comment ?
— En complétant ma propre expérience de vie.
— Je... j'avoue que ça ne m'aide pas.
— Ce n'est pas grave. Soyez juste naturel. Moi je sais ce que je cherche.
— Très bien.
Et évidemment, juste après avoir accepté, il se tait. Je lui laisse du temps pour décider de sa stratégie. Bien que je lui ai demandé de rester naturel, il n'ose pas encore le faire. Après coup, je suppose que c'est à ça que sert le fameux premier lien dont parlait Mu : mettre l'autre suffisamment en confiance pour qu'il accepte de se livrer à quelqu'un qui le juge ouvertement. J'y ferais plus attention la prochaine fois.
Pour l'instant, il est assez fébrile et se plonge dans le menu, ou plutôt se cache derrière. Je n'arrive pas l'examiner correctement. Je sais que ça ne se fait pas, aussi je me retiens de lui agripper le menton pour le faire enfin se tenir droit et voir à quoi ressemblerait le résultat.
Je lui demande :
— Je vous impressionne ?
Ça le surprend. Les gens sont toujours surpris quand on leur réclame une information sur leur ressenti. Alors que s'ils ne l'expriment pas ou le cachent en parti, on ne peut pas être sûr, donc poser la question est un moyen efficace de savoir à quoi s'en tenir. Et personne le fait. Pas étonnant que les gens ne se comprennent pas : ils se complaisent dans l'incertitude.
Et là, il réfléchit à sa réponse. Au moins il a levé les yeux vers moi.
— Et bien... je dois bien avouer que oui," me dit-il avec un léger rire.
Bien, il commence à être sincère. On avance.
— Vous vous y ferez vite. C'est une question d'habitude.
Il semble un peu décontenancé, mais me sourit gentiment. Avant de laisser une fois de plus son regard glisser au loin.