Rimbaud et Lolita

By OhMyLonelyMonster

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La disparition de la jeune Nola Kellergan, tout le monde l'a oubliée, à Aurora. Ça se comprend, l'affaire rem... More

blurb
disclaimer
prologue
un // mouettes
deux // carottes
trois // cafés
quatre // équation
cinq // pluie
six // boîte
sept // monstre
huit // amertume
neuf // photographie
petit mot de l'auteure
dix // médisances
onze // vérité
douze // vengeance
treize // maison
quatorze // millard
quinze // lâche
seize // bébé
dix-sept // point de non-retour
dix-huit // embarras
dix-neuf // fantôme
vingt // corps
vingt-et-un // inopiné
vingt-deux // parias
vingt-trois // mère
bonus // océan mer
vingt-quatre // colère
vingt-cinq // winston
vingt-six // manuscrit
vingt-sept // sweet sixteen
vingt-huit // pénultième (1)
vingt-huit // pénultième (2)
vingt-neuf // glas
trente // rideau
trente-et-un // calamité
trente-deux // adieux
trente-trois // magouilles
trente-quatre // canada
trente-cinq // déchéance
trente-six // twitter
trente-sept // alma
trente-huit // retrouvailles
bonus // montages photos
trente-neuf // règle d'or
quarante // dorian gray (1)
épilogue
the end...or is it?
des mouettes et des hommes

quarante // dorian gray (2)

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By OhMyLonelyMonster

I'm so desperate just to see your face
Meet me in this broken place
Without You, Ashes Remain

À l'extérieur, sa silhouette mal éclairée par la lumière nue et fatiguée des réverbères, Marcus enfouit sa tête dans le col de son manteau et frotta ses mains l'une contre l'autre. Par réflexe, il ouvrit la bouche, et de la buée en sortit.

Aussitôt, il regretta de n'être pas resté bien au chaud, dans le hall d'entrée. Hélas, il était trop tard pour faire marche arrière, Harry s'éloignait déjà de l'imposante infrastructure du Centaur Theater.

Les mains dans les poches, Marcus le rejoignit d'un pas leste. Lorsqu'il arriva à sa hauteur, Harry enfilait ses gants en cuir, sans se presser. Côte à côte, les deux hommes remontèrent la rue Saint-François-Xavier sans prononcer le moindre mot. Comme si ni l'un ni l'autre ne savait par où commencer. Venait seul interrompre le fil de leurs pensées le bruit sonore de leurs bottes, qui crissaient sur l'épais tapis de neige souillé par les empreintes des passants avant eux. Aux alentours, la clameur montréalaise ronronnait.

— C'est encore loin? demanda Marcus, qui ne s'habituait décidément pas à l'hiver canadien.

Harry se tourna vers lui. Un sourire amusé jouait sur ses lèvres. Marcus fronça les sourcils.

— Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça?

— J'avais oublié à quel point tu pouvais être impatient, parfois.

Marcus roula les yeux.

— Je ne suis pas impatient, articula-t-il.

— Hum, hum.

Même si Harry regardait droit devant lui, Marcus put clairement voir que l'autre homme se retenait de ne pas lui rire au nez alors que, très franchement, il n'y avait rien de drôle. En tout cas, de son point de vue.

Il aurait voulu ajouter qu'il était tout simplement frigorifié, comme le serait toute personne saine d'esprit, sauf qu'il savait que Harry le traiterait de mauviette juste pour le plaisir de l'embarrasser. Alors, il répliqua :

— Tu sauras que je connais des personnes beaucoup plus impatientes que moi. Daisy, par exemple.

En une seconde, Harry perdit son sourire. Ses yeux, qui luisaient de malice, s'assombrirent.

— Daisy... La dernière fois que je lui ai parlé, c'était au téléphone, avoua-t-il, plus pour lui-même que pour Marcus. Elle voulait savoir où tu étais passé. C'était le lendemain de...

Il n'acheva pas sa phrase. Il n'en avait pas besoin. Marcus hocha la tête, sans prononcer le moindre mot, de peur de déranger le fil de ses pensées. Si Harry souhaitait se confier, il lui semblait naturel de l'écouter, et ce, même après tout ce temps. Ça faisait partie des choses qui ne changeraient jamais entre eux, semblait-il.

— Je ne lui ai jamais annoncé que je partais d'Aurora, poursuivit Harry. Elle n'avait que seize ans, elle n'a pas dû comprendre ce qui se passait.

— À seize ans, on n'est plus un enfant.

Harry expira bruyamment, et de la buée s'échappa de sa bouche à peine voilée par son écharpe.

— Tout de même, j'aurais pu... Je ne sais pas. Tenter de lui expliquer la situation?

Marcus aurait cru souffrir de se rappeler à quel point il s'était comporté lui aussi comme le dernier des lâches envers Daisy en se barrant du jour au lendemain, mais à son grand étonnement, il déclara d'une voix posée :

— Nous possédons bien des qualités, mais je crains que le courage n'en fasse pas partie...

Il se tut et jeta un regard contrit à Harry qui, lui, l'observait avec de grands yeux étonnés.

— Alors, toi non plus, tu...

Il secoua la tête, se reprit :

— J'aurais cru que toi, tu serais resté en contact avec elle. Elle t'appréciait beaucoup, tu sais.

— Elle t'appréciait tout autant, Harry.

— Hélas, soupira le vieil homme d'une voix tragique, j'ai peur qu'il ne soit trop tard pour réparer les pots cassés.

Marcus roula les yeux. Béatrice avait raison : Harry était réellement friand des discours grandiloquents, c'en était presque comique. Mais tout aussi pompeuse que soit sa façon de s'exprimer, Marcus décela dans sa voix toute sa peine, tous ses remords.

— Il n'est jamais trop tard pour quoi que ce soit, Harry. Combien de fois devrai-je te le répéter? Si ça peut te rassurer, elle ne te hait pas. Je pense qu'elle est simplement déçue, comme elle l'a été avec moi.

— Comme elle l'a été avec toi? répéta Harry, tout étonné. Elle ne t'en veut plus?

Marcus secoua la tête.

— Nous nous sommes revus cet été. Nous avons pu nous expliquer et... (il esquissa un sourire) tourner la page, comme on dit.

Un long silence suivit ses paroles, et c'est avec beaucoup d'hésitation que Harry s'enquit :

— Comment va-t-elle?

— Très bien. Elle vit à New York, désormais, et puisque ses études ne lui plaisaient pas, elle a tout abandonné. Faute de mieux, elle travaille en ce moment chez Starbucks.

Harry poussa un grognement désapprobateur. Marcus le savait, il avait toujours accordé une grande importance aux études supérieures, sans doute parce que presque la totalité de sa famille avait été à l'université, à commencer par son père, médecin émérite. Il n'était donc pas surprenant qu'il voie d'un mauvais œil le choix de Daisy de renoncer à la fac.

Non sans amertume, Harry avoua :

— Je ne sais pas quand je rentrerai au pays, alors... Tu pourrais lui dire de ma part que je suis désolé d'être parti de la sorte?

— Tu pourras le lui dire toi-même. Figure-toi qu'elle m'a accompagné à Montréal. Alma aussi. Elles souhaitaient toutes les deux assister à la pièce de ta cousine, elles n'ont cessé de m'en rebattre les oreilles, ces derniers mois. Les origines du mal par-ci, Les origines du mal par-là... Ah, là, là!

Marcus roula les yeux au souvenir des deux jeunes femmes qui, dès qu'ils se réunissaient quelque part tous les trois, trouvaient un prétexte pour parler de la pièce à venir. Secrètement, il en était certain, elles étaient ravies d'y assister pour la deuxième fois ce soir.

Au lieu de sourire comme il s'y attendait, Harry fronça les sourcils et le dévisagea comme si une seconde tête venait de lui pousser.

— Attends, Alma? Qui est Alma?

— Alma, c'est...

Marcus s'interrompit. Évidemment, si Harry avait lui aussi coupé les ponts avec les deux jeunes gens et qu'il n'avait pas cherché depuis à leur parler, il ignorait encore qu'Aldous était entre-temps devenu Alma.

Parce qu'il ne voyait aucune raison de garder davantage le secret — qui par ailleurs n'en était plus vraiment un —, il songea un bref instant à tout lui révéler avant de se raviser : ce n'était pas à lui de le faire. C'était à Alma de se confier à Harry, si elle le souhaitait bien entendu.

Il se reprit avec un petit sourire :

— C'est la petite amie de Daisy.

Harry ouvrit la bouche, sans doute pour protester (car il fallait être sot pour ne pas avoir vu que Marcus lui cachait quelque chose), mais le jeune homme l'en empêcha en enchaînant, enthousiaste :

— Peux-tu croire que notre Daisy est en couple?

Attendri, Harry sourit à son tour.

— Daisy et Alma, Alma et Daisy... Oui, ça sonne plutôt bien, commenta-t-il.

Marcus opina du chef. À les entendre, on aurait dit qu'il s'agissait de leur propre fille. Ils ne l'avaient connue qu'à ses quinze ans et n'avaient pas été là pour elle ces deux dernières années, et pourtant, les deux hommes éprouvaient encore aujourd'hui une profonde affection envers la petite rousse.

Pour sa part, Marcus aurait bien souhaité pouvoir parler de Daisy pendant des heures, mais ils venaient de s'arrêter devant un petit café cosy et intime, de style old-fashioned. Marcus consulta l'autre homme du regard avant de le suivre à l'intérieur. Ils étaient enfin arrivés.

Seuls une demi-douzaine de clients occupaient les petites tables rondes, faiblement éclairées par des ampoules jaunes suspendues par de longs fils au plafond. Ils s'installèrent d'un commun accord à la table la plus éloignée de la porte d'entrée et du comptoir, histoire d'éviter que l'on n'entende toute leur discussion.

Marcus frotta vigoureusement ses mains l'une contre l'autre dans l'espoir de les réchauffer, et lorsque la serveuse aux cheveux poivre et sel vint prendre leurs commandes, il n'hésita pas à jeter son dévolu sur un chocolat chaud.

Il haussa les épaules devant la mine amusée de Harry; certes, il avait largement dépassé l'âge de boire pareille boisson, mais aux dernières nouvelles, ce n'était tout de même pas interdit aux personnes majeures...

Il fronça cependant les sourcils lorsque Harry commanda un café noir ainsi qu'un sandwich au poulet : comment pouvait-il avoir faim alors qu'ils s'apprêtaient à discuter de leur rupture, sujet sensible s'il en était? À moins que Marcus ait été le seul à avoir souffert de leur longue séparation?

Non, c'était impossible. D'ailleurs, le visage quelque peu émacié de l'homme en face de lui le prouvait. Ils s'étaient retrouvés il y avait moins d'une demi-heure et discutaient presque comme si de rien n'était, mais il ne fallait pas s'y tromper. Ce n'était qu'une question de temps — de minutes? de secondes? — avant que la conversation ne se dépouille de ses attraits factices et superficiels.

Ce ne fut que lorsque la serveuse revint avec leurs commandes que Marcus se décida à lancer le premier missile :

— Dis-moi, pourquoi avoir adapté Les origines du mal au théâtre?

À vrai dire, il se doutait de la réponse. Vu leur énorme campagne de publicité, il était évident que les créateurs de la pièce, à savoir les cousins Quebert, désiraient que le monde entier fût au courant de leur œuvre. Dans l'avion qui les avaient menés, Daisy, Alma et lui, à Montréal, il avait appris qu'une tournée européenne était même en cours de discussion.

Dans l'esprit de Marcus, la conclusion s'imposait d'elle-même : Harry, par le biais de cette pièce, cherchait à attirer son attention. Après tout, Les origines du mal était à la racine de leur séparation, alors pourquoi ne serait-ce pas par cette même histoire qu'ils renouent l'un avec l'autre? C'était un juste retour des choses.

Harry but une gorgée de son café avant de répondre :

— Tu dois déjà t'en douter, non?

Marcus fronça les sourcils, perdu dans ses pensées. Son pouce droit dessinait des arabesques sur l'anse de sa tasse bouillante. Lentement, et malgré lui, il sentit son visage se détendre et contre toute attente, il éclata de rire.

— Harry, tu réalises que tu aurais tout simplement pu m'envoyer un message au lieu de te donner toute cette peine?

Mais Harry, lui, n'avait pas le cœur à rire. Son sandwich à la main, il gesticulait et dardait sur lui son regard plein d'ironie.

— Bien sûr, et tu m'aurais répondu en me faisant la bouche en cœur, c'est ça? Et encore, m'aurais-tu seulement répondu? Je ne pense pas.

— Donc, tu as préparé toute une pièce de théâtre dans le seul but de m'appâter? C'est absurde, j'aurais très bien pu ne pas me pointer.

Harry avala la bouchée de son sandwich qu'il mastiquait et s'exclama :

— Mais justement, tu ne comprends pas? Le choix t'appartenait. En montant cette pièce, je souhaitais que tu comprennes le message et qu'après tout ce que tu sais désormais sur moi, tu acceptes de me revoir, ne serait-ce qu'une fois. C'était à toi de décider, Marcus.

Ses lèvres tressaillirent à la commissure.

— Après deux semaines à t'attendre, je commençais un peu à désespérer.

Cette fois, il lui offrit un large sourire, ses yeux brillaient. Comme autrefois.

Marcus baissa les siens sur son chocolat, si chaud que de la vapeur s'échappait de la tasse. Si Harry avait cherché à renouer avec lui grâce aux Origines du mal, c'était vraisemblablement parce qu'il croyait pouvoir reprendre leur histoire là où ils l'avaient laissée deux ans plus tôt.

Dans de telles conditions, comment pourrait-il lui annoncer qu'il voulait simplement avoir une bonne discussion avec lui afin de pouvoir passer à autre chose, et rien de plus? N'était-ce pas cruel de sa part? Béatrice Quebert avait insinué qu'il cherchait à donner de faux espoirs à son cousin. Était-il possible que la vieille harpie n'ait pas tout à fait tort?

— J'ai failli ne pas venir au théâtre ce soir, avoua-t-il finalement, à mi-voix. Mais Daisy et Alma ont insisté... enfin, surtout Daisy... et j'ai fini par craquer.

— Que Dieu bénisse cette chère petite!

Marcus se retint de sourire, il sentait que derrière l'ironie grinçante de Harry se cachait une réelle reconnaissance envers « cette chère petite ». Même si elle leur avait causé bien des soucis, notamment en racontant à tout le monde qu'ils étaient en couple alors qu'il aurait mieux fallu garder le secret, c'était elle qui avait en quelque sorte provoqué leurs retrouvailles de ce soir.

— Sérieusement, Harry... Tu m'attends vraiment depuis deux semaines? demanda-t-il à mi-voix.

L'homme en face de lui acquiesça de la tête.

— Chaque soir, jusqu'à ces derniers jours, j'ai assisté à la pièce. Chaque soir, je me suis mis sur mon 31, me suis assis sur le même siège. Chaque soir, j'ai parcouru la foule des yeux, ai attendu que le rideau se lève. Je t'ai attendu, toi.

Marcus sourit, ému mais aussi amusé. C'était plus fort que lui, à ces paroles, il ne pouvait s'empêcher de penser à Dorian Gray, l'antihéros de l'unique roman d'Oscar Wilde. Lui aussi se rendait chaque soir au théâtre afin de pouvoir y admirer l'élue de son cœur. Lui aussi cachait sa véritable personnalité, laide et cupide, sous le couvert de son charisme et de son élégance.

Il songea alors à la laideur intérieure et à la cupidité de Harry. Malgré tout son dévouement, toute son affabilité envers lui, il demeurait impulsif et — n'ayons pas peur des mots — dangereux. N'avait-il pas tenté de l'étrangler? Ne s'était-il pas approprié le manuscrit d'un mort? Seul un homme dépourvu de sens moral pouvait s'abaisser à commettre pareilles abjections, de cela Marcus était certain.

Il s'éclaircit la voix.

— Mais pourquoi es-tu parti d'Aurora, pour commencer?

Il devait admettre qu'il se posait sérieusement la question depuis qu'il avait deviné que Harry se terrait à Montréal. Goose Cove était son chez-soi, l'était depuis une bonne trentaine d'années. Il n'avait eu aucune raison de s'en aller.

Les poings serrés, Harry le détrompa :

— Parce que la police voulait ma peau, voilà pourquoi.

Brièvement, il lui raconta ses déboires avec Travis Dawn qui, au final, l'avait laissé partir tout en assurant ses arrières. Marcus l'écouta avec stupeur. Il n'aurait jamais cru le policier si corrompu.

— Pourquoi te montres-tu si surpris? renifla Harry, les yeux plissés. À ce que j'ai compris, c'est toi qui as demandé à Travis d'entamer des poursuites judiciaires contre moi.

Aussitôt, Marcus riposta :

— Quoi? Mais pas du tout!

Les deux hommes se toisèrent. Ils envisagèrent qu'il puisse s'agir d'une blague de très mauvais goût. Hélas, au bout d'un moment, il leur apparut clairement qu'ils étaient l'un comme l'autre plus que sérieux. Marcus n'avait jamais demandé à Travis de poursuivre Harry de l'avoir attaqué physiquement.

— Dans ce cas, pourquoi cet imbécile m'a-t-il menti? s'emporta Harry, les joues vermeilles de colère.

Marcus roula les yeux. À son avis, Harry se montrait bien culotté de reprocher à quiconque de lui avoir menti. Mais comme le lui faire remarquer ne les aiderait en rien, il préféra laisser tomber l'affaire.

— Je ne le sais pas, Harry, soupira-t-il. N'empêche que ça n'efface pas tes crimes. En fait, rien de ce que tu me diras ne les effacera, je tiens à ce que ce soit clair. (Il baissa la voix.) Tu as volé le manuscrit d'un mort, tu as manqué de m'assassiner. Ne me regarde pas comme ça, tu sais que je dis la vérité.

Il savait qu'il ne mâchait pas ses mots, et sitôt qu'il les eut prononcés, Harry délaissa son café encore chaud et son sandwich à moitié entamé. Il s'affaissa aussi d'un coup sur sa chaise, comme une vulgaire poupée de chiffon. Les bras croisés, il regardait la table comme s'il s'eut agi de la septième merveille du monde.

— Je sais, Marcus, murmura-t-il, misérable. Je n'essaierai pas de me justifier, pas cette fois. Je ne ferais que m'enfoncer davantage. Je comprends que tu sois déçu de moi. Le contraire serait étonnant, voire malsain. Mais puis-je espérer... Puis-je oser espérer qu'un jour, tu me pardonnes?

Voilà enfin la question qu'il redoutait tant. Même après tout ce temps, il ignorait encore la réponse. Il regarda l'homme qui lui avait tant appris, qui lui avait servi de modèle et qu'il avait longtemps considéré comme l'une des personnes les plus importantes de sa vie, si ce n'était la plus importante de toutes. Cette même personne qui, comme un enfant pris en faute, le suppliait du regard de l'absoudre.

Et pourtant, quand bien même l'aurait-il voulu, il savait que ce n'était pas possible. Tout au fond de lui, il sentait que quelque chose s'était à jamais brisé entre Harry et lui. Quelque chose d'essentiel, de fondamental.

Oh, il l'aimait encore, là n'était pas la question. À vrai dire, il n'avait cessé de l'aimer malgré tout ce qu'ils avaient traversé ensemble. Et il ne parviendrait sans doute jamais à le rayer de sa mémoire. Mais ce n'était plus pareil. Dès le moment où il avait appris l'affreuse vérité, ce n'avait plus été pareil. Il s'en rendait compte maintenant.

— Penses-tu tout ce que tu me dis, Harry? Ou tu me balances tout cela parce que tu crois que c'est ce que j'ai envie d'entendre?

À sa grande surprise, sa voix était ferme. Presque froide.

— Bien sûr que je le pense! s'écria Harry, les paumes ouvertes. Si tu savais combien je regrette d'avoir volé ce manuscrit, de t'avoir blessé... Marcus, si tu me le demandais, j'abandonnerais mes livres, ma fortune, ma gloire — n'importe quoi, tu le comprends, ça?

Marcus s'empourpra sous le poids d'une telle déclaration. De toute sa vie, il en était persuadé, jamais homme ou femme ne l'avait aimé comme l'aimait Harry Quebert. Et jamais homme ou femme ne l'aimerait comme lui non plus. Après lui, il n'y aurait personne d'autre.

Avec un sourire bienveillant, il se pencha vers la table et couvrit la main de Harry de la sienne. Ils s'observèrent un moment encore, et Marcus faillit lui déclarer qu'il lui pardonnait, que c'était préférable d'oublier leurs erreurs passées et d'aller de l'avant. C'était à peu près ce discours que lui avaient tenu ses parents et ses amis, ces deux dernières années. Et ils avaient tous raison.

Hélas, c'était plus facile à dire qu'à faire. Le passé laissait des traces, certaines plus faciles à guérir que d'autres. Il résistait désormais à la tentation de boire plus que de raison et se confiait sans hésiter à Douglas si ses idées noires revenaient — en gros, il remontait tranquillement la pente —, mais il savait qu'il conserverait pendant encore de longues années les séquelles de sa dépression.

Et cela, il le savait, était entièrement de la faute de Harry.

C'était ironique. Et injuste. La plupart des gens passaient leur temps à chercher l'amour de leur vie alors que Marcus, à peine âgé de trente ans, avait déjà trouvé le sien. Et il devait y renoncer, du moins pour le moment, parce que cette soi-disant âme sœur lui avait fait plus de mal que n'importe qui avant elle.

Mais c'était pour le mieux, sans aucun doute.

Se concentrer sur son propre bonheur plutôt que de s'engager dans une relation qui aboutirait tôt ou tard dans un cul-de-sac et qui ferait souffrir autant l'autre que soi-même, n'était-ce pas la plus belle preuve d'amour qui soit?

— Tes mots me touchent beaucoup..., commença-t-il.

— Mais...?

Harry lui jeta un regard inquiet. En réponse, Marcus détacha à regret sa main de la sienne.

— Mais je ne peux oublier ce que tu as fait. Tu dois comprendre que tes choix ont eu de lourdes conséquences. Pas seulement sur moi, mais sur le monde entier. Tu n'as pas écrit Les origines du mal. Tu n'as été honnête avec personne. Pas même avec toi-même.

Il ne cherchait pas à remuer le couteau dans la plaie, seulement à lui faire réaliser toute l'ampleur de ses choix. Les avant-bras appuyés sur la table, Harry soupira :

— Je ne te demande pas d'oublier mes erreurs, Marcus. Seulement de me pardonner. Si je me suis confié à toi il y a deux ans, c'est parce que je te faisais assez confiance pour te mettre dans le secret. En trente-deux ans, tu étais le premier à qui j'en parlais.

— Et tu le regrettes? osa demander Marcus, le regard pénétrant.

Harry but une gorgée de son café, puis pianota sur la table pendant un moment, le regard perdu dans le vide.

— À la réflexion, non, déclara-t-il enfin. Je réalise à présent que tout aussi douloureux que ce fut de t'en parler, tu méritais de connaître le vrai Harry Quebert. Même s'il ne présente aucun intérêt pour personne.

Il s'esclaffait sans joie, et Marcus protesta :

— Je ne suis pas d'accord. Le vrai Harry Quebert est loyal, affectueux, attentionné, ouvert d'esprit, compréhensif...

Pour le convaincre, Marcus ajouta d'une voix ferme :

— Je te défends de dire ou même de sous-entendre qu'il est inintéressant.

Harry tenta un faible sourire.

— J'imagine que ça t'est égal si je m'excuse de nouveau?

Marcus poussa un long soupir.

— Non, mais ça ne change pas la donne. Comme je te l'ai dit, tu dois comprendre que tes gestes et tes paroles ont eu des répercussions sur un nombre incalculable de vies, à commencer par la mienne. Non seulement tu as volé un manuscrit, tu as essayé de m'étrangler le soir où tu m'as tout avoué. Ce n'est pas anodin. Tu aurais espéré que je réagisse d'une manière différente? Que je me montre indulgent envers toi? Soit. Mais ça ne justifie pas que tu t'en prennes à moi de cette manière.

Harry baissa de nouveau les yeux sur sa tasse, les lèvres tordues en une grimace. Encore un peu, et il se tortillerait sur sa chaise.

Marcus sentit une once de pitié adoucir son jugement, mais c'est tout de même avec fermeté qu'il concéda qu'avec du recul, il était heureux qu'il se soit confié à lui. Même si la vérité lui avait fait l'effet d'une douche froide, il savait mieux que quiconque qu'elle pouvait être libératrice.

— Et pourtant, avoua-il, même après deux ans, je peine encore à croire que le Harry Quebert que vénèrent des millions de lecteur dans le monde entier ne soit en fait qu'une supercherie. Tu comprends, du plus loin que je me rappelle, je t'ai toujours admiré.

Harry hocha la tête, sans piper mot. Son silence était sans équivoque : il comprenait.

— Alors, qu'est-ce que tu suggères? s'enquit-il d'une voix lasse.

Marcus prit une grande respiration avant de se lancer :

— Pour être honnête, je ne pense pas que dans l'immédiat, ce soit une bonne idée de reprendre les choses où on les a laissées. De l'eau a coulé sur les ponts, mais pas assez pour que je te pardonne complètement, j'en ai bien peur.

Harry soupira longuement, puis enfouit son visage ridé dans ses mains; il frotta ses yeux un moment avant de déclarer d'une voix fatiguée mais compréhensive :

— Après tout ce que tu m'as dit, je commençais à m'en douter. Mais soit, je respecte ta décision. C'est peut-être préférable que chacun de nous prenne le temps de panser ses propres blessures, chacun de son côté...

— Attends, je n'avais pas fini, l'interrompit doucement Marcus. Je ne veux pas qu'on se sépare de nouveau. Je voudrais rester en contact avec toi et pouvoir prendre de tes nouvelles à l'occasion. Et puis, je pense que ça ferait plaisir à Daisy... et dans une moindre mesure, à Alma également.

Sans doute trop interloqué par la tournure de la conversation, Harry demeura silencieux un moment, la bouche légèrement entrouverte. Voyant qu'il ne réagissait pas, Marcus ajouta d'une voix précipitée :

— À moins que tu ne veuilles pas? Je comprendrais que...

— Non, non, j'en serais très heureux! le coupa Harry avec un grand sourire.

Soulagé, Marcus lui sourit à son tour. À une table voisine à la leur, des éclats de rire attirèrent leur attention, et les deux amis observèrent en silence deux adolescentes se marrer devant leurs téléphones. À une autre table, une grand-mère et son petit-fils sirotaient leurs chocolats. Derrière eux, la vieille serveuse de tout à l'heure nettoyait le plancher. La vie continuait. Malgré tout.

💫

Miracle, déjà un nouveau chapitre! Hélas, c'était le dernier... mais il était plutôt long, celui-là!
J'ai pensé à écrire les retrouvailles entre Harry & Daisy (et Aldous/Alma), mais à mon sens, ça n'aurait rien ajouté « d'utile » au chapitre. Du coup, je résumerai le tout dans l'épilogue, ne vous en faites pas!
Sinon, à la base, j'avais prévu que Harry & Marcus (re)finissent ensemble, sauf que ça aurait été bien trop cliché et prévisible, non? 😏 Mais rien n'est perdu pour eux, ils sont de nouveau amis, au moins, et seul le temps (et l'épilogue) nous dira s'il y aura plus dans un futur proche... So stay tuned!

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