Je me suis installé entre Lawrence et Alison, près du feu. J'ai frissonné, mes vêtements n'étant pas suffisamment adaptés au climat. Quel idée de faire un feu de joie au beau milieu du mois d'avril, aussi ! Toute la bande était rassemblée dans la jardin d'Olivia, pour cette occasion. Pourtant, ce n'était pas comme s'il y avait quelque chose à célébrer. Nous avions donc fait un feu de joie comme ça, sans raison valable. À la base, notre bande n'avait tout simplement pas besoin d'excuse pour se retrouver.
— On joue à un jeu ! s'est exclamée Alison.
Nous l'avons tous dévisagée, peu enclin à sa proposition. Seule Olivia s'est forcée à sourire, histoire de faire plaisir à sa copine.
— Vérité ou conséquence, ça vous dit ?
Carter et Lawrence ont poussé d'énormes soupirs.
— Pitié, Alison ! a protesté Lawrence. On y joue tout le temps, à ce jeu débile.
Alison les a supplié du regard. Comme les gars semblaient être immunisés au regard ravageur de notre amie, cette-dernière a bien vite laisser tomber. Il ne lui manquait plus qu'une personne pour atteindre la majorité et ainsi nous forcer à jouer son jeu. J'ai tenté de me faire petit en me calant dans ma chaise, mais trop tard : Alison m'avait dans sa mire.
— Logan, ça te dit de jouer à vérité ou conséquence ?
— Non, dis non ! m'a supplié mon meilleur ami.
J'ai jeté un coup d'oeil à Alison qui me lançait son fameux regard de chien battu, puis j'ai observé Lawrence et Carter qui, les yeux écarquillés, me faisaient signe de refuser. J'ai serré les dents, la mâchoire contractée. Pourquoi étais-je toujours celui qui devait trancher ? Puis, je me suis souvenu de ce que Sacha m'avait dit : j'étais le pilier de mon groupe d'amis, j'étais celui sur qui on comptait pour prendre les décisions les plus réfléchies. Ça ne m'a jamais autant frappé qu'à ce moment-ci, alors qu'il était question de choisir si oui ou non, nous allions jouer à un jeu débile.
— Pourquoi pas ? ai-je tranché. Tant que les questions soient croustillantes.
Les garçons ont soupiré. Alison, elle, m'a serré contre elle, ravie.
— Traître ! s'est exclamé Carter.
— Que veux-tu ? a rétorqué Olivia. Logan ne peut pas résister à l'appel du drame.
J'ai levé les yeux au ciel.
— Qui veut commencer ?
Lawrence a immédiatement levé la main.
— Pour un gars qui ne voulait pas jouer à ce jeu, t'es drôlement enjoué, a fait remarquer Olivia.
— Oh, ça va.
Mon meilleur ami nous a observés un à un, comme s'il cherchait à trouver la meilleure victime potentielle. Il s'est arrêté sur Carter, les yeux plissés. Celui-ci a dégluti, appréhendant ce qui allait suivre.
— Vérité ou conséquence ?
— Vérité.
— Peureux, a lancé Lawrence.
Carter a levé les yeux au ciel.
— Quoi ? C'est vrai ! J'avais déjà prévu de te demander de te jeter dans la piscine.
— Mais on est en avril, idiot !
— Justement. Ça aurait pu être drôle.
— Viens-en à ta question, je t'en prie.
— As-tu déjà embrassé quelqu'un ?
— Oui.
Nous avons tous écarquillé les yeux simultanément. Les questions sont venus de toute part, bombardant Carter. Je détestais mettre la pression sur mes amis, mais là, c'était différent. Carter venait de nous avouer haut et fort qu'il avait déjà embrassé quelqu'un. Ça n'aurait pas du nous surprendre, après tout notre ami avait plutôt bonne réputation parmi nos camarades de classe. Ce n'était un secret pour personne : il était attirant. Mais c'était difficile de l'imaginer dans un quelconque début de relation, alors qu'il ne cessait de nous rabâcher les oreilles avec son « célibataire depuis la naissance ». Ce qu'il venait d'admettre avait l'effet d'une bombe sur notre petit groupe.
— Qui as-tu embrassé ?
— Quand est-ce arrivé ?
— C'est une fille ? Ou un gars ?
— Vous sortez ensemble ?
Carter a balayé nos questions d'un geste de la main.
— Je ne répondrai pas à vos questions, n'essayez même pas, d'accord ?
Difficile de cacher notre déception. Carter semblait prendre un malin plaisir à nous laisser sur notre faim, comme s'il adorait conserver son côté mystérieux. Après plusieurs années d'amitié, il y avait toutes sortes de choses que j'ignorais encore à son sujet. Je n'essayais pas de le pousser à m'en dire plus. Au fil du temps, j'avais compris qu'avec Carter White, il fallait être patient. Quand il allait être prêt à nous en dire plus sur sa vie privée, là seulement nous aurions droit à quelques détails. Carter n'était pas quelqu'un qu'on poussait à s'ouvrir. Il fallait qu'il le fasse de son plein gré, sinon c'était perdu d'avance.
Le regard de mon ami s'est posé sur celui d'Alison.
— Vérité ou conséquence ?
— T'as pas le courage de choisir conséquence, pas vrai, Ali ? l'a défiée Lawrence.
La concernée l'a dévisagé. Décidément mon meilleur ami s'était trompé sur le cas d'Alison. D'apparence douce et posée, l'asiatique embarquait pourtant dans tous les défis que nous lui imposions. En secret, les gars et moi convenions que ce comportement était tout simplement le résultat de l'influence qu'Olivia avait sur sa petite amie.
— Conséquence.
— T'es certaine ? Parce que j'avais une question croustillante à te poser.
Alison a levé les yeux au ciel.
— Allez, Carter.
— Si t'insistes, alors !
Mon ami a jeté un regard circulaire à la cour arrière d'Olivia, comme s'il cherchait un défi potentiel. Nous l'avons tous regardé patiemment, prêts à ce qu'il rende son verdict.
— Va sur Facebook et aime toutes les photos de Matthew Beauregard.
Alison a fusillé mon ami du regard.
— Non, tu peux pas m'obliger à faire ça.
— Si, je le peux ! s'est exclamé Carter. T'as choisi la conséquence, après tout.
— Je te déteste.
— Arrête, tu ne le penses pas vraiment.
L'asiatique a souri.
— Espèce d'idiot.
— Matthew Beauregard c'est pas le gars qui te court après depuis des mois ? lui a demandé Lawrence.
— Des années, tu veux dire, a répondu Olivia. Un vrai pot de colle, ce gars.
— À croire qu'il n'a toujours pas compris que je n'étais pas hétéro. Au moins, je quitte le pays dans quelques mois. Je ne risque plus de le revoir.
Un silence s'est abattu dans la pièce.
— Comment ça tu quittes le pays ? a demandé Lawrence. Ali, y a-t-il quelque chose que tu ne nous dis pas ?
— J'ai été accepté à l'école d'art que je souhaitais intégré. Mon billet d'avion est déjà acheté. Il ne me reste plus qu'à faire mes valises.
— Tu pars quand ? ai-je demandé.
— Au début du mois d'août.
J'ai jeté un coup d'oeil à Olivia. Elle avait les yeux rivés sur sa bière, visiblement peu enchantée à l'idée que sa petite amie part à l'autre bout du monde. Elle a remarqué que je la fixais et ses yeux ont rencontré les miens. Je n'ai pas osé détourner le regard. Un simple contact visuel entre nous deux et j'avais compris que mon amie en avait gros sur le coeur. Bien sûr, Olivia était sûrement ravie de savoir qu'Alison avait réussi à intégrer une école d'art. Après tout, elle aimait Alison. Nous sommes prêts à tout pour le gens qu'on aime, pas vrai ? Et puis, ce n'était un secret pour personne : Alison rêvait d'étudier l'art depuis des lustres. Je n'avais jamais connu une Alison Li qui n'aimait pas s'asseoir, seule, dans son sous-sol emménagé en studio et faire face à un tableau vierge n'attendant que d'être peint. Alison, c'était l'artiste. Celle qui voyait le bon en chacun et qui aimait coucher ses émotions sur un tableau. Certains lisent pour s'imaginer ailleurs, d'autres se droguent. Alison, elle, elle peint. Cependant, il y avait des non-dits au départ d'Alison. C'était peut-être le début d'une carrière de peintre professionnelle qui l'attendait, mais aussi la fin de sa relation avec Olivia. Ce n'était un secret pour personne : les relations à longue distance, ça ne marchait que très rarement. Et à force d'observer Alison et Olivia, je devinais que les deux avaient déjà abordé le sujet. J'ai ressenti une pointe de tristesse envers Olivia. Si je ne me souvenais pas d'une Alison qui ne savait pas peindre, je n'avais pour autant que de brefs souvenirs d'une Olivia sans Alison. Qu'allaient-elles toutes les deux devenir l'une sans l'autre ?
J'ai bu un peu de mon soda, calme. J'ai regardé Alison sortir son téléphone pour exécuter le défi que Carter lui avait lancé, non sans lire le regret dans son visage. Nous avons continué de jouer encore longtemps. Entre quelques défis et questions, nos conversations dérivaient.
— Vous savez ce qui serait cool, les gars ? a demandé Lawrence.
— Non, mais je sens que tu vas nous le dire.
— On devrait tous partir vers le sud au début des vacances. Histoire de célébrer toutes ces années d'amitié. C'est la fin d'une époque, après tout !
Nous l'avons tous dévisagé, à la fois surpris et impressionné.
— Wow, c'est la première fois que je t'entends dire quelque chose d'aussi intelligent, a murmuré Carter.
Lawrence lui a lancé sa canette de soda vide. Carter a tenté de l'esquiver, sans succès.
— Je trouve que c'est une bonne idée, ai-je lancé. Quand tu dis vouloir partir vers le sud, tu veux dire quoi exactement ? Miami ? Orlando ? Mexico ?
— Hé, je te signale qu'on est tous trop pauvre pour ça.
— Il marque un point, a commenté Olivia.
— Non, mais il y a une dizaine de plages sur la côte est américaine. Ça, c'est dans nos prix de pauvres étudiants dépendants financièrement de leurs parents.
En quelques minutes seulement, nous nous étions tous entendus pour tenter d'en discuter avec nos parents. L'idée de Lawrence me semblait être un bon plan, mais j'ignorais comment parvenir à convaincre mes parents de me laisser partir une semaine, seul en compagnie de mes amis, dans un autre pays. La fin des études étaient une bonne excuse, certes. Je pouvais peut-être tenter de jouer cette carte-là. De toute manière, je ne perdais rien à essayer.
Nous avons poursuivi notre jeu au rythme que la soirée avançait. Lorsque mon tour est venu, j'ai quasiment cessé de respirer. C'était amusant de regarder les autres se lancer des défis stupides et rougir en répondant à des questions personnelles, mais lorsque son propre tour venait, ça l'était beaucoup moins. Surtout quand Olivia était celle qui menait.
— Logan, vérité ou conséquence ?
— On va prendre le moins de risque possible, d'accord ? ai-je dit. Je choisi la vérité.
— Le moins de risque possible, ah oui ? Je ne suis pas d'accord. La vérité apporte tout autant de risque.
J'ai tenté de déchiffrer son expression, mais j'en étais incapable.
— Alors, je vais être franche...
— C'est ce qu'il faut, l'ai-je coupé.
— Est-ce que t'as embrassé Sacha ?
J'ai fusillé Lawrence et Alison du regard. Les deux ont haussé les épaules, tentant de prouver leur innocence. La question d'Olivia était pourtant réthorique. Elle connaissait déjà la réponse.
— Oui, ai-je répondu.
— Et t'as couché avec elle, puisqu'on y est ?
— Non, bien sûr que non ! C'est quoi cette question ?
— T'es amoureux d'elle, non ?
— Je croyais que c'était qu'une seule question, pas trois.
— Les gars, a tenté d'intervenir Lawrence.
— Est-ce que c'est ta copine ?
— Olivia, je n'y répondrai pas, d'accord ?
— Pourquoi ? Qu'est-ce que t'as à cacher ?
Je me suis levé d'un bond, furieux. Carter, Lawrence et Alison se sont regardés, impuissants.
— Pourquoi est-ce que tu ramènes toujours Sacha sur le tapis ? Tu plombes l'ambiance à chaque fois, Oli.
— Parce que j'en ai marre de faire comme si c'était normal que Sacha traîne avec toi. Ça ne l'est pas, tout simplement.
— Sacha n'est pas la personne que tu crois connaître.
— Ah oui ? Alors j'ai tout imaginé ? Tu n'étais surtout pas blessé lorsqu'elle t'a ignoré pendant des semaines entières. Et puis, tout allait bien quand elle t'a rejeté pour la seconde fois. Tu n'as pas passé la semaine de relâche à te demander pourquoi elle t'ignorait. Et elle ne t'a certainement pas fait pleurer. En fait, je parie même qu'elle ne t'a jamais manipulé. Pas une seule seconde ! Non, bien sûr que non. J'ai tout imaginé !
J'ai serré les poings. Olivia avait visé juste.
— Elle a ses raisons, ai-je murmuré.
Mon amie a ricané. Même moi, je ne trouvais pas l'argument suffisamment de taille.
— Elle a ses raisons pour te briser le coeur à répétition ? Non, désolée, mais je n'y crois pas.
— Tu ne connais pas la Sacha que je connais, celle qui lit des classiques de la littérature comme on mange du chocolat, celle qui invente des théories bizarres sur les cactus, celle qui rêve d'intégrer l'université la plus prestigieuse au pays, celle qui me kidnappe pour m'emmener dans un parc d'attraction hanté, celle dont je suis tombé amoureux... Non, Olivia, tu ne connais pas Sacha Macleod. Tu connais encore moins les raisons qui la pousse à agir comme elle agit. Elle a peut-être tous ses défauts, mais moi, ça m'est bien égal.
Olivia est restée muette pendant un moment. Décidément, j'avais réussi à lui en boucher un coin. Je n'avais jamais été à ce point furieux contre cette fille. J'étais tout simplement incapable de me taire. Sacha ne méritait pas toutes ces choses qu'on disait à son sujet. J'avais vu la douleur dans ses yeux lorsqu'elle m'avait admis qu'elle détestait comment les gens se mettaient dans des cases. La sienne, celle d'être une salope, ne lui plaisait pas. Avec raison, aussi ! J'étais bien déterminée à la défendre, même au gré de l'amitié que j'entretenais avec Olivia.
— Tu vas la laisser te briser le coeur ? C'est comme ça que tu vois les choses, Logan ?
— Écoute, je suis conscient qu'elle ne me retournera peut-être jamais mon amour. Je ne suis pas stupide, Olivia. Seulement, j'en ai rien à foutre. Elle a besoin de moi, en ce moment.
— Ça va finir comme avec Pénélope, cette histoire... Mais je refuse de te ramasser de nouveau à la petite cuillère. Cette fois, t'es tout seul, Logan.
— Tant mieux ! Parce que j'en ai marre de me faire dicter comment vivre ma vie.
Je l'ai peut-être dit avec un peu trop de sévérité. En tout cas, la douleur était présente dans son regard. Je me suis aussitôt senti mal, mais j'avais trop d'orgueil pour m'excuser, surtout quand la raison de mes agissements était légitime. J'ai jeté un coup d'oeil à Alison, puis à Carter et finalement à Lawrence. Aucun d'entre eux ne voulaient rencontrer mon regard. Étaient-ils tous du même avis qu'Olivia ?
— Vous vous méprenez au sujet de Sacha, ai-je murmuré.
— Logan, c'est pour toi qu'on a peur.
Je les ai regardés, espérant avoir un peu de soutient de la part de mes amis, mais personne n'a daigné me défendre. Pas même Lawrence. Blessé, j'ai reculé. Olivia s'est plantée devant moi, au bord des larmes.
— Il vaudrait mieux que tu t'en ailles.
— Quoi, mais...
— S'il-te-plaît, va-t-en.
Ils ont tous refusé de rencontrer mon regard. J'ai écarquillé les yeux, la mâchoire contractée.
— Vous êtes sérieux ? ai-je murmuré. J'y crois pas...
Je me suis éloigné en secouant la tête. Non, je ne voulais plus être ici, entouré de mes sois-disants amis. Peut-être que d'ici quelques heures, j'allais m'être calmer, mais pour le moment, j'étais en colère. Non, j'étais triste. Non. J'étais blessé, c'était ça le mot.
J'ai marché pendant une trentaine de minutes, sans trop savoir si je rentrais chez moi. Puis, j'ai composé le numéro de la seule personne à qui je voulais parler en ce moment.
— Logan ?
— Grandir.
— Quoi, grandir ?
— Est-ce que tu crois que grandir, c'est choisir de laisser tomber ses amis ?
— Que s'est-il passé ?
Je suis resté muet. Sacha s'est faite plus insistante.
— Logan, raconte-moi.
— J'en ai pas envie.
Elle n'a rien dit pendant un moment.
— Grandir, c'est mûrir, Logan. Et si ça implique de devoir laisser partir certaines personnes, c'est que c'est peut-être ce qu'il fallait, au fond.
— C'est contradictoire à tes discours habituels.
— Je suis une fille pleine de contradictions, tu sais.
Ça m'a arraché un sourire.
— Eh bien, je déteste grandir, Sacha.
— Moi aussi, a-t-elle murmuré. On déteste tous ça.