Sans issue [ Terminé ]

By Giselle_Marion

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Cette matinée commence mal. Il n'est que 6h30 et tout le monde semble s'être donné le mot pour me pourrir la... More

1. Ne pas tomber dans le vide

2. Battement de cils félin

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By Giselle_Marion

— Moi aussi cette vieille me prend la tête... annonce-t-il devant sa cafetière à expresso.

Coincée dans son appartement, j'ajuste ma jupe et défroisse le tissu du plat de la main. Même si la porte et les fenêtres sont closes, j'ai au moins la certitude qu'un cri alertera les voisins. Vive l'absence d'isolation phonique de cet immeuble pourri, je suis sereine : parano peut-être mais pragmatique avant tout. Je m'installe dans son canapé avec l'idée de profiter d'une pause pour savourer quelques gorgées de café.

— Vraiment ? Pourtant tu es toujours si cordial avec tout le monde, avec elle en particulier...

Battement de cils félin.

— Mais tu sais parler ? Non, parce que j'ai cru que tu avais oublié ta langue sur l'échelle de secours.

Idriss se met à rire, un son franc, chaleureux, contagieux.

Puis il s'arrête d'un coup :

— Une fois, j'ai surpris Gislaine sur le palier en train de dire à l'autre con du 4D qu'en général, elle préférait voir les gens comme moi dans leur pays, mais que si ces « gens-là » étaient tous comme moi, elle pourrait changer d'avis.

Idriss passe les mains devant son visage à la peau mate et à la barbe naissante pour donner un sens à « ces gens-là » et il poursuit :

— Alors je suis sympa, tous les jours, toute l'année, pour moi et tous les autres, dans l'espoir débile de lui faire changer d'avis.

Il déglutit.

— Mais c'est idiot pas vrai ? Parce que je suis né au Mans, bordel... Cette vieille schnock s'imagine que je vais quitter la Flèche pour y retourner ? A moins que les gens dont elle parle, ce soient les musulmans... Connasse ! Je suis musulman comme elle est catho... Tu l'as déjà vue aller à la messe ? Et quand bien même, si j'étais pratiquant, qu'est-ce que ça peut lui faire...

Idriss pose deux tasses devant nous sur la table basse et s'assoit à côté de moi. L'air s'échappe de son nez bruyamment. Il ferme un instant les yeux, inspire, et reprend :

— Pourquoi je te raconte tout ça maintenant alors qu'on ne se connait pas ?

Je secoue la tête et hausse les épaules car je n'en sais rien.

— Sans doute parce que j'envie ton indépendance. Tu t'en fous de passer pour la nana pas sympa : j'entends tes réponses quand cette vieille conne te dit qu'à trop travailler, tu ne trouveras pas de mari.

Un sourire en coin se dessine sur mon visage, j'aime ces moments où je peux l'humilier, la chieuse.

— Tu fais pas semblant, continue-t-il sur un clin d'œil, tu lui dis juste que sa vie ne te fait pas envie.

« Tu ne fais pas semblant ». Et je fais quoi-là ?

— Je suis une grosse, grosse connasse ! Je suis pire que ces voisins séniles.

Idriss se penche vers moi et pose sa main sur mon avant-bras. Chaque parcelle de ma peau s'électrise. Sous le choc, les barrières de mon self-control tombent : des larmes, par dizaines, mouillent mes joues, mon cou. Je hoquette, je sanglote à mesure que la vérité m'explose au visage.

Raciste !

Le même emploi du temps sans horaire, la même bonhomie, la même serviabilité chez un Danois blond n'auraient suscité chez moi aucune question. Pour une concentration en mélanine plus élevée dans son épiderme que dans le mien, mon cerveau broie un jus d'immondices sordides.

— Romane, je suis désolé. Je pensais que tu t'en foutais vraiment de ce que pensaient ces andouilles...

Ses doigts caressent doucement mon bras. Je me sens vide, j'ai un très, très gros besoin de réconfort. La tête sur son épaule, je respire son odeur, celle d'un savon de Marseille.

— Je ne suis ni du matin, ni excité par les filles en pleurs, me dit-il en posant sa main sur ma joue. Tu m'expliques ce qui se passe ?

Je me sens tellement bien entre ses bras, si j'ose lui avouer la vérité... Il va me foutre à la porte et appeler les flics pour me dénoncer... Et pourtant, je déteste mentir, c'est bien pour cela que les collègues, les voisins ou même mon frère ne me trouvent pas sympas.

— Je suis une sale raciste, j'avais peur que tu sois un terroriste.

Idriss me repousse et me tient fermement les épaules :

— Pardon ?

Je hoche la tête, la bouche pincée.

— Et tu as changé d'avis à l'instant ?

A nouveau, ma tête se secoue de haut en bas, aussi molle que celle d'une poupée de chiffon.

— Pourquoi ? demande-t-il.

Je hausse les épaules et évite de regarder ses yeux de chat persan.

— Je vais te le dire, parce que tu as pris cinq minutes pour parler avec moi ! Ça fait deux ans que tu as emménagé, on se croise plusieurs fois par semaine, mais tu me dis à peine bonjour. Aujourd'hui, tu te rends compte qu'on a en commun notre mépris des autres voisins et d'un seul coup tes préjugés s'envolent.

Au-dessus de nos têtes, les bruits de pas redoublent, puis la porte claque, de l'agitation dans l'escalier et pour finir, on tambourine à la porte.

— Idriss ? Idriss ? Vous êtes là, mon garçon ?

A son tour de prendre peur de l'arrivée de Gislaine, il se jette sur moi le regard suppliant et plaque sa main sur ma bouche.

— Idriss ? Mince, où sont passés tous ces jeunes gens aujourd'hui ?

Je dégage doucement sa paume sans me libérer de son emprise :

— Moi, par contre je suis du matin et j'ai fini mon café.

Un sourire, puis un rire qu'il tente de contenir, puis d'étouffer dans mon cou. Ça chatouille, j'adopte la même stratégie que lui et plaque ma bouche au creux de sa clavicule. Dans l'élan, on se retrouve allongés sur ce canapé, l'un contre l'autre. Ses lèvres glissent jusqu'à mon oreille et chuchotent :

— Tu peux me dire ce que tu cherchais à fuir tout à l'heure ?

— Je...

De l'autre côté de la porte, l'animation s'intensifie :

— Roger, hurle Gislaine la vilaine, vous avez les clés du petit Mansour ?

Mais c'est quoi cette mafia ? Ils veulent nous cambrioler ou quoi ?

Idriss se redresse, en appui sur son avant-bras, ses yeux tournés vers la porte comme s'il était capable d'observer nos voisins au travers.

— Quelqu'un a tes clés ?

Il plaque l'index sur sa bouche et secoue la tête : « non ».

Idriss repose sa tête à côté de la mienne. Je me sens terriblement incommodée par moi-même : respiration trop forte à cause de la peur d'être surprise ici par Gislaine et les autres, un estomac qui appelle un petit déjeuner, je n'ose même plus déglutir... Il faut mettre fin au silence.

— Tu fais quoi comme job ?

— Flic.

— Ça explique ton emploi du temps...

— Tu me surveilles ? s'amuse-t-il.

La honte. Même si je sais maintenant pourquoi des flics en uniforme sont déjà rentrés chez lui plusieurs fois, je dois changer de sujet et vite !

— Pourquoi y a autant d'agitation dans la cage d'escalier à ton avis ?

Idriss lève les yeux au ciel, comme si chercher une explication aux nombreux dramas de notre immeuble était vain. Comme lorsque Hélène du 3A avait fait changer les serrures, laissant François rentrer du boulot pour trouver sa valise sur le paillasson avec un post-it « casse-toi pauv'con », ça avait jasé à tous les étages, ou encore les hurlements du petit Léo du 5D qui avait manqué une marche. C'est une dent qui lui manque aujourd'hui.

— Tu ne m'as pas répondu tout à l'heure. Pourquoi Gislaine te cherche ?

— Elle veut m'arranger un rendez-vous avec son neveu.

Idriss éclate d'un rire silencieux.

— A 6h30 ?

— Elle me harcèle depuis dix jours, je pars de plus en plus tôt au boulot pour l'éviter... Quand je l'ai entendue frapper à ma porte, j'ai eu un coup de panique, j'ai essayé de lui échapper en passant par l'échelle de secours.

Cette fois, je suis obligée de plaquer mes deux mains sur sa bouche pour contenir son rire, même si j'aurais préféré y plaquer mes lèvres pour être honnête.

Idriss secoue la tête pour se dégager et j'enroule mes bras à nouveau libres autour de sa nuque.

— Pourquoi tu ne lui laisses pas une chance ? demande-t-il.

Son regard espiègle, son demi-sourire et maintenant son corps allongé au-dessus du mien... Je craque t.o.t.a.l.e.m.e.n.t.

— Impossible ! Le gars est agriculteur et roux !

— T'es vraiment qu'une sale raciste, murmure-t-il à quelques millimètres de ma bouche, avant de réduire l'espace au néant.

J'espère juste qu'il ne se sert pas de moi comme couverture...

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FIN

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