L'année de Seconde venait enfin de trouver sa conclusion. J'allais donc pouvoir entrer en Première ES, comme toute personne bonne nulle part et mauvaise nulle part. Et Agathe allait pouvoir intégrer la Première S, comme le ferait toute personne voulant paraître surdouée, peu importe qu'elle ait ou non de meilleures capacités en matières littéraires.
Pour ma frangine, c'était l'heure du départ. Moi, l'intéressée, ainsi que nos parents, attendions à la gare le train qui amènerait ma jumelle au beau milieu de nulle part.
« -Bon Agathe, passe-moi ton portable ! ne cessais-je de lui répéter. Tu n'en auras pas besoin là-bas.
-Mais attends, je lui envoie un dernier message... marmonna-t-elle entre ses deux, les yeux toujours fixés sur son iPortable de la marque Pear.
-A qui ?
Elle leva brusquement les yeux sur moi à cette question, et levait un sourcil, l'air de dire « Bah... A ton avis, andouille ? ». Agathe parlait forcément avec Tony.
La réponse à voix haute qu'elle m'offrit, afin de ne pas faire comprendre à Papa et Maman qu'elle était en couple, fut :
-En quoi ça t'intéresse ?
-Oh c'était juste comme ça... Puisque je vais te prendre ton portable pendant ton absence, il faut bien que je sache avec qui tu as parlé, si jamais cette personne continue de t'envoyer des messages après ton départ. »
Sa discussion avec son petit ami m'inquiétait. Tony avait normalement prévu de rompre avec elle avant qu'elle ne parte en vacances. Mais ils n'avaient pas eu l'occasion de se parler en face à face depuis la fin des vacances, ce qui faisait toujours d'eux un couple officiellement. Mais peut-être avait-il choisi ce moment précis pour lui annoncer par téléphone qu'il ne l'aimait plus...
Du bruit se fit soudainement entendre au niveau des rails, et le train fit son apparition. Papa et Maman lui souhaitèrent alors un bon voyage, lui donnèrent de dernières indications et lui firent la bise. Entre elle et moi, ce fut plus froid. Agathe se contenta de me donner son portable, en m'interdisant formellement de l'utiliser et de lire les messages qu'elle envoyait à ses amis, ce qui impliquait bien entendu Tony.
Moi et mes parents reprîmes alors le chemin jusqu'à notre chez-nous. Tout en marchant, je gardais le téléphone de ma sœur dans la main. Le posséder, c'était déjà devenir en partie Agathe, tellement elle en était dépendante. Je savais d'ailleurs que je ne pourrais pas tenir ma promesse. Afin de devenir complètement elle, je devais commencer par avoir une idée de la façon dont elle conversait par messages.
« Au pire, pensais-je, je n'aurai qu'à effacer une partie de la discussion avant son retour... Oh, mais de quoi est-ce que j'ai peur ? Je suis en train de l'aider, je n'ai pas à avoir mauvaise conscience. »
Une drôle d'impression revenait constamment en moi, comme si je j'étais sur le point de faire quelque chose de mal.
« Ce n'est pas vrai, me répétais-je sans cesse intérieurement, je fais ça pour elle et uniquement pour elle. »
Une fois dans l'appartement, je m'enfermais dans la chambre, m'asseyais sur mon lit, et lisais les derniers messages que le petit couple s'était envoyé :
AGATHE : Cc Tony ! <3 Je T pas vu ajd. Jte dis slt, jpars chez ma mamie, jaurai pas de réseau, jpourrai pas te parler.
Il était assez laid de la voir autant recourir au langage SMS alors qu'elle avait un bon niveau de langue.
TONY : Shit jaV qqc a te dire
« Purée, c'est encore pire pour lui... Il doit vraiment pas être intéressant comme garçon. »
Je trouvais étrangement un petit réconfort à avoir une telle pensée.
AGATHE : Dsl tu me diras ça dans 1 mwa.
« C'est tout ce qu'ils se sont envoyés dans toute la journée ? Et ben, ça doit déjà se refroidir entre eux... »
Il fallait maintenant lui annoncer d'une façon pas trop brusque qu'Agathe n'avait finalement pas pris le train. Je prenais alors la peine d'écrire un joli message, sans langage SMS, en utilisant ma « plus belle plume » -autrement dit, en évitant les fautes d'orthographe, ce en quoi j'ai parfois du mal-.
AGATHE : Salut Tony ! :D Tout compte fait, ma gentille sœur a accepté d'y aller à ma place ! Je suis trop contente, je vais éviter cet endroit perdu et rester avec toi ! <3 <3
J'envoyai alors le message sans réfléchir. Tandis que cela venait d'être envoyé, je sentis mon cœur battre soudainement dans ma poitrine. J'avais l'impression d'avoir passé un cap. Je venais pleinement de lancer mon opération. Pour moi qui ne faisais jamais rien de ma vie, l'envoi de ce message avait quelque chose de furieusement excitant. Je restais alors plantée là, assise sur mon lit, tenant le portable dans les mains, attendant la réponse du copain de ma sœur. Les secondes paraissaient incroyablement longues. Sans comprendre pourquoi, je sentais mes mains trembler en tenant le petit objet. Je relisais alors machinalement le message, et le relisais encore. Plus je regardais ce que je lui avais envoyé, plus je craignais de m'y être prise stupidement. Cela m'apparaissait chaque fois moins crédible, trop soudain. Etait-ce vraiment une idée intelligente que de brusquement changer le style d'écriture d'Agathe ? Peut-être avais-je voulu trop bien faire.
Soudain, le bruit reconnaissable que fait l'iPortable lors d'un reçu de message –à savoir, un court extrait d'une chanson de White M- résonna entre mes mains, manquant de me faire sursauter. Le cœur battant, je penchais mon visage sur le téléphone, les doigts tous raidis par l'émotion.
TONY : Ah bon ? Tant mieux, j'aimerais bien te parler. On peut se voir au parc où il n'y a jamais personne ?
Ma première impression en lisant le message, fut un profond soulagement. Rien dans ce qu'il venait de m'envoyer ne laissait entendre qu'il n'ait reconnu l'écriture d'une autre. Je ressentais ensuite de l'étonnement, en constatant que sa rédaction était soudainement devenue travaillée. Si sa copine écrivait mal, il écrivait mal, et si elle écrivait bien, il écrivait bien ? Quelle étrange façon de procéder... Puis je relus son message une deuxième fois... et réalisais alors son contenu. Il demandait à ma sœur un rendez-vous !
« Oh non, là je vais devoir passer au niveau suivant... Oui, comme dans un jeu de First Fantasy. C'est là que je vais vraiment devoir devenir Agathe, et cela, en face de lui. J'espère que j'ai un bon jeu d'acteur... »
L'idée de devoir jouer la comédie était déjà stressant en soit. Mais ce n'était pas tout. Si Tony souhaitait parler à ma sœur, c'était bien évidemment dans l'intention de rompre. Lors de ce rencard, je devais trouver le moyen de lui faire changer d'avis. Ou au pire, de le décider à reporter la rupture à plus tard.
« Si je le pousse sans arrêt à ne pas rompre immédiatement, il finira bien par avoir des vrais sentiments pour Agathe, et changera finalement d'avis. »
Je cherchais alors une activité qui pousserait Tony à ne plus avoir le cœur à rompre le jour même.
AGATHE : Ca marche ! Ca te dit qu'on aille au cinéma ?
Cette fois-ci, sa réponse fut bien plus immédiate.
TONY : Non, Agathe, il vaut mieux pas. J'ai à te parler.
« Oh là là... Il faut que je lui envoie une réponse bien mignonne, comme ça il ne pourra pas refuser ! »
AGATHE : Oh allez Toninouche, ce serait sympa ! J
J'attendais avec impatience sa réponse. Sans comprendre pourquoi, je me retrouvais à attendre son message debout dans la pièce, les pieds presque dansants. Mon comportement devenait drôlement absurde, pour moi qui étais si molle et peu réactive ordinairement. Je sentis mon cœur battre plus rapidement lorsque sa réponse me parvint :
TONY : Toninouche... C'est quoi ce surnom ? ^^
Je lui répondis alors la vérité :
AGATHE : Je sais pas, j'y ai pas trop réfléchi. Mais je trouve que ça te va bien. Alors, c'est oui ?
J'attendais sa réaction d'une façon toujours aussi excitée. Je m'attendais à ce qu'il réagisse vite. Mais je fus surprise de constater qu'il mettait beaucoup de temps à répondre. Le pauvre devait être drôlement hésitant. Comment réagir quand la personne avec qui vous avez décidé de rompre, se montre soudainement plus attentionnée que d'habitude ? Je commençais à devenir anxieuse, mais sa réponse me soulagea :
TONY : Bon, ok. On se rejoint au cinéma et on se fait un petit film. A tout à l'heure !
En lisant cela, je ne pus m'empêcher de crier un grand « Yes ! » de bonheur. Je me débrouillais plutôt bien, tout compte fait. Si on se rejoignait directement au cinéma, c'était qu'il ne comptait pas rompre immédiatement. A présent, il allait falloir que je me comporte à cette sortie comme la meilleure des petites copines. Il fallait que le besoin de rompre lui sorte totalement de l'esprit. Je m'empressais ensuite de lui donner un horaire.
C'était maintenant que l'opération redoutée du jeu d'acteur commençait ! J'allais devoir me montrer face à lui. A cette idée, je me sentais totalement excitée, j'avais l'impression de me lancer dans une grande aventure. Une aventure qui serait salutaire pour ma sœur, fait qui rendait cette mission d'autant plus réjouissante.
Mais je devais à présent faire face à quelque chose que je redoutais : l'habillement. Je ne pouvais pas rester vêtue comme à mon habitude. Ce jean déchiré et mal recousu, ce sweat trop large et ce bonnet gris, c'est comme ça que s'habille Marion, pas Agathe. J'ouvrai alors le placard de ma sœur, faisant ainsi face à son imposante collection de vêtements de marque. Je savais que ma jumelle variait sa tenue en fonction des occasions, mais je n'avais jamais vraiment fait attention à ce qu'elle portait précisément pour chacune d'elle. Après une longue hésitation, j'optai finalement pour une tunique bleu ciel, ainsi qu'un jean plutôt bien assorti.
Les enfiler se révéla être un véritable exercice. Ces deux vêtements s'avérèrent drôlement serrés.
« C'est pas possible ! Comment elle fait pour respirer, avec ça ?! » pensais-je, toute exténuée par l'effort.
Je retirai ensuite mes chaussettes, car ma sœur n'en portait jamais, qu'importe la température. Ce n'était certainement pas assez sexy pour elle. Je prenais alors deux délicates ballerines blanches. Je fus étonnée de constater qu'elles me serraient également beaucoup les pieds.
« Mais c'est pas vrai ! A trop vouloir se donner l'allure d'une fille mince au corps délicat, ma sœur va se tuer ! »
Je fis tout de même l'effort d'attendre que la douleur passe, bien décidée à garder ces chaussures. Une fois que mes pieds commencèrent à se sentir mieux, je fus sur le point de partir. Puis, je me rappelai que j'avais mon bonnet gris sur la tête. J'eus un moment d'hésitation, puis à regret, je me sentis obligée de l'abandonner sur mon lit. Sans lui, je me sentais toute nue, mais Agathe le détestait tellement que cela n'aurait eu aucune logique de le garder.
Je sortis alors de ma chambre, et avançai discrètement vers la porte d'entrée. Ma mère ne devait surtout pas me voir habillée comme Agathe, elle ne comprendrait pas. Je parvins à quitter l'appartement sans être vue, et dévalai avec excitation les escaliers de l'immeuble.
« A nous deux, Toninouche ! »