Ce samedi matin, quand je me réveille, Sophia est déjà partie petit déjeuner. Cela fait déjà une semaine que j'ai surpris cette fameuse discussion entre les professeurs et Esel ne m'en a toujours pas reparlé.
Je descends au réfectoire et y retrouve Hayden en pleine discussion avec Nyzel.
— Je trouve que les écureuils sont dix fois plus mignons et amusants que les chauves-souris ! assure Nyzel.
— Absolument pas, non ! Les chauves-souris sont capables de se déplacer dans le noir grâce à des ultra-sons, je te signale. D'accord, elles ne sont peut-être pas aussi rigolotes que les écureuils, mais tu m'expliques à quoi ça sert d'être amusant dans la nature ? A rien. Tu crois qu'un écureuil va s'amuser à faire rire un renard qui veut le dévorer ? Non.
— Ça va les garçons ? leur demandé-je en les coupant dans leur conversation plus qu'attrayante.
— Oui, me fait Hayden tout sourire.
— Ça irait mieux s'il arrêtait de critiquer les écureuils qui, soit dit en passant, ne lui ont absolument rien fait ! Tu n'es pas de mon avis Orphère ? m'interroge Nyzel.
— Personnellement, je préfère les chauves-souris même si je n'ai rien contre les écureuils, réponds-je.
— C'était prévisible, se résout Nyzel en faisant mine de s'apitoyer sur son sort. Je m'attendais à ce que tu sois de son côté de toute façon.
— Mais tu as raison aussi, les écureuils sont très mignons, ajouté-je.
— Essayerais-tu de te rattraper ? me soupçonne-t-il suspicieusement.
— Pas du tout, me défends-je en mentant effrontément, et puis c'est quoi cette conversation ? On tourne en rond là !
— Tu veux qu'on tourne en carré ? me propose Nyzel.
Un gros blanc s'ensuit, puis des éclats de rire, et je peux enfin commencer mon petit-déjeuner.
Une demi-heure plus tard, je rejoins Sophia qui m'a envoyé un message télépathique depuis les jardins. Quand je la retrouve, Anna et elle sont sur une butte en train de profiter du soleil.
— Alors, bien réveillée ? Je me suis levée tôt ce matin, j'ai préféré te laisser dormir, déclare mon amie en me gratifiant d'un clin d'œil.
— C'est gentil, la remercié-je en souriant.
— Ça te dit qu'on aille à la cascade cet après-midi ? propose ma colocataire.
— A la cascade ?
— Oui, c'est là que vont se baigner les élèves de l'école lorsqu'il fait beau. Tu vas voir, c'est magnifique et l'eau est assez chaude aujourd'hui apparemment.
— Parfait alors ! m'enthousiasmé-je.
J'ai hâte d'y aller, il est presque midi et il fait déjà au moins 30°C au soleil.
L'après-midi même, nous nous rejoignons devant les portes du château. Mes amies me guident à travers bois jusqu'à la fameuse cascade perdue en pleine forêt. D'autres élèves se baignent déjà. L'étendue d'eau en question est entourée d'une petite plage de galets et, plus loin, de sapins. Ce n'est pas très grand, mais ça suffit largement pour notre école. De plus, à en croire Anna, personne en dehors de nous n'en connaît l'existence, les touristes ne viennent jamais par ici. Nous y sommes tranquilles.
Je suis totalement sous le charme du lieu, c'est un vrai petit coin de paradis : des roches entassées qui montent jusqu'à au moins six mètres de hauteur et une eau claire et cristalline ruisselant sur celles-ci. Le tout entouré de l'ambiance calme et bienveillante de la forêt.
— Venez, il y a de la place plus loin, déclare Sophia.
Nous nous installons sur nos serviettes en plein soleil. J'ai l'impression d'être en vacances. Anna s'endort en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et Sophia ferme les yeux en écoutant sa musique. Quant à moi, j'observe les gens autour de nous et remarque, au bout d'un moment, que certains élèves sur ma gauche me regardent bizarrement. Ma curiosité prend le dessus. Et puis à quoi peuvent bien servir mes dons si je ne peux pas m'en servir ? Je m'insinue donc dans l'esprit de deux garçons qui discutent à voix basse non loin de là :
« Regarde, c'est elle la nouvelle. »
« Ce n'est plus vraiment une nouvelle maintenant » lui fait remarquer le deuxième.
« Toujours est-il que je ne l'avais jamais vue d'aussi près. »
J'ai fortement l'impression d'être un animal de foire.
« Elle est de la CF. Il paraît qu'elle possède les trois dons ! » renchérit le premier garçon.
« Ou alors c'est peut-être juste une rumeur que la CF a lancée pour bien nous faire comprendre qu'ils sont plus puissants que nous... »
« Possible, j'aimerais en avoir le cœur net. Tu ne connais pas quelqu'un, en dehors de la CF, qui l'a déjà vue utiliser tous ses dons ? »
« Non. Tu n'as qu'à aller lui demander une petite démonstration » suggère son ami.
« Je... je ne peux pas ! Elle fait quand même partie de la Classe Forte ! »
« Lorenzo, tu as peur ! Avoue-le ! »
« Je n'ai pas peur ! se défend ledit Lorenzo. Je suis impressionné, nuance. »
Je souris. C'est amusant de savoir que certains ont peur de moi. Ces deux garçons ne doivent pas être bien forts. Je suis quasiment certaine qu'ils sont précogniteurs. J'arrête de les écouter pour poursuivre mon inspection des gens aux alentours. J'entre dans la tête de plusieurs autres personnes qui m'observent : elles se disent toutes plus ou moins la même chose que Lorenzo et son ami, et je me détourne rapidement d'elles.
— Sophia, tu dors ? lui demandé-je alors.
— Hum...
— Sophia !
— Hum...
— SOPHIA !
— Quoi ?!
— Tu dors ? répété-je.
— J'ai l'air de dormir ? Et pour répondre plus précisément à ta question, j'allais m'assoupir lorsque tu as si chaleureusement hurlé mon prénom.
— Mais à présent que tu es réveillée, tu peux venir te baigner avec moi ? lui demandé-je en lui faisant mon plus beau sourire angélique.
Elle soupire, mais m'accompagne quand même dans l'eau en se frottant les yeux, encore tout ensommeillée.
L'eau ne doit pas être à plus de 20°C, mais une fois dedans et habituée à sa température, c'est parfait. Nous rejoignons quelques autres élèves sur les rochers pour plonger. Là où certains font la queue, nous, nous passons directement : les gens s'écartent pour nous laisser passer. Un des avantages à faire partie de la CF.
Après une bonne heure de baignade, nous retournons à notre serviette. Hayden et Nyzel sont arrivés entre temps.
— Salut vous ! s'exclame Sophia à leur attention.
Anna est réveillée et ils jouent tous les trois à la bataille corse. C'est le jeu de cartes à la mode dans l'école ces derniers temps.
— L'eau est chaude ? m'interroge Hayden.
— Oui, lui réponds-je, un peu fraîche au début, mais après ça va.
— Ça vous dit une partie de volley ? propose alors Nyzel.
— Oh oui ! s'empresse de répondre ma colocataire.
— On va jouer sur des galets ? je veux savoir en grimaçant légèrement.
— Non, il y a de l'herbe un peu plus loin.
Je jette un coup d'œil à l'endroit en question.
— Là où il y a déjà des gens qui jouent ?
— Parfaitement. Ils se pousseront dès que nous arriverons, ne t'inquiète pas, m'assure Nyzel.
D'accord, une personne tout à fait normale aurait trouvé ça injuste, mais il faut bien profiter de nos avantages !
Dès que nous approchons du coin d'herbe, tous les élèves cessent leur jeu et se poussent, exactement comme l'a prévu Nyzel. Tous, sauf un, grand avec des cheveux noirs comme l'ébène.
— Comment tu t'appelles ? le questionne Anna.
— Emrick.
— Et Emrick, que fais-tu encore sur ce terrain ?
— Je ne vois pas pourquoi je partirais.
J'hallucine, quelqu'un ose répondre sur ce ton à une élève de la Classe Forte. Alertés par la discussion, des élèves commencent à se rassembler autour de nous, curieux de savoir comment la situation va évoluer. En sondant leurs esprits, je me rends compte que beaucoup se demandent si Emrick est fou pour oser tenir tête à la CF, quand d'autres approuvent son comportement.
— Sais-tu à qui tu t'adresses ? l'interroge mon amie en se retenant de s'énerver.
— Bien entendu. Anna de la Classe Forte. Je ne suis pas dans la CF, mais je ne suis pas totalement idiot.
— Alors comment oses-tu me répondre sur ce ton ? s'écrit-elle soudain.
Je n'ai jamais vu Anna dans cet état. Elle fait presque peur. Je préfère me taire pour le moment, ne comprenant pas comment la situation a pu dégénérer ainsi.
— Je ne vois pas pourquoi nous devons tout vous accorder à toi et à ta classe ! s'exclame Emrick, hors de lui à son tour. Nous étions en pleine partie, et juste parce que vous voulez jouer, nous devrions vous laisser la place ? C'est n'importe quoi. Vous attendrez, comme tout le monde. Ce n'est pas parce que vous possédez plus de dons que nous que vous êtes forcément à mettre sur un piédestal !
Anna le fixe longuement sans rien dire. Quant à moi, cet Emrick commence étrangement à me taper sur le système. Il insulte la Classe Forte et j'en fais partie, donc indirectement, il m'insulte aussi. Et je n'aime pas ça du tout.
— Tu crois ça ? répond Anna, étrangement calme.
Le calme avant la tempête.
« Orphère, tu crois que tu serais capable de lui envoyer des hallucinations ? » me demande Anna par télépathie.
« Je ne sais pas, je n'ai encore jamais essayé, je ne savais même pas que c'était possible ! »
« J'ai appris récemment que ça l'était, il faut absolument que tu essaies ! »
« Mais je ne sais pas comment m'y prendre Anna. C'est toi qui lui as dit que nous étions forts alors débrouille-toi ! »
« Merci de ton aide, c'est gentil » ironise-t-elle.
« C'est tout naturel. »
Quelques secondes plus tard, Emrick déclare, moqueur :
— C'est tout ce que tu sais faire ? Me faire entendre des voix de films d'horreur ? Merci, mais c'est déjà vu, tu manques cruellement d'originalité.
Je ne peux pas la laisser dans ce pétrin, elle va se ridiculiser. C'est mon amie après tout et la réputation de la CF est en jeu. Je me décide enfin à intervenir. Je ne sais pas du tout comment m'y prendre, mais la méthode pour envoyer des images dans un cerveau ne doit pas être bien plus compliquée que celle pour y envoyer des pensées.
« Anna, essaie de continuer à lui envoyer des voix et des bruits flippants, je vais essayer d'y ajouter les images. »
« Merci ! » se réjouit-elle.
« Mais surtout ne cède pas parce que je ne pourrai pas faire les deux à la fois ! »
Elle acquiesce. Je ferme les yeux et me concentre sur l'esprit de l'imprudent. Une fois que je suis dans sa tête – ce qui est d'une simplicité enfantine –, je me concentre sur des images horrifiques, bien que je n'aie pas eu l'occasion d'en voir beaucoup jusqu'à présent. J'y ajoute des visions de guerres de ma propre culture et lui transmets le tout, floutant sa vue naturelle.
Un grand silence s'ensuit et je me demande si ce que j'ai tenté a fonctionné. Emrick se met soudain à tituber, se tient la tête entre les mains et finit par hurler. Hurler très, très fort. Et moi, je panique. Je ne parviens pas à lui retirer ces terrifiantes images de la tête. Une larme roule sur ma joue, mais je l'essuie aussitôt pour que les autres classes ne la remarquent pas. Je me provoque un mal de crâne fou à essayer de le débarrasser de ces horreurs, en vain. Alors, à force de crier toujours plus fort, quelque chose se déchire dans la gorge d'Emrick et une avalanche de sang en surgit. C'est l'affolement général. Des élèves pleurent, d'autres crient et d'autres encore partent en courant. L'un d'eux a dû prévenir les professeurs car Esel et Erinn débarquent peu de temps après sur la plage. Dans ce chaos total, Erinn, déposant ses béquilles au sol, s'occupe d'Emrick pendant qu'Esel arrive vers moi au pas de course. Il m'attrape et me force sans délicatesse à le suivre, ce que je fais dans un état second.
Une fois au château, il m'enferme dans sa salle de cours avant derepartir : « Tu ne bouges pas. Je reviens. »