Vingt-six mars 2012 – CHEZ ENORA
Au collège, ça avait fait le tour des couloirs. D'après les rumeurs, « Claire avait sucé la queue de Romain ». C'était sorti de nulle part et avait empli toutes les oreilles. Lorsque ça atteignit celles d'Enora, ce fut avec stupeur qu'elle le découvrit. Comment ça sa meilleure amie avait « sucé » son meilleur ami ? Étaient-ils ensemble au moins ? Pourquoi n'était-elle au courant de rien ?
- Et tu penses que c'est vrai ? demanda-t-elle à Maël au téléphone.
Le 26 était un maudit lundi et personne ne pouvait fêter une soirée d'anniv' un lundi sans le regretter le lendemain. De toute façon, Enora ne pouvait rien fêter du tout avec qui que ce soit étant donné que son père avait insisté pour faire un dîner en famille en ce beau soir. Quinze ans plus tôt, en ce jour bien heureux, sa seconde fille chérie naquit.
- Pourquoi tu ne lui demandes pas ? répliqua-t-il avec un ton ennuyé qu'Enora connaissait bien.
Enora y avait pensé. Aller voir Romain ou Claire aurait été bien plus rapide qu'aller demander à Maël. Mais par manque de courage, Enora n'osait pas.
- Claire me reproche toujours de lui mettre des obstacles dans les roues avec Romain alors que je ne fais rien. J'ai peur de me recevoir un « dégage », avoua-t-elle en se rongeant l'ongle de l'index.
À l'autre bout du fil, Maël soupira.
- Ils sont ensemble. Pour la pipe, j'en sais rien. Mais ça m'étonnerait pas, de nos jours la jeunesse c'est la DÉ-CA-DEN-CE, assura-t-il en imitant une diva.
Enora sourit. Maël restera toujours le meilleur imitateur de la bande.
- Et toi avec ton gars secret ? Ça fait un mois que tu me le caches, je sais des choses mademoiselle Rouget ! interrogea-t-il avec un ton rempli de sous-entendus.
Les yeux d'Enora s'écarquillèrent.
- De qui tu parles ?
Maël toussa.
- Ne fais pas l'innocente ma cocotte.
Eno' ne comprenait réellement pas.
- Claire m'avait dit à mon anniv' que t'étais sur un gars du théâtre. Un gars de 17 piges en plus. Un gros lot à la Leonardo Di Caprio.
La jeune fille comprit enfin de qui le garçon parlait.
- Ah... Paul-François. Bah elle t'a raconté que de la merde parce qu'il ne s'est jamais rien passé et argh... je déteste ce gars. Déjà, faudrait que t'écoutes son discours sur les féministes, j'ai jamais vu un truc aussi grotesque et nul à chier. Et puis de toute façon, tu me connais, j'ai pas la tête à me mettre en couple. Ma mère me répète à chaque fois que mieux vaut attendre que de se précipiter. Bref, tu la connais, elle veut que je bosse à la place de fricoter avec qui que ce soit.
Les soupirs répétés de Maël éveillèrent la curiosité de la belle.
- Tu me caches des trucs toi, marmonna-t-il simplement.
Enora en fut troublée. Comment ça ? Elle ne cachait rien pourtant. OK, les trois ne savaient pas qu'elle s'était faite une bande de potes au théâtre qui la faisait fumer plus que prévu, mais il n'y avait rien d'autre à remarquer.
- T'es rentrée avec un gars qu'on connaissait pas à mon anniv', poursuivit Maël gravement.
Eno' leva les yeux au ciel.
- Ah. Tu parles du nouveau copain de ma sœur. Ouais elle lui a demandé de venir me chercher. C'était pas du tout mon amoureux secret hein.
Enora regarda autour d'elle tout en marchant, comme elle le faisait si souvent au téléphone. Elle traînait ses pieds un peu partout dans la chambre, sur le parquet ou l'énorme tapis de sa chambre. Elle recollait les coins de posters qui se décollaient et réajustaient quelques cadres.
- M-D-R Maël, est-ce que t'as vraiment cru que c'était mon copain secret avec qui j'entretenais une sorte de relation interdite qui me donnait de grands airs mélodramatiques ? Et bah non chéri, moi j'ai une vie tranquille sans gars aux alentours.
Elle pensa à s'étirer légèrement et grogna en n'arrivant pas à toucher ses pieds avec ses mains, le corps plié en deux.
- Parlons de toi maintenant, j'ai vu comment tu regardais Romain dans les couloirs, renchérit-elle sûre d'elle cette fois.
Il fallait impérativement aborder le sujet et cet appel était carrément la bonne occaz'.
- Comment ça ?
La question de Maël sonnait bizarrement, mal à l'aise.
- Tu rougis pas vrai, fais pas ta chochotte avoue que tu rougis depuis que j't'ai lâché cette bombe, insista la brune en souriant grandement.
Enora était sûre et certaine de son coup. Maël se comportait bizarrement depuis quelques temps avec Romain. OK, elle était de moins en moins dans le groupe mais à chaque fois qu'elle les voyait pendant les pauses déjeuner, Maël avait cette manie de fixer les fossettes ou les yeux de Romain. Il laissait même virer son regard sur les lèvres du garçon par moment. En fait, il le matait publiquement. Claire n'avait sûrement pas fait attention à ces petits détails, en train de faire exactement la même chose tandis que Romain discutait allégrement avec sa seule et unique véritable meilleure amie.
- Allez, tu crushes sur lui.
C'était fait, elle l'avait dit. Maintenant il n'y avait plus qu'à attendre la réponse de Maël. Comme toujours, tout était calculé chez Enora. Lui révéler ses suspicions en vrai aurait déconcerté Maël et l'aurait poussé à se dégonfler. Par message, il pouvait le nier avec deux trois mots tapés avec un clavier. Mais en appel, elle pouvait évaluer le ton de sa voix, l'enchaînement des mots et donner de l'espace à Maël sans lui mettre de pression.
- Je crushe pas sur lui, articula Maël d'une voix tremblotante.
Ça suffisait mais Eno' voulait creuser ce tremblement.
- Maël, tu me connais, tu peux tout me dire. Dans le groupe y a qu'à moi que tu peux le dire, après tout. Si Romain est un chic type, c'est pas vraiment le gars le plus extraverti que je connaisse. Puis tu connais Claire, elle préfère parler de ses problèmes plutôt qu'entendre parler de ceux des autres. Moi, j'aide, je suis la Suisse et tu peux tout me dire, je garderais ça dans le coffre-fort de ma pensée mon p'tit Maël.
Silence. Enora s'inquiéta soudainement. Au bout, d'un certain temps, un petit toussotement se fit entendre.
- Je crushe vraiment pas sur lui Eno'. C'est juste que...
On y était presque.
- Juste que... Ces derniers-temps j'ai l'impression de trouver les garçons de plus en plus beaux et attirants. Mais c'est tout.
Enora sourit fièrement seule dans sa chambre. Entendre l'aveu de son ami valait tout l'or du monde.
- Normal que tu trouves les gars beaux. Ils sont beaux les garçons. Toi aussi t'es beau mon coco. Donc faut pas buter sur ses mots pour dire qu'ils sont beaux. Et tant mieux que tu crushes pas sur Romain, ça évite un triangle amoureux avec Claire ou Romain et blah blah blah.
Maël rit nerveusement à l'autre bout du fil.
- Mais...c'est bizarre, tu réagis si simplement... Je viens de te dire que je trouvais les garçons attirants Enora, ça te choque pas ? Fin je sais pas, si tu m'annonçais que t'étais attirée par les filles, moi ça m'étonnerait quand même.
Enora respira un bon coup, prête à sortir le discours qu'elle a toujours voulu sortir depuis des décennies.
- Ça m'étonne pas parce que je te connais bien. Puis pourquoi est-ce que ça me choquerait Maël ? Tu sais l'attirance vers le même sexe existe depuis la nuit des temps. Tu connais mes valeurs, mes idées et ce que je défends chaque jour. Donc, savoir que tu puisses éprouver des petites tensions sexuelles envers des bgs ça change pas qui tu es ou l'avis que j'ai sur toi. Tu restes Maël et tu resteras Maël, le bébé adorable du groupe. Allô la Terre, es-tu encore à l'appareil ? Bref, change pas et si t'as besoin d'en parler, je serai là pour ça. C'était le but de l'appel d'aujourd'hui, parler de toi et de cette période ultra floue de l'adolescence.
Après avoir prononcé ses mots, Enora gonfla ses joues pour se donner du courage. Elle l'avait fait, elle venait de conseiller un ami.
- Dis Eno'...
La brune arrête de bouger pour écouter Maël attentivement.
- Je te savais géniale mais pas à ce point.
Le cœur de l'adolescente se gonfla de joie et de fierté.
- Joyeux anniversaire, au fait.
Ils discutèrent encore un petit bout de temps du nouveau couple formé par les deux amis restants. Enora n'était pas très contre même si elle restait très vexée du fait de ne pas avoir été la première informée. Puis, c'était pas si surprenant que ça. Elle connaissait Claire qui tombait amoureuse de jour en jour du p'tit Romain. Et elle connaissait Romain par cœur. Tellement par cœur qu'elle savait qu'à la première occasion venue, il tenterait de se mettre en couple avec une fille aussi cool que lui. Après tout, Claire et lui allaient bien ensemble et formaient un couple « cool ».
***
Vers dix-neuf heures, quelqu'un toqua à la porte. Le père et la mère d'Enora préparaient le gâteau tranquillement dans la cuisine lorsqu'Enora ouvrit la porte pour tomber face-à-face avec son meilleur ami. Romain habitait juste à l'étage du dessus, ce qui n'était réellement pas compliqué pour se donner rendez-vous les matins ou se voir entre deux devoirs. Et puis ce 26 mars n'était pas un jour comme les autres, c'était l'anniversaire d'Eno' et qui dit anniversaire d'Eno' dit l'arrivée de Romain parmi la tablée de la famille Rouget. Il faisait presque partie de la famille si son nom de famille ne différait pas.
En entrant, il enleva ses chaussures, fit la bise à Eno' et salua les parents. Il semblait être de bonne humeur alors Enora garda le sujet du couple avec Claire pour plus tard. Elle allait profiter du peu de temps à passer avec son meilleur ami pour partager une bonne discussion à deux comme ils le faisaient si bien chaque semaine.
- J'ai apporté des schtroumpfs. Tes préférés, annonça-t-il en montrant le paquet déjà entamé.
Elle sourit agréablement en croquant dans le bonbon mou. Ils s'échangèrent un regard entendu et s'enfermèrent dans la chambre d'Enora. Là, elle put dévorer les bonbons sans les regards lourds de ses parents.
- J'ai appris que Claire t'avait fait une pipe et que vous sortiez ensemble. Et bin dit donc, ça va vite avec vous ! remarqua Enora en faisant une petite bourrade à son meilleur ami.
Romain n'eut plus l'air si content que ça.
- T'allais me le dire quand pour Claire ? Fin je sais pas tout le collège est au courant avant moi, ça craint quoi. ajouta-t-elle d'un air révolté.
Il attrapa un bonbon et Enora le regarda avec attention.
- C'est pas sérieux. Alors j'ai pas vu l'intérêt de te le dire.
Le sourire d'Enora se décrocha pour de bon pour laisser place à un air pincé. Elle connaissait Romain et détestait le ton détaché qu'il prenait parfois. Là, il l'avait pris et Eno' n'avait absolument pas apprécié.
- Tu joues avec elle gros con, affirma-t-elle sérieusement.
Romain déglutit et toussota légèrement pour tenter de calmer l'atmosphère. Elle sentit son regard profond mais ne fut pas d'humeur à le soutenir. Elle s'en fichait de ne pas avoir été mise au courant désormais, là ce qui l'inquiétait, c'était la nature de cette relation.
- Elle m'a dit que tu jouais avec un gars de ton club de théâtre toi aussi, donc, dans l'histoire je suis pas le seul fautif, se justifia-t-il bêtement.
Enora n'en croyait pas ses oreilles.
- Répète ?
Elle était prête à l'affronter. Elle avait l'habitude après tout, ça marchait comme ça dans leur amitié, un coup ils partageaient des délires tellement personnels que leur relation pouvait paraître indestructible, puis un autre coup, les deux avaient l'air d'être un vieux couple en chamaillerie permanente.
- T'as quoi en ce moment ? Si je jouais vraiment avec un gars je te l'aurais dit déjà donc range tes rumeurs de merde et m'emmerde pas avec ta vieille merde niveau informations. Puis que je sache, n'essaye pas de te déculpabiliser, tu sais très bien que ce que tu fais avec Claire est dégueulasse parce qu'elle t'adore et que toi tu t'en fous carrément d'elle.
Romain termina le paquet de bonbons.
- Qui te dit que je m'en fous d'elle ?
Enora haussa un sourcil, aussi intriguée qu'offusquée.
- Personne me l'a dit, je le sais. Claire n'est pas ton type de filles. Je le sais point barre.
Là, ce fut au tour de Romain de s'appuyer sur les propos.
- Et ça serait quoi mon type de filles ? Hein Eno', toi qui sais tout sur moi.
Eno' répliqua sans attendre :
- Les filles du type à s'appeler Merveille, à avoir les cheveux teints en bleu, à manger vegan et porter des vestes en cuir avec un motif rose. Je blague pas Romain, c'est ton type de nana ça.
Romain ne s'amusait plus du tout de cette situation.
- Tu dis de la merde là franchement. Puis tu sais très bien quel type de filles j'aime. T'es la mieux placée pour le savoir.
Le silence qui plana fut très significatif dans cette situation compliquée. Ils boudèrent le restant de la soirée avant de partager leurs pâtes. La part de gâteau avalée après le dîner, ils se reparlèrent sans se préoccuper de leur discussion précédente. Mais Enora avait entendu le ton grave de son meilleur ami en parlant du type de filles qui lui plaisait. La brune avait aperçu son regard intense. Elle savait qu'il appuyait sur quelque chose qu'elle n'osait pas s'avouer à elle-même. Peut-être parce qu'ô grand jamais elle n'oserait abîmer une amitié aussi précieuse et lui avouer qu'elle ne ressentait rien de tel pour lui, son meilleur ami.