Angel Tome 1 : La balance cél...

By TonyTedMosbyDupuis

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Théophile, adolescent banal et craintif, se retrouve soudainement doté de pouvoirs. Il se rend vite compte qu... More

ANGEL

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By TonyTedMosbyDupuis

Tome 1 :  La balance céleste


CHAPITRE 1

Un éclair dans la nuit

La mer était calme. Les nuages gris annonçaient une nouvelle journée maussade et fraîche pour la saison. Un homme regardait le spectacle envoûtant des écumes qui allaient et venaient en se cramponnant à la rambarde. Une carrure de rugbyman, la quarantaine, il arborait une barbe blanche soigneusement entretenue et une queue de cheval tout aussi claire. Un autre homme, âgé d'une dizaine d'années supplémentaire, le rejoignit. Ce dernier, bien moins costaud, avait des cheveux poivre et sel qui le vieillissaient plus que nécessaire.

Sans même jeter un regard à l'autre, le nouvel arrivant entama la conversation :

– Un bien beau spectacle que mère Nature nous offre là.

– Quel contraste avec ce que nous en faisons ! rétorqua le premier d'un ton navré.

– Ce ne sera pas pour cette année, Augustus, tu es au courant ?

– Je ne sais pas ce qu'il faut à cette maudite balance pour se rendre compte que le Mal est supérieur !

– La balance céleste ne se trompe jamais, il reste juste quelques années de plus à l'Humanité, dit le deuxième calmement.

– Tu te doutes que quoi qu'il arrive, je ne te laisserai pas faire ? Ton idée est vouée à l'échec, Ian !

– C'est pourtant ce en quoi j'ai décidé de croire. Nous serons prêts pour la prochaine évaluation.

– C'est contre nature et même si cela donne un bon résultat au début, les hommes finiront par recommencer à s'entretuer et à chercher le pouvoir ! Nous ne sommes plus à notre place ici, ce n'est plus notre planète !

– Nous avons déjà eu cette conversation tellement de fois... Tu sais bien que tu ne me feras pas changer d'avis. Toi et tes Cavaliers n'y changerez rien, mon organisation prend de l'ampleur et nous serons parés à toute éventualité.

– Même s'il renvoie des anges ? dit l'homme à la queue de cheval en ébauchant un sourire sans joie.

– J'ai de quoi les contrer si tel est le cas.

– Ne me dis pas que... Tu ne les as pas tués ? interrogea Augustus avec une once d'inquiétude dans la voix.

– J'ai dû me séparer de certains mais l'un d'entre eux m'est resté fidèle.

– Tu es complètement fou !

– Venant de l'homme qui ne veut laisser aucune chance à l'humanité, je trouve cette accusation déplacée.

Ian et Augustus ne détachaient pas leur regard des flots qui léchaient le muret en contrebas. Après quelques minutes de silence, Ian reprit la parole :

– Alors tu repars dans ton château ?

– Oui, le tourisme ne me plaît guère.

– Augustus, mon vieil ami, ne nous mentons pas, dis-moi que venais-tu faire ici ? Je ne te savais pas adepte du Japon.

– Je fais comme toi, je me bats pour mes convictions.

– Tu ne peux pas provoquer l'Apocalypse sans que la balance céleste ne l'ait décidé.

– Peut-être, répondit mystérieusement Augustus.

– À moins que... Tu ne fausses le résultat... Mais tu ne peux pas, il n'y a plus d'énergie noire depuis des siècles.

Augustus, l'air distant se retourna et commença à s'éloigner.

– Ne fais pas ça, ma solution est bien meilleure ! Laisse une chance aux hommes ! s'exclama Ian, désespéré.

– Nous avons pris des chemins différents Ian. Nous verrons bientôt qui de nous deux a pris le bon, déclara l'autre avec un air suffisant.

Sur ce, Augustus s'éloigna laissant Ian perplexe et ennuyé. L'Après n'était pas encore organisé. La fin du monde devait attendre.

***

Lorsque Théophile se réveilla ce jour-là, au fond de lui, quelque chose lui donnait l'impression que ce jour serait spécial. Ce n'était pas la première fois qu'il avait cette sensation, bien souvent son esprit s'amusait à le faire espérer qu'aujourd'hui serait différent, aussi ne prit-il pas vraiment garde à ce sentiment.

Théo était un adolescent ordinaire, qui venait de passer du collège au lycée avec une grande appréhension. Un mois et demi s'était écoulé depuis la rentrée de septembre et son nouvel environnement ne lui plaisait guère : les deux « rigolos » de sa classe le harcelaient à longueur de temps, les cours étaient bien plus difficiles qu'au collège, et enfin il avait ce sentiment de ne pas être à sa place. Heureusement, il se retrouva avec l'un de ses deux meilleurs amis : Axel Moreau.

Quand il arriva à la cuisine pour prendre son petit-déjeuner, ses parents, Alain et Martine, étaient déjà à table, en train d'écouter la radio. Théo les embrassa et s'assit face à son bol de lait froid, encore légèrement endormi. Ils le regardèrent sévèrement, comme pour lui rappeler que ce qui s'était passé la veille restait d'actualité. En effet, une dispute avait éclaté au sujet des notes de Théo. Il était fils unique et ses parents mettaient beaucoup d'espoir dans sa scolarité mais pour le moment, les professeurs tiraient la sonnette d'alarme après les premiers résultats du trimestre.

Sa mère, Martine, travaillait à la mairie de Louville tandis que son père, Alain, était chargé de recrutement pour l'Armée de terre dans le régiment d'artillerie basé dans la commune. Tous deux étaient compréhensifs, mais comme tous parents, de manière limitée. Leur système d'éducation était axé sur la bienveillance : politesse, respect, galanterie et gentillesse.

Martine finit par prendre la parole, couvrant le son de la radio :

– Tu as révisé tes cours avant de dormir ?

– Oui. Mais c'est un contrôle de math, il n'y a pas grand-chose à apprendre.

– Les maths, c'est surtout comprendre qui est important, déclara Alain. C'est une question de logique.

– Je fais du mieux que je peux ! s'exclama Théo.

– On s'en doute, mais si tu passais déjà moins de temps sur ta console, tu réussirais peut-être mieux en cours, lança froidement son père.

– Je n'arrive pas à rester concentré quand je fais mes devoirs ! Alors je joue pour laisser mon esprit s'aérer et ensuite je m'y mets !

– Ah oui, mais s'il te faut une heure de console pour pouvoir te concentrer dix minutes sur tes cours, tu n'avanceras pas beaucoup ! ironisa le patriarche.

Théo savait qu'ils avaient raison, mais il n'arrivait pas à rester assidu devant ses leçons. Au bout d'une minute de lecture, son esprit divaguait et évidemment il ne retenait rien. Il avait toujours eu du mal à s'intéresser à quoi que ce soit, ou à se concentrer longtemps et fuyait les efforts par la facilité. D'après lui, puisqu'il était comme ça, il faudrait l'accepter. Il n'allait pas se forcer à changer — d'ailleurs il ne le voulait pas.

La discussion prit fin lorsque le jingle des informations matinales retentit dans la radio :

« Bonjour, voici les actualités de ce jeudi 22 octobre 1999. Une nouvelle banque a été attaquée cette nuit à Montmédy, près de la frontière luxembourgeoise. Aucun mort ou blessé à déplorer cette fois-ci. D'après la façon de procéder, il s'agirait du groupe qui a déjà braqué trois autres banques de la région Lorraine. Les malfrats sont au nombre de 4 ou 5, et attaquent toujours de la même façon : de nuit, dans de petites villes et avec un arsenal important. Les criminels sont en possession de kalachnikovs, ainsi que d'un lance-roquette. Quatre gendarmes ont déjà été victimes de ce gang... »

– Un lance-roquette ! Mais comment font-ils pour avoir accès à ces armes ? s'écria Alain.

– Et tu te rends compte ? Quatre gendarmes ont perdu la vie ! Ils les attaquent sans ménagement ! s'apitoya Martine.

– Évidemment, ils veulent effrayer les policiers pour qu'ils hésitent avant d'intervenir, de crainte d'un bain de sang ! J'espère qu'ils vont vite trouver ces marginaux et les emprisonner !

Théo en profita pour s'esquiver et retourner dans sa chambre se changer. Finalement, cette journée ne commençait pas vraiment bien. Il n'avait que 15 ans et on ne cessait de lui rebattre les oreilles avec son avenir qu'il devait déjà préparer, ce qui lui faisait peur. Il ne savait pas quel métier il souhaitait faire, ni même dans quel secteur il voulait travailler. Difficile de trouver une motivation parfois, mais il se doutait bien qu'à un moment ou l'autre il devrait se donner un coup de pied aux fesses, au risque de se retrouver largué en cours et finir sa scolarité sans obtenir de diplôme.

Définitivement, penser au présent était bien plus appréciable. Ce qui importait, c'est que chaque jour se déroule au mieux. Carpe Diem comme le disait son film préféré « Le cercle des poètes disparus ». Il ne consentait pas à faire un pas vers le futur, il attendait plutôt que le futur vienne le chercher.

Théo avait la chance d'habiter à un quart d'heure à pied de son lycée, alors qu'un grand nombre d'étudiants étaient obligés de venir en bus. En effet, l'établissement se trouvait dans la commune de Louville, petite ville de 6 000 habitants située au beau milieu de la Meuse. La plupart des jeunes provenaient des villages environnants, ce qui changeait énormément par rapport aux années collège de Théophile. Tout était à recommencer : les amis, l'image de soi, les repères, les habitudes.

Lorsqu'il arriva devant sa salle de cours pour son devoir de mathématique, Théo se colla contre le mur en attendant son ami. Bien souvent Axel était en retard, le laissant, face aux autres élèves de sa classe. Bien que celle-ci soit composée d'élèves très différents, Théo n'avait pas réussi à se lier d'amitié avec eux. Il y avait les têtes — surnommés les « intellos » par ceux qui n'aimaient pas travailler — les pitres — aussi appelés les « grandes gueules » par tous ceux qui n'en pouvaient plus de leur énergie débordante — et le reste qui demeurait plus ou moins dans l'ombre.

Julien et Rémy faisaient clairement partie des amuseurs et créaient une cohésion et un esprit de groupe avec leurs frasques : la 2de8 était avant tout leur classe. Ils parlaient à tout le monde sans complexe : professeurs, surveillants, élèves populaires ou non. Bien sûr, ils avaient leurs têtes et jouissaient assez égoïstement de leur position de star.

Théophile, de nature plutôt timide, ne savait jamais comment se comporter face à ces deux rigolos. Il se sentait embarrassé, comme s'il s'était retrouvé devant une jolie fille sans savoir quoi lui dire, quoi faire pour paraître cool. Les premiers échanges furent catastrophiques, ce qui lui valut l'étiquette du « boulet » de la classe. Comme Théo n'était pas non plus du genre à se révolter, une certaine routine s'était installée. Il se faisait chahuter, gentiment, par Rémy et Julien, à longueur de journée.

Ce matin, ils étaient plus occupés à réviser leur cours, le nez dans le cahier, comme la plupart des élèves de la 2nd8. Théo pensait que ce qu'il avait retenu la veille suffirait, malheureusement, une fois devant la copie, ce fut l'angoisse. Non seulement il avait l'impression de ne rien comprendre mais en plus il ne voyait pas en quoi ce qu'il avait appris pouvait lui servir.

Il quitta le devoir complètement attristé : voilà encore un contrôle qui se solderait par une mauvaise note de plus dans son bulletin. Axel vint à sa rencontre et le rassura en lui disant qu'il n'avait rien compris également, sauf que lui allait probablement s'en sortir avec la moyenne.

***

Le cours suivant, en Science et Vie de la Terre, Théo frustré de son incompétence face à son devoir précédent, avait du mal à se concentrer. De plus, Julien et Rémy se trouvaient sur la paillasse juste derrière lui et s'amusaient à lui envoyer de l'eau distillée sur sa blouse.

– Hé, Théo, il doit y avoir une fuite quelque part, ta blouse est légèrement trempée ! lança Julien.

– Les gars, c'est bon, arrêtez ! répliqua Théo d'un ton qu'il espérait ferme en se retournant.

– Ce n'est pas de notre faute si tu transpires beaucoup ! riposta Rémy.

L'absence de réponse de Théo était éloquente. Axel, qui était assis à côté, lui souffla :

– Ne te laisse pas faire, fais-toi respecter !

Théo avait à peine ouvert la bouche pour répliquer que...

–Lemaire ! Dernière remarque ! À la prochaine, vous venez au premier rang ! tonna soudain le professeur de SVT.

– Oui... Désolé, répondit l'élève embarrassé. Voilà, ça me retombe encore dessus, enragea-t-il à mi-voix. C'est pas possible !

Axel eut un sourire amusé. Au contraire de Théo, Axel s'entendait bien avec tout le monde et avait gagné le respect de chacun sans effort. Plus petit que la moyenne, ses cheveux en pic, maintenus par une grosse quantité de gel, son physique de sportif aguerri — il pratiquait pas moins de six sports différents — et son visage enfantin, le rendaient bien souvent irrésistible auprès des filles.

Théo, lui, était de taille moyenne, blond aux yeux bleus, un peu enveloppé et s'habillait basiquement. Il n'avait pas une attitude à se mettre en avant, préférant suivre plutôt que mener. Il se contentait très bien de passer inaperçu, quand Axel voulait en permanence recevoir des autres une attention admirative.

À la fin du cours, Théo enleva sa blouse et constata que son dos était trempé. Les élèves, qui rangeaient le matériel, lui lancèrent quelques boutades qui sonnèrent désagréablement à ses oreilles, mais auxquelles il essaya de répondre avec humour. Enfin, il quitta la salle avec Axel.

Dans le couloir, Huseyin, son deuxième meilleur ami, les rattrapa. D'origine turque, il était toujours habillé en costume, malgré son jeune âge. C'était le plus grand des trois, le teint légèrement mat, il avait les yeux marrons, les cheveux impeccablement coiffés en brosse et était assez musclé. Tous trois s'étaient retrouvés dans la même classe — de la 5e à la 3e —, mais cette année, la petite bande était séparée.

– Alors, copain, ça va ? lui demanda-t-il.

– Ouais... répondit Théo, laconiquement.

– Rémy et Julien se sont encore moqués de lui, indiqua Axel en guise d'explication au haussement de sourcils de Hus.

– Encore ? Mais pourquoi tu ne dis rien ? Rebelle-toi un peu ! s'exclama Hus, qui avait déjà entendu cette histoire une bonne dizaine de fois depuis septembre.

– Je n'y arrive pas... Ce n'est pas dans ma nature...

– En réalité, ils se moquent gentiment de lui, ce n'est pas non plus la tête de turc de la classe — avec tout le respect que j'ai pour toi, mon ami ! s'exclama Axel en s'adressant à Hus.

Les deux garçons se mirent à rire bruyamment. C'était leur façon de ne pas rentrer dans le moule, de protéger qui ils étaient vraiment. Ils ne se prenaient jamais au sérieux, et c'est ce que Théo aimait chez eux. Il sentait qu'il pouvait être lui-même sans être jugé.

Le monde extérieur effrayait Théophile. Les gens en général, leurs réactions, et leurs comportements... Il était à un âge où on commence à réaliser la complexité de l'univers et il s'indignait souvent de voir la faculté que les hommes ont de toujours trouver une source pour alimenter leur haine, leur soif de destruction et leur besoin de créer le chaos. Que ce soit en cours d'histoire ou lorsqu'il regardait les journaux télévisés avec ses parents, il ne voyait pas comment se faire une place dans ce monde sans y laisser une partie de lui-même. Pour ne pas y être confronté, il s'enfermait dans sa petite bulle et se mettait des œillères pour entrevoir la vie telle qu'il la désirait. À ses yeux, sa zone de confort lui permettait de survivre en sécurité. Il devait composer avec le monde qui l'entourait, mais s'en échappait régulièrement grâce à ses amis, en rêvassant ou en jouant à la console.

– Non, mais sans en venir aux mains, tu peux leur suggérer d'embêter quelqu'un d'autre, reprit Huseyin.

– Ou alors, rentre dans leur jeu. Ils t'ont juste envoyé de l'eau dessus, ce n'est pas si grave. Si c'est moi qui avais été derrière toi, j'en aurai fait autant ! dit Axel avec son tact habituel.

– Voire pire, précisa Huseyin.

– Oui, mais voilà, si c'était vous qui le faisiez, ça me ferait rire... Venant d'eux, je sais que c'est juste pour se moquer de moi, ils n'ont pas le même état d'esprit... expliqua Théo. Et en plus avec ma chance, c'est à moi que le prof s'est adressé alors que je n'avais rien fait !

– Il est poisseux, ce mec, c'est dingue ! pouffa Axel.

Tout en marchant, ils se dirigèrent vers le self. La file d'attente était courte ce jour-là et, leur plateau en main, ils arrivèrent rapidement au niveau des entrées.

– Encore des œufs mimosas ? s'exclama Axel. Mais il ne sait faire que ça le chef ou quoi ?

– Ça t'apprendra à ne rien aimer, rétorqua Théo.

– Tiens, en parlant d'aimer, regarde qui est là-bas ! dit Hus avec un petit sourire.

Sans se retourner, Théo répondit très vite :

– Oui, j'ai vu.

– Pourquoi tu ne vas pas l'accoster ? Tu veux rester secrètement amoureux d'elle toute ta vie ? le taquina Huseyin.

– Je ne suis pas amoureux, je la trouve juste jolie...

Théo tombait facilement, et donc régulièrement, amoureux. Il aimait les filles, de manière générale, les considérant à la fois fragiles, fortes, attendrissantes, mignonnes et plus que tout, attirantes... Leur présence réveillait son côté romantique. Il lui suffisait d'en rencontrer une pour qu'il se dise : « c'est elle la femme de mes rêves ». Malheureusement, il avait également tendance à s'emballer pour un rien : un sourire fait par simple politesse, un regard croisé sans attention particulière, un signe de la main qui ne lui était même pas adressé, un bonjour prononcé avec un peu trop d'enthousiasme... C'était suffisant pour qu'il s'imagine que c'était enfin la bonne.

À 15 ans, cela lui était déjà arrivé une vingtaine de fois. Et cette fille dont Huseyin parlait, rentrait exactement dans ce cas de figure : il l'avait croisée lors de la première semaine, souriante, radieuse, lumineuse. Il n'en fallait pas plus au jeune homme pour tomber sous son charme. Bien que trop timide pour aller la voir, il avait discrètement enquêté sur elle. Il avait appris qu'elle s'appelait Nathalie et qu'elle n'avait pas de petit copain. Pour Théo, c'était tout ce qu'il avait besoin de savoir et bien assez pour qu'il en rêve chaque nuit. Le problème était de trouver comment faire le premier pas. La simple idée de lui parler lui donnait l'impression d'être face à un gouffre infranchissable. Non, il ne se sentait pas prêt. La seule chose qu'il pouvait faire c'était...

– Une lettre. Je lui ai écrit une lettre.

– Ah ouais, bonne idée, comme quand tu écris au père Noël ? répliqua aussitôt Axel d'un ton moqueur.

– Je me doutais bien que tu ne serais pas du même avis que moi...

– Mais bon sang, tu es au lycée maintenant, tu ne vas quand même pas lui envoyer une lettre d'amour ? s'écria Axel avec désespoir.

– S'il n'y a que comme ça qu'il arrive à exprimer ce qu'il ressent... tempéra Huseyin.

Axel commençait à monter sur ses grands chevaux :

– Tout ce que tu vas gagner, c'est qu'elle te prenne pour un dingue ou pour un gamin, déclara-t-il, implacable.

– Ou un peu des deux, indiqua Hus, impartial.

Tout en parlant, les trois jeunes trouvèrent des places dans le self bruyant et bondé. Ils s'assirent à une table libre, à côté des longues vitres qui laissaient passer les rayons du soleil d'automne.

– Pourquoi tu ne veux pas juste aller lui parler ? C'est pourtant simple ! s'exclama Axel, l'air désespéré. Tu l'attends à la fin d'un cours, le soir, au self, n'importe où, et tu engages la discussion, ce n'est pas compliqué !

– Oh si ! C'est compliqué... Je me connais, si j'arrive devant elle, je ne saurais pas quoi lui dire et je passerai pour un débile... répondit Théo. Comme quand je me suis présenté à Rémy et Julien.

– Non, mais tu n'as pas eu de chance aussi, tu as envoyé un énorme postillon sur le nez de Julien, lui rappela Axel.

– C'était le stress. Ça ne m'arrive jamais d'habitude. Donc tu vois, c'est voué à l'échec si je suis angoissé...

Axel soupira. Puis il reprit :

– Mouais. Admettons qu'elle soit touchée par ta déclaration, il faudra bien que tu lui parles en vrai un jour ! Tu veux une relation épistolaire ?

Théo rétorqua, l'air étonné :

– Comment connais-tu ce mot-là, toi ?

– Pareil, je suis choqué ! Je ne te croyais pas assez intelligent pour avoir autant de vocabulaire ! dit Hus avec de grands yeux ébahis.

– Allez bien vous faire voir !

– De toute façon, ce n'est pas qu'une simple lettre, j'ai joint une petite peluche avec pour l'attendrir.

– Quoi ? Je rêve ! Tu lui as acheté une peluche ? s'exclama Axel, totalement désespéré. Tu te rends compte que tu vas passer pour un psychopathe ?

Théo se tourna vers Hus et l'implora :

– Hus dit quelque chose, tu me comprends toi !

À sa grande déception, Huseyin n'était pas vraiment de son côté.

– Oui, c'est adorable, mais ça ne marche pas comme ça. Je pensais que tous les râteaux que tu t'étais pris t'auraient mis plus de plomb dans la cervelle...

Le visage de Théo se ferma.

– De toute façon, c'est trop tard ! J'ai demandé à une de ses copines de lui faire parvenir.

– C'est pas vrai... soupira Axel en claquant sa main sur son front. Je crois que je préfère manger des œufs mimosas plutôt que d'entendre ça.

Théo mit fin à la discussion sur Nathalie en répondant d'un ton probant :

– De toute façon, si ma lettre la touche, je partirai plus confiant et là je pourrais me décider à lui parler... Sinon, je me fais une raison et j'abandonne.

Le reste du repas fut essentiellement consacré à un débat concernant la façon dont s'écrivait le mot épistolaire.

***

Pour le moment, ce sentiment qu'avait eu Théo en se réveillant se révélait plutôt insidieux. Rien d'incroyable ne se passait, au contraire, la journée se déroulait de la pire des manières. Après le repas, il y eut une heure de vie de classe dont le but était de faire le point sur ce début d'année.

En attendant son tour, pendant que le reste des élèves était laissé en « autonomie » — c'est-à-dire dans le capharnaüm le plus complet —, Théo appréhendait son entretien avec son professeur principal, Monsieur Morlot. Les yeux rivés au sol, il sentait son cœur se serrer : rien de bon ne sortirait de ce moment, il en était sûr.

– Alors, que penses-tu de ton premier trimestre au lycée ? demanda directement le professeur, tout en feuilletant son dossier pour y trouver le relevé de notes de son élève.

Il avait des lunettes à grosse monture ce qui lui donnait l'air de sortir des années 80. Il avait la quarantaine, des yeux encadrés de rides prématurées et des mains de prof, c'est à dire garnies de tâches de stylo, de traces de craie et avec une petite bosse sur le majeur à force d'écrire.

– C'est un peu dur de se mettre dedans, mais ça va... répondit Théo sans conviction.

– Au niveau des matières, des cours, comment te sens-tu ?

Théo se demanda pourquoi son prof lui posait cette question, ses notes parlaient d'elles-mêmes.

– J'ai du mal à suivre le rythme, mais j'aime bien quasiment toutes les matières pour le moment, répondit-il, soucieux de montrer qu'il n'était pas aussi faible que M. Morlot semblait le croire. Enfin, la plupart, corrigea-t-il dans un élan d'honnêteté.

– Oui, oui, dit le professeur d'un ton distrait sans lâcher ses feuilles du regard. Je vois que la première salve de notes n'est pas flatteuse. Ta meilleure performance est un 12, en français, ma matière. Le reste est un peu préoccupant. Après, ce n'est que le début de l'année donc pas d'affolement, il faut juste que tu revoies ta façon d'apprendre tes cours et gagner en maturité. Beaucoup de professeurs ont fait remarquer que tu avais constamment la tête dans les nuages et je l'ai bien vu aussi.

Prenant un ton plus sévère, il continua :

– Tu as les récrés, la pause déjeuner et les fins de journées pour t'aérer l'esprit. En classe, tu dois écouter ce qui est dit. La majorité du travail se fait à ce moment-là puisqu'on y présente les notions fondamentales et qu'on les explique. Si tu suivais, tu n'aurais pas à passer autant de temps sur tes exercices à la maison... Je me trompe ?

Théo fut envahi par un sentiment d'injustice, même s'il savait que cette remarque était plus que méritée. Il avait du mal à rester concentré en cours, il en était conscient. Et malgré un comportement qu'il jugeait irréprochable, on le blâmait pour de petites inattentions. Souvent ses pensées l'emmenaient loin, très loin. Il s'imaginait de nouvelles existences, de multiples personnalités, des aventures incroyables. En classe, ses yeux regardaient dans le vide, mais son cerveau tournait à plein régime. Il rêvait sa vie au lieu de la préparer. Ne voyant aucun avantage à mentir, Théo répondit sur un ton penaud :

– Oui c'est vrai, désolé. Je décroche facilement en cours.

– Je veux bien le croire. Mais si tu souhaites réussir ton année, il va falloir te contrôler. Être rêveur n'est pas une excuse. Tous les élèves sont tenus d'écouter leurs leçons, de prendre des notes et de retenir ce qu'on leur dit. Tu as été accepté en seconde in extremis, au vu de tes bulletins de troisième. Je ne remets pas ton passage en cause, mais il ne faut pas que tu gâches cette chance. Sinon, il faudra penser au doublement ou à une réorientation.

Théo était contrarié, après tout, si le cours était intéressant, son esprit ne s'évaderait pas si facilement, pensa-t-il, mais il ne pouvait pas formuler à haute voix cet argument insolent. Son existence était plus captivante dans sa tête et dans les jeux vidéo.

– Tiens, j'en profite pour te rendre ton dernier devoir.

Le professeur lui tendit sa copie avec un vilain sept griffonné à l'encre rouge dans la marge. Ce fut un nouveau coup dur pour Théo qui pensait pourtant avoir réussi. Le français était sa matière préférée avec l'histoire, alors si là également il se mettait à avoir des mauvaises notes, l'année allait paraître longue...

Voyant l'étonnement sur le visage de Théo, M. Morlot reprit :

– Tu t'attendais à mieux ?

– Oui, je ne comprends pas ce que j'ai raté... répondit le garçon attristé.

– Je vais peut-être paraître dur, mais ton style est trop puéril. Ne t'inquiète pas, c'est normal, tu vas mûrir cette année. Il faut que tu réfléchisses plus à ce que tu notes, tu obéis trop à tes impulsions. Si tu relis attentivement ta copie, tu remarqueras qu'il n'y a pas de plan, que tu n'exposes qu'une suite d'idées décousues. Ce n'est pas ce qu'on te demande...

Théo sortit de la classe le moral au plus bas, vexé par les commentaires de son professeur. Il n'avait peut-être pas le niveau pour être en seconde générale... Il s'en était toujours tiré jusqu'à présent, mais cette année s'avérait être une marche difficilement franchissable pour le moment, ce qui risquait de décevoir ses parents...

Axel l'attendait dans le couloir.

– Ça va, copain ? demanda-t-il.

– Mouais... Je viens de me taper un 7/20 au dernier devoir et le prof m'a descendu... C'est déprimant. Toi tu as sauté une classe, tu n'apprends jamais tes cours et tu as toujours des bonnes notes ! C'est injuste ! Tu as eu combien ?

– J'ai eu 14. Tu vois, c'est la différence entre un cerveau intelligent et un cerveau vide !

Il rigola et le prit par le cou pour lui extirper un sourire.

– Allez, dépêchons-nous, on a Physique-Chimie et le prof n'aime pas qu'on arrive en retard !

Théo soupira. Il détestait cette matière, et le professeur, M. Jacquard, n'aidait en rien. Il était grand, avait les cheveux gris et une importante tonsure. Ses lunettes lui grossissaient les yeux et son air sévère ne renvoyait aucune image de sympathie. Il devait approcher de la soixantaine et était visiblement las des élèves. Souvent il ronchonnait et ses leçons manquaient d'engouement ; les années avaient dû considérablement diminuer la passion pour son métier.

–Lemaire, Moreau, où étiez-vous ?

La question claqua comme un fouet dans le brouhaha de la classe qui se préparait pour un TP sur la chromatographie.

– On discutait avec le professeur de français, désolé, mentit Théo.

– Mettez-vous avec Julien et Rémy à cette paillasse. Débrouillez-vous pour récupérer les consignes que je viens de donner.

Théo eut un mouvement de dépit. Manipulations en chimie avec ces deux imbéciles, c'était le pompon... Heureusement, Axel était là aussi.

– Donc je disais, reprit Jacquard, le trichloréthylène est maintenant interdit de manipulation par les élèves, car c'est un solvant extrêmement puissant. Vous aurez un éluant moins dangereux, mais qui peut donner de faux résultats si vous ne suivez pas à la lettre les instructions. Alors, soyez attentifs à ce que vous faites !

Théo n'était pas d'humeur à se faire marcher sur les pieds par Rémy et Julien. Il se sentait prêt à exploser à chaque fois que l'un des deux ricanait un peu trop.

– Bon et maintenant il faut mettre le papier dans le liquide pour voir apparaître les tâches, dit Julien en lisant la feuille de consignes.

– Tu crois que tu arriveras à le faire Théo ? questionna malicieusement Rémy.

– Je ne sais pas, la tâche m'a l'air ardue, répliqua Théo avec un regard noir.

Rémy et Julien l'observèrent en se demandant s'il le pensait vraiment. Seul Axel se mit à rire.

– Il a fait un jeu de mots avec tâche, expliqua-t-il aux deux autres.

– Ah... Il a bouffé un clown ce matin ! s'exclama Julien l'air peu amusé.

Théo prit le papier sans répondre et le trempa dans la solution comme indiqué.

– Bon, voilà autre chose, ça ne doit pas faire ça normalement... soupira-t-il en comparant le résultat obtenu avec ceux des imprimés.

– Alors, va voir le prof pour lui demander son avis, dit Rémy, méprisant.

Théo se leva, énervé, et se dirigea vers le bureau de Monsieur Jacquard. Axel en profita pour parler avec Rémy et Julien.

– Les gars, pourquoi vous le charriez tout le temps ? Il essaye de faire des blagues et d'être cool pour que vous l'acceptiez.

– Ah, mais oui, je ne dis pas le contraire, il tente de se faire accepter, déjà il ne me crache plus dessus, mais c'est devenu physique là ! répondit Julien en riant.

– Il a une tête de victime ! surenchérit Rémy

– Ouais, mais il est super sympa quand même ! argumenta Axel.

– Je n'en doute pas, mais regarde-le, il peut rien faire de bien, il est tout le temps maladroit, il a la tête du mec qui ne sait pas où il est ni ce qu'il fait. Même mon petit frère de trois ans dégage plus de respect que lui !

– Nous, on n'a rien contre lui, mais quand on le voit on se sent obligé de se foutre de sa tronche, c'est trop drôle ! rajouta Rémy.

Théo se fit réprimander pendant un quart d'heure par le professeur, parce que les consignes n'avaient pas été suffisamment bien respectées. Ce qu'il trouva injuste, car il n'était pas seul pour réaliser l'opération et en plus, d'autres élèves vinrent ensuite le voir avec le même problème, mais ne se firent pas autant enguirlander. Sans doute son retard avait-il joué, mais dans l'état émotionnel où il était, Théo n'avait pas assez de recul pour prendre ça avec détachement.

Il revint à sa table en maugréant, et s'empêtra les pieds dans un sac. Il trébucha et le tube tomba par terre, répandant la solution au sol et éclaboussant quelques élèves autour de lui. La classe se mit à rire.

– Mais t'es sérieux là ? s'exclama Julien. T'en loupes pas une, un vrai Pierre Richard le mec !

– Silence ! hurla le professeur, ce qui rétablit le calme immédiatement. C'est à cause de ce genre d'étourderie que l'on interdit désormais le trichloréthylène aux élèves, ce qui nous force à utiliser des éluants bien moins performants !

Théo se releva, maladroitement, rouge de honte. Il n'aimait pas la chimie et la chimie le lui rendait bien.

Quand la sonnerie retentit, Théo ressentit un immense soulagement en voyant cette journée de cours toucher à sa fin. Il se sentait horriblement mal et lorsqu'il comprit pourquoi les élèves se dirigeaient un à un au bureau du professeur, son estomac se gondola davantage.

– Ce TP était noté, crétin, lui cracha Julien alors qu'il ramassait ses affaires. À cause de toi, Rémy, Axel, et moi, on se tape un zéro. Merci beaucoup !

– Bravo, t'es vraiment un champion ! ironisa Rémy qui avait déjà enfilé son manteau et attendait son ami, l'air énervé.

Il avait la mâchoire serrée et les points enfoncés dans sa parka. En plus d'être une des fortes têtes de la classe, Rémy était beau, musclé et bronzé. Beaucoup de filles craquaient pour lui ainsi que pour Julien, qui avait de très jolis yeux bleus et était tout aussi athlétique. Se les mettre à dos, c'était également se mettre à dos leurs copains et leur fan-club, autrement dit la classe entière et une bonne partie du lycée.

Sans dire un mot, Axel et Théo sortirent de la salle et attendirent Huseyin à la fin de son cours d'histoire. Alors qu'ils se dirigeaient vers le portail de l'établissement Hus préféra rire de la situation pour dédramatiser la chose :

– Ce n'est rien, de toute façon ? Tu ne comptais pas devenir scientifique ?

– Ni barman ? rajouta Axel.

– Ouais, par contre pour une carrière de clown, je suis bien parti, constata amèrement Théo.

– C'était une mauvaise journée, ça arrive de temps en temps, le rassura Hus. Ça ira mieux demain.

– Oui, c'est vrai, dit Théo en décrochant enfin un sourire.

Après tout, il allait rentrer, manger un goûter, jouer à la console, oublier tout ce qui lui était arrivé aujourd'hui et cette nuit, il pourrait à nouveau s'évader dans ses rêves.

Malheureusement, les problèmes n'en avaient pas tout à fait fini avec lui. Devant tous les élèves qui attendaient leur bus, leurs camarades ou leurs parents, Nathalie se dirigeait vers lui, d'un pas décidé.

– C'est toi Théophile ? demanda-t-elle.

Elle avait une belle voix douce, mais qui trahissait un certain énervement. De près, elle était encore plus jolie avec un visage fin et bien dessiné, de longs cheveux châtains et de magnifiques yeux bleu clair. Axel et Huseyin avaient continué leur chemin pour les laisser seuls.

– O... Oui, balbutia Théo. Son cœur battait à tout rompre, il se demandait si elle pouvait l'entendre.

– Tiens, lui dit-elle en lui tendant la peluche qu'il avait choisie avec tant de soin. Je n'en veux pas, c'est gentil, mais je ne vois pas pourquoi tu m'offres un cadeau alors qu'on ne se connaît pas, c'est un peu bizarre.

– C'était juste pour être sympa et... et te faire plaisir, dit Théo, dont le cœur battait toujours aussi fort dans une espèce de galop déréglé.

– Eh bien c'est gentil, mais je ne suis pas quelqu'un qu'on achète, répondit Nathalie d'un ton sec.

Théo était médusé.

– Ce n'est pas du tout ce que j'ai voulu faire...

– Oui enfin bon, désolée de te le dire aussi franchement, mais j'ai déjà des vues sur un autre mec. Tu ne m'intéresses pas, ajouta-t-elle au cas où il n'aurait pas compris.

– Ah, OK... C'est pas grave. Excuse-moi si tu as cru que je voulais t'acheter, dit Théo, qui se sentait mal.

– Super. Bon et bien, bonne soirée, dit Nathalie, tout en vérifiant par-dessus son épaule où étaient ses amies. A plus.

Ce genre de parole était plus adressée par habitude que par véritable conviction. Nathalie lança tout de même un regard en arrière pour être sûre que Théo n'avait pas fondu en larme. Si les yeux du jeune garçon trahissaient à ce moment bien des sentiments, ceux de Nathalie étaient juste bleus et froids.

– Merci toi aussi ! répondit Théo, en se forçant à mettre dans sa voix une jovialité qu'il ne ressentait pas le moins du monde, mais Nathalie était déjà loin.

Il resta planté à la sortie du lycée avec sa peluche dans les bras, honteux et n'osant pas regarder autour de lui pour voir si des personnes avaient assisté à la scène. Il ne s'était pas rendu compte que son comportement était anormal et qu'il devait peut-être se remettre en cause, en effet.

La main de Huseyin se posa sur son épaule le tirant de ses questionnements.

– C'est rien, il y a plein d'autres filles, dans ce bahut.

Arrachant son regard de l'endroit vers où Nathalie était partie, Théo répondit tristement :

– Ouais, j'ai hâte de me coucher. Il y a des jours comme ça où rien ne va.

En rentrant chez lui, il se mit à pleuvoir et quelqu'un semblait l'attendre un peu plus loin sur le trottoir. Comme il avait une capuche, Théo ne distingua pas tout de suite de qui il s'agissait. En arrivant à sa hauteur, il le reconnut : c'était Adrien, un copain d'enfance. Ils s'étaient rencontrés en primaire, et habitant dans le même quartier, ils jouaient ensemble aux petites voitures et aux soldats pendant les vacances scolaires et les week-ends. La belle époque, songea Théo, mais depuis Adrien avait changé. Il était devenu calculateur et profiteur — ce qui était en partie dû aux problèmes d'argent qu'avait eus sa famille. Cela avait dénaturé leur relation.

– Ah tiens, salut Adrien ! Ça va ? lança faussement Théo.

– Oui et toi ? Qu'est-ce que tu fabriques avec cette peluche ?

– Oh, juste une longue journée qui se finit.

– Ah... OK ! Je viens de croiser Julien, il m'a dit que tu avais foiré une expérience et que vous vous étiez tapé un zéro ?

Théo était désarçonné que la nouvelle ait circulé si vite en dehors des murs du lycée.

– Eh oui, encore une maladresse de ma part, répondit Théo d'un ton neutre. Tu le connais bien Julien ? ajouta-t-il, un peu hésitant.

– Ouais, c'est un bon pote ! Comme Rémy d'ailleurs, on fait souvent des soirées ensemble, il est cool aussi.

– Nettement moins avec moi...

– Ils ne sont pas méchants, ils te testent c'est tout. Et au fait, tu m'as fait le CD que je t'avais demandé ? quémanda-t-il parfaitement naturellement et sans transition.

Au contraire d'Adrien, Théo avait la chance de posséder un ordinateur avec graveur. Adrien lui réclamait régulièrement de lui graver des CD de musique, à la base pour lui, puis avec le temps il avait décidé de créer un petit business. Théo n'osait pas lui refuser ni lui imposer une contrepartie, car pour lui, Adrien était un ami, et pour un ami, il ferait tout. Et si cela pouvait l'aider financièrement, il se voyait mal lui demander un pourcentage de ses ventes, mais il avait tout de même la désagréable impression qu'il n'y avait plus que ça qui motivait Adrien à lui parler.

– Non je n'ai pas eu le temps de te le graver, et je n'ai plus de CD vierges... répondit Théo.

– Ah zut... Vous allez bientôt en racheter ? demanda Adrien, l'air réellement ennuyé.

– Je ne sais pas, mais sinon tu n'en as pas toi ?

– Non. Faudrait que je voie le prix et si ce n'est pas trop cher je t'en donnerai.

– OK, dit Théo, à la fois compréhensif et désireux de partir au plus vite.

– Mais si tu arrives à avoir des CD, tu peux me le faire pour demain s'il te plaît ? J'ai promis à ma cousine de lui offrir pour son anniversaire.

– Oui, j'essayerai d'y penser.

– Merci ! Bon, il faut que j'y aille, je vais rentrer chez moi en courant sinon je vais être trempé ! On se revoit vite !

Adrien cavala sur le trottoir en projetant de l'eau autour de lui à chaque enjambée. Cette courte entrevue laissa un sentiment amer à Théo. Il avait cette impression que l'on profitait de lui, de sa gentillesse – pour ne pas dire faiblesse – et cela ajouta une couche à sa contrariété. Bien sûr, ils auraient pu se voir plus s'ils le souhaitaient, mais ni lui ni Adrien ne faisait d'effort dans ce sens. Cette journée avait été rude sur bien des points pour Théo. Des tourments d'adolescent se disait-il, pas plus graves qu'un petit rhume. Pourtant un rhume mal soigné peut se transformer en pneumonie.

***

La maison de Théo était à l'écart du centre-ville, à la frontière avec la campagne : en marchant un peu, il se retrouvait rapidement dans les champs. L'agriculture était jadis le nerf principal de la commune, avant de peu à peu tendre vers l'industrie, donnant l'impression que Louville était bloquée entre deux temporalités, deux styles : le rural et l'urbain, le rustique et le moderne. Certaines entreprises nationales s'étaient implantées sur les hauteurs pour essayer de pallier le fort taux de chômage qui touchait la région. En outre, la mairie tentait de développer l'aspect culturel et ludique de la ville pour la rendre attractive, mais les tournois sportifs et les manifestations artistiques ne rencontraient qu'un succès limité.

Dans le centre-ville, des petits commerces fonctionnaient suffisamment pour éviter la faillite, bien que le supermarché, installé sur les hauteurs, leur faisait de l'ombre. Il y avait peu d'habitations dans le centre, elles se trouvaient toutes en périphérie. Certains quartiers n'étaient composés que de barres d'immeubles, tandis que d'autres étaient entièrement pavillonnaires.

C'était une petite ville sans problèmes, où il faisait bon vivre et grand nombre de citadins des alentours venaient se balader les week-ends, dans les forêts qui entouraient Louville.

Quand Théo rentra, sa mère était déjà là et d'une humeur très bavarde, au grand dam du jeune homme qui n'avait qu'une envie : filer dans sa chambre pour jouer à la console et ainsi oublier ses misères. Elle lui raconta toute sa journée, et lorsqu'elle lui demanda comment s'était passée la sienne, il préféra répondre par un sobre « ça a été ». Il n'avait pas le désir de s'étendre sur le sujet, vraiment pas, mais Martine persista et chercha à savoir s'il avait eu des notes aujourd'hui. Il ne voulait pas lui mentir, mais décida de ne pas mentionner le zéro qu'il venait d'avoir en Chimie :

– J'ai eu sept en français. Ne me demande pas comment ça se fait, je m'attendais à bien mieux... Je suis dégoûté.

La réponse fut rapide et cinglante :

– Passe plus de temps à bosser et arrête de jouer constamment à ta console !

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Théo laissa éclater toute la frustration de cette journée, toute sa colère et sa tristesse contre sa mère. Ce n'était pas la chose à faire, et il le savait, mais il avait besoin de vider son cœur.

– Mais je n'y arrive pas ! Tu auras beau me mettre devant mes cahiers avec rien d'autre dans ma chambre et m'enfermer, ça ne changera rien ! Alors arrête de me le répéter à longueur de temps !

Il ne voulait pas entendre à nouveau la même rengaine que Morlot lui avait déjà servie tout à l'heure. Et de toute façon, il n'avait pas la force et le recul nécessaire pour se remettre en cause ce soir.

La dispute avec sa mère enfla rapidement et devint virulente. Elle ne voyait que l'opposition farouche de son fils, sans savoir que d'autres faits rentraient en compte dans son attitude de rébellion. C'était comme s'il y avait un moment dans la vie où les gens oubliaient ce qu'ils avaient eux-mêmes vécu, ces journées qui paraissaient être les plus grandes tragédies que l'humanité ait connues. Théo eut soudain l'impression que sa maison avait rétrécie et que sa colère la remplissait toute entière.

C'en était trop pour lui. Il se sentait seul et incompris. Son échec avec Nathalie lui restait en travers de la gorge et les larmes commençaient à lui monter aux yeux. Il réalisait que dès les premiers mois de sa seconde, il rencontrait déjà ce qui lui semblait être des problèmes scolaires insurmontables. Le système n'était pas fait pour lui ou il n'était pas fait pour le système.

D'un coup, il avait besoin d'air. Il mit ses baskets et déclara à sa mère qu'il devait se défouler. Il ressortit sous la pluie battante et courut aussi vite qu'il le pouvait. Il devait laisser exploser sa rage, pleurer, crier, c'est tout ce dont il avait besoin. Martine lui ordonna de revenir, mais Théo préférait sentir sa colère bouillonnante s'apaiser un peu sous la pluie froide.

Dehors, la campagne était curieusement calme, sans cesse aiguillonnée par le déluge qui s'abattait. Théo prit le sentier qui traversait les champs, sans aucune visibilité. Il s'enfonça dans l'inconnu, suivant le chemin de terre, se fiant à ses pieds et ses souvenirs, il avait l'habitude d'emprunter cette voie depuis tout petit.

La pluie tombait de plus en plus. Il était trempé jusqu'aux os, mais ne s'en souciait guère. Tout ce qui le préoccupait c'était qu'il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas pourquoi la vie était si dure par moment, pourquoi il se sentait rejeté, pourquoi il avait l'impression qu'il n'avait sa place nulle part. Il essayait de faire du mieux possible pour être accepté et aimé, mais cela ne fonctionnait pas. Pourquoi ? Il y avait trop d'injustice dans son existence, ce qu'il ne pouvait supporter.

Ses pieds mouillés étaient avalés par l'obscurité dès qu'ils touchaient le sol boueux. Théo courait pourtant de manière régulière. Ses foulées étaient mécaniques, et chaque fois qu'il posait un pied par terre, ses problèmes lui revenaient en plein cœur et marquaient la cadence des pourquoi qui tourbillonnaient dans sa tête. Il en avait assez qu'on ne le voit pas comme un être humain sensible, mais plutôt comme une machine qui devait produire des résultats. Il n'aimait pas ce monde, cette société, dans l'immédiat il n'en pouvait plus.

Il hurla, à la pluie qui tombait. Il ne croyait pas en Dieu, mais il s'adressait bien aux cieux lorsqu'il cria à nouveau « Pourquoi ? », exigeant une réponse, savoir ce qu'on attendait de lui. Qu'avait-il fait pour que le sort s'acharne autant sur lui ?

Puis tout se passa très vite. Un énorme éclair zébra la nuit et la lumière éventra le ciel. C'était comme un gigantesque flash lumineux. Il y eut une espèce de craquement, comme si les nuages s'étaient fissurés. Théo n'eut même pas le temps de réagir. Il ne ressentit aucune douleur, mais ferma les yeux par réflexe.

Quand il les ouvrit à nouveau, il était dans ce qui lui sembla être une chambre d'hôpital.

CHAPITRE 2

La Maison du Pendu

Théophile ouvrit les yeux et parcourut la pièce rapidement du regard mais avec calme. Il avait l'agréable sensation d'avoir très bien dormi. Une perfusion sortait de son bras droit tandis que des capteurs avaient été posés sur son corps pour suivre son rythme cardiaque. Sa mère était assise sur une chaise à côté de son lit. Il retira le masque qu'il avait sur le visage et demanda d'une voix pâteuse :

– Où suis-je ? Que s'est-il passé ?

Martine parut surprise de ce réveil soudain et fondit en larmes en se penchant pour l'enlacer. Théo avait du mal à comprendre ce qui se tramait, mais au chagrin de sa mère, il devinait que quelque chose de grave était arrivé.

– Maman, arrête de pleurer, explique-moi !

Elle répétait sans cesse « merci, mon dieu, merci ». Son père entra dans la chambre à son tour, avec deux cafés dans les mains. Il les déposa vite sur la table et lui aussi entoura sa petite famille sur le lit d'hôpital en laissant couler quelques larmes. Théo ne put retenir les siennes également devant tant de tristesse. Mais il ne comprenait pas ce qui avait bien pu arriver pour mettre ses parents dans un tel état.

Quelques longues minutes plus tard, les étreintes se relâchèrent et Théo put parler.

– Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce que je fais là ?

– Tu étais dans le coma, glissa sa mère. On a cru que tu allais mourir... Elle se remit à larmoyer de plus belle.

– Ne pleure plus maman, je ne suis plus dans le coma, je suis là, tout va bien, enfin je pense.

– Tu ne te rappelles de quelque chose ? demanda son père.

– Eh bien... Je courais sous la pluie et je me souviens d'un éclair lumineux...

À ce moment-là, la porte de la chambre s'ouvrit avec force et quatre personnes entrèrent, deux hommes et deux femmes.

– Bonjour Théophile, dit l'un d'eux. Je suis le Dr Grenier.

Il regardait l'adolescent de manière très attentive. Il s'approcha de lui le détaillant sans le toucher. Comment te sens-tu ?

– Bien, déclara timidement Théo, qui ne savait pas ce qu'il était censé répondre. S'il était là, c'est qu'il devait y avoir un problème et il attendait une explication de l'équipe médicale.

Les médecins consultèrent tous les appareils qui se trouvaient dans la pièce, tout en griffonnant sur leur calepin. L'autre femme resta aux côtés du docteur Grenier et écrivit pour lui les réponses de Théo.

– Tu n'as mal nulle part ? Aucune douleur ?

– Non, rien... Ça fait combien de temps que je suis ici ?

– 11 heures seulement.

Tout en parlant, le médecin avait sorti de sa poche une sorte de petite lampe torche qu'il braqua successivement sur les deux yeux de l'adolescent. Il marmonna « pupilles symétriques » et la rangea. Il testa ensuite ses réflexes et sa réactivité puis regarda l'appareil à gauche de Théo et lança à l'infirmière qui prenait des notes « électroencéphalogramme OK ».

– Te souviens-tu de ce qui s'est passé ? demanda le médecin.

– C'est assez confus... Je suis parti courir, il pleuvait beaucoup, mais je ne me sentais pas mal, au contraire, ça me faisait du bien. J'avais passé une mauvaise journée, il fallait que je me vide la tête... Puis, sans prévenir, il y a eu un flash lumineux et je me rappelle d'un bruit fort aussi, comme un coup de tonnerre. J'ai été frappé par la foudre ? s'exclama-t-il, pensant avoir compris ce qui lui était arrivé.

Sans cesser de le dévisager, le médecin laissa un blanc dans la conversation, puis il reprit :

– Il n'y a pas eu d'orage à ma connaissance hier. Après, rien n'est impossible, mais dans ces circonstances, tu devrais avoir des brûlures sur la peau, ce qui n'est pas le cas. D'ailleurs, tu n'as aucun symptôme d'un foudroyé à dire vrai. Tu as fait ce que l'on appelle un malaise avec une perte de connaissance de stade 3. Nous n'avons pour le moment aucune explication à ce coma : pas de problèmes respiratoires, pas de trouble du rythme cardiaque, pas de déficit neurologique, pas de trace d'alcool ou de médicaments, ni d'autres stupéfiants. Le scanner cérébral n'a montré aucune hémorragie ou hématome. Bref, tu as juste été coupé du monde extérieur pendant une demi-journée.

Théo resta un moment sidéré après cette longue explication. Tout ce qu'il trouva à dire fut un timide :

– Stade trois ?

– Oui. Tout allait parfaitement bien chez toi, aucune anomalie, et pourtant ton corps ne répondait plus à rien. Tu peux me croire, je n'ai jamais vu ça de ma carrière.

Théo resta médusé. Il lui était vraiment arrivé un truc de fou.

– Je ne veux pas t'inquiéter, reprit le médecin, mais je ne peux pas te faire croire que ce qui t'est arrivé ne reviendra jamais. Le problème c'est que si cela se renouvelle, je ne peux pas savoir si tu te réveilleras aussi vite... Et je ne souhaite pas à tes parents de revivre un tel calvaire. La médecine n'est pas une science exacte et tous les cas sont uniques. On attend encore quelques résultats d'examens et bien sûr, tu vas rester quelques jours en observation. Il faudra que tu subisses d'autres tests, un peu plus poussés, pour avoir une idée de ce qui a bien pu t'arriver. Tu es un patient rare et chanceux...

Le docteur Grenier sortit de la pièce pour laisser la petite famille se retrouver. Pour Théo, ces « retrouvailles » n'étaient émouvantes que par le comportement de ses parents. Car de son côté, il n'avait pas eu peur, pas eu mal, et n'avait pas eu la conscience du temps qui s'était écoulé. Il avait juste l'impression de se réveiller après une bonne nuit de sommeil.

***

Les jours qui suivirent, Théo enchaîna une batterie d'examens dans divers hôpitaux de la région pour tenter de trouver ce qu'il avait eu. Scanner approfondi, IRM, test neurologique, prise de sang, étude de ses réflexes... tout y était passé. Mais aucunes anomalies ne furent trouvées. Cela dura presque toutes les vacances de le Toussaint.

Il devait attendre encore des résultats, mais il se sentait bien, ce qui surprenait les spécialistes rencontrés. Un cas comme celui-ci était plus qu'improbable. Ainsi, Théo n'avait aucun contrecoup à son coma, au contraire, il se sentait plus fort, plus confiant. C'était comme si cela avait renforcé sa croyance en la vie. Être passé si près de la mort lui avait fait réaliser qu'il avait de la chance de vivre et que même si ce n'était pas facile tous les jours, tout lui semblait à présent surmontable. Il était décidé à en profiter véritablement, désormais.

Aussi, lorsqu'il reçut une invitation pour aller à une fête pour Halloween, il se résolut à accepter. D'habitude, il n'aimait pas être entouré de plein de gens qu'il ne connaissait pas, son côté timide prenait vite le dessus et l'empêchait d'être à l'aise. Il décida de se faire violence et de profiter de la vie. Après tout, peut-être que la fille de ses rêves se trouverait à cette soirée et lui ferait oublier son échec avec Nathalie ?

Ses parents eurent du mal à accepter cette sortie, ils étaient bien plus choqués par ce qui lui était arrivé que Théo lui-même. Ils lui achetèrent un téléphone portable Itinéris avec mobicarte afin qu'il puisse les appeler si besoin — même si, dans le cas où un malaise le reprenait comme la dernière fois, il était peu probable qu'il parvienne à utiliser son mobile. Cette précaution servait surtout à rassurer ses parents.

Théo avait acheté un costume de vampire pour l'occasion. Son père insista pour l'accompagner jusqu'au lieu où se déroulait la fête. La nuit était humide et douce. Un quart de lune brillait faiblement, entouré d'un halo poussiéreux. Ici et là, entre deux nuages, on apercevait le clignement d'une étoile.

Axel et Huseyin — respectivement déguisés en fantôme et en pirate — l'attendaient devant la petite salle louée à cette occasion. Théo rassura une dernière fois son père et retrouva ses amis à l'intérieur. Le local était parfaitement décoré, en orange et noir, avec des citrouilles évidées et sculptées, dans lesquelles reposait une bougie au centre. Des ballons, aux motifs de chauves-souris, ornaient également les murs. Du punch sans alcool — officiellement en tout cas —, des petits fours orange et un gâteau au chocolat noir « plus noir qu'une nuit sans lune » comme le décrivit son concepteur, trônaient sur une table à côté de la porte d'entrée. Une enceinte était posée au fond de la salle devant un espace vide servant de piste de danse. Une vingtaine de jeunes venant de différentes classes du lycée avaient été invités.

Théo croisa de nombreuses personnes de 2nd8 et prit beaucoup de plaisir à raconter sa mésaventure et tout ce qui avait suivi. Il en rajouta un peu évidemment, pour rendre les faits plus dramatiques et extraordinaires. L'enthousiasme du jeune rescapé retomba légèrement quand il apprit que Rémy et Julien étaient également présents. Fort heureusement, ils ne vinrent pas lui chercher des noises, sûrement une conséquence de sa promotion au rang de grand blessé sorti indemne d'un coma profond. En tout cas, cela fit de lui l'attraction de la soirée. Ça lui faisait du bien de s'amuser, de voir que les gens s'inquiétaient pour lui et de se mettre en position de héros.

Vers vingt-trois heures, certains proposèrent d'aller faire un tour dans le village à la suite d'une escalade de défis, de provocations et d'une certaine quantité d'alcool. Théo, Axel et Hus accompagnèrent le mouvement. À cette heure-là les éclairages publics étaient éteints et les rues plongées dans le noir. Théo n'avait pas l'impression qu'il faisait plus froid qu'à son arrivée, pourtant tout le monde frissonnait en se plaignant de la fraîcheur de cette fin d'octobre.

Le groupe déambula dans les petites artères de la commune voisine en rigolant et en tentant de se faire peur. L'ambiance était bon enfant et Théo s'amusait, contrairement à ce qu'il avait redouté en arrivant à la soirée. Personne n'était réellement effrayé : ils étaient tous ensemble et le noir n'était pas assez menaçant pour faire perdre leurs repères aux jeunes du coin qui s'amusaient à raconter les légendes urbaines de circonstance.

Après un bon quart d'heure, durant lequel le joyeux petit groupe errait dans les rues de la ville, certains — dont Rémy et Julien, sérieusement éméchés — voulaient s'aventurer jusqu'à la « maison du Pendu ». C'était un de ces lieux que tout le monde connaissait. La légende racontait que le propriétaire et toute sa famille s'étaient pendus et que depuis des fantômes hantaient les alentours.

La maison, imposante, qui ressemblait à un manoir avec un énorme parc, était excentrée, plus proche de la forêt que du bourg. Elle reposait sur deux étages, et était beaucoup plus grande que les autres habitations de la région, sans doute avait-elle été la propriété d'une famille bourgeoise au siècle dernier. C'était un peu la « maison hantée » des environs. Tout le monde y entendait des bruits, y voyait des choses louches se produire et chacun alimentait les rumeurs. Personne n'avait rencontré les habitants de cet endroit, les propriétaires devaient être discrets... ou morts.

Il semblait à Théo qu'elle était actuellement occupée, mais plus que la réalité, c'était l'aura de mystère et de menace qui entourait cet endroit qui faisait que les gens, y compris Théo, se plaisaient à en avoir peur. Et pour un défi d'Halloween, ce genre de bâtisse correspondait parfaitement au thème.

Comme Axel et Huseyin n'étaient pas motivés, les trois compères retournèrent vers la salle tandis qu'un petit groupe, dont Rémy et Julien, s'en alla vers l'aventure. « Bon débarras », se dit Théo.

Il avait négocié avec ses parents pour rentrer à minuit et il ne voulait pas manquer l'horaire, de peur que son père entre dans la salle et découvre que la soirée, censée être sans alcool, ne l'était finalement pas. En effet, une bonne partie des invités plus âgés, ne concevaient pas une fête sans boissons alcoolisées. Ils avaient donc ramené de quoi « s'amuser », en quantité. Théo, tout comme Huseyin, ne buvait pas, tandis que Axel avait quelques verres dans le nez, assez pour être joyeux. Ce que redoutait Théo, c'est que certains s'enivrent jusqu'à ne plus pouvoir se contrôler.

Ce fut exactement ce qui arriva ce soir-là : une altercation éclata entre deux jeunes gens, pour une histoire de fille apparemment. L'alcool aidant, le ton monta très vite et les deux garçons en vinrent rapidement à se bousculer mutuellement puis à se frapper franchement. Théo détestait ces moments-là. De l'énervement, de la tension, de la haine, de la colère, tout était mauvais ici. Et au plus profond de lui, il ressentait quelque chose, il n'aurait su dire quoi exactement, mais quelque chose qui l'alertait. Il n'était pas du tout bagarreur, donc il resta en marge du conflit tandis que certains essayaient tant bien que mal de les séparer. Tout était très confus et d'autres personnes souhaitaient mettre leur grain de sel dans l'histoire, ce qui amplifia l'altercation.

Les trois amis s'éclipsèrent pour aller dehors, mais Axel fut bloqué par un jeune ivre qui se montrait de plus en plus agressif. Ne souhaitant pas abandonner leur ami dans cette fâcheuse position Huseyin et Théophile firent demi-tour et tentèrent de raisonner l'inconnu. Celui-ci ne les écoutait même pas et restait obnubilé par Axel. La situation était nouvelle et inattendue, pourtant, étrangement, Théo ne se sentait pas effrayé. Quelque chose en lui grandissait, un mélange d'adrénaline, de peur et de... Confiance ? Ce n'était pas un sentiment habituel pour lui, surtout dans ce genre de situation, mais c'était bien de l'assurance que son esprit soufflait en lui. Tout irait bien.

Pendant qu'il réfléchissait, quelqu'un fut bousculé et tomba sur Théo. Avec une réactivité étonnante, il repoussa le garçon qui s'étala assez violemment deux mètres plus loin. Théo n'avait pas l'impression d'y avoir mis tant de force, il avait juste tendu le bras pour se protéger.

Malheureusement, cet évènement énerva encore plus le jeune qui s'en prenait à Axel et le lâcha pour se tourner vers lui. Directement, il tenta de le frapper au visage. Il était plus âgé, plus imposant et plus musclé, mais comme il était ivre, son coup fut facilement esquivé. Théo en profita pour lui attraper le bras et ainsi tenter de le maîtriser. Mais l'autre, plus malin, le replia immédiatement, ce qui déséquilibra Théophile, qui tomba et se prit le genou de son adversaire dans le ventre.

A terre, la douleur passa tellement vite qu'il se demanda si son adversaire l'avait vraiment touché. A la merci de son agresseur, il dut se protéger pour ne pas recevoir un coup de pied. Soudain Huseyin bondit sur son assaillant pour le bloquer et le forcer à se calmer. Sans même chercher à comprendre, deux autres jeunes prirent alors le turc à partie.

Théo avait l'impression que ses respirations ne lui amenaient pas seulement de l'oxygène, mais surtout, de l'énergie. Quelque chose avait changé en lui. La peur était maintenant cachée par l'adrénaline qui pulsait dans ses veines.

Il se sentait fort.

Bien qu'il ne se soit jamais battu, l'inconscient de Théo lui soufflait qu'à ce moment précis, il était capable de se défendre lui, et également ses amis. Il profita d'être à terre pour faire une balayette à son agresseur. Sonné par la chute, ce dernier resta au sol en se massant les fesses, le choc allait sûrement lui laisser un joli hématome. Théo se releva et se tourna vers les deux jeunes qui s'en prenaient à Huseyin.

Il donna un coup de poing dans les côtes à l'un tandis que le second balança Huseyin par terre et essaya de boxer Théo. Celui-ci esquiva ses charges avec une facilité déconcertante, comme s'il avait prédit le coup. Puis Théo profita d'un temps mort, lorsque son adversaire reprit son souffle, pour s'avancer vers lui et le frapper. Il visa l'estomac, sans grande conviction, mais le coup porté fut, étonnamment, assez puissant pour propulser le jeune quelques mètres plus loin. Celui-ci se tenait le ventre de douleur. C'était la première fois de sa vie que Théo donnait un coup de poing, il était surpris du résultat, n'ayant pas eu l'impression d'y avoir mis beaucoup de force.

Le premier agresseur, qui était tombé sur les fesses, se releva et se dirigea, vers Théo pour le prendre par surprise. Heureusement, Huseyin s'en débarrassa en lui en faisant une prise de karaté qui l'envoya facilement au tapis.

Brièvement libres, Théo, Hus et Axel sortirent en hâte de la salle. Ils s'éloignèrent de son entrée pour ne plus entendre les clameurs qui en émanaient.

– Et voilà pourquoi je ne supporte pas l'alcool en soirée ! Il faut toujours que ça dégénère ! s'écria Axel, essoufflé.

– Ça va Hus ? demanda Théo voyant qu'il se tenait la nuque.

– Oui, merci. Y en a juste un qui m'a cogné par-derrière, mais ça va.

– Je suis désolé les gars... s'excusa Théo d'un ton coupable.

– Mais ce n'est pas de ta faute ! répondit Axel. Le mec n'était pas content parce qu'il jouait le chaud sur la piste à un moment et je lui ai grillé la priorité en faisant mieux que lui ! Je pensais m'amuser à faire une battle de danse, et l'autre voulait qu'on se bastonne à cause de ça ! J'y crois pas, dit-il en secouant la tête.

– À ce propos, tu en as de la force dit donc ! Tu fais de la musculation en secret ou quoi ? s'exclama Hus en retrouvant un peu de malice et en tâtant le biceps de Théo.

– Je me suis surpris moi-même ! Je ne savais pas que j'avais autant de force en moi ! Mais ne t'emballe pas, je pense que c'est l'adrénaline qui m'a sauvé, sourit Théo.

– On aurait dit Chuck Norris ! s'écria Axel en rigolant.

– N'exagère pas non plus ! Ils étaient ivres et ne tenaient plus sur leurs jambes ! rétorqua Théo.

Même s'ils parvenaient à en rire, cette fin de soirée avait énervé les trois garçons. Ils décidèrent de ne rien raconter au père de Théo lorsque celui-ci vint les chercher, pour ne pas l'inquiéter outre mesure. Surtout compte tenu de son récent accident, ils ne voyaient pas l'intérêt de menacer encore une fois la tranquillité et la liberté de sortie de Théophile.

Une fois arrivé dans sa chambre, Théo se regarda torse nu dans un miroir. Il n'avait pas plus de muscle qu'avant et avait toujours son petit ventre. Pourtant il avait ressenti une telle force, une telle puissance en lui... Et il n'avait pas rêvé, il avait réussi à se débarrasser de deux jeunes. Ivres, certes, mais quand même plus musclés que lui. Si seulement Nathalie l'avait vu se démener ce soir, elle aurait certainement eu une autre image de lui...

***

Il était presque une heure et demie du matin quand Théo commença à s'endormir, heure à laquelle Rémy, Julien et le reste du groupe arrivèrent à la maison du Pendu. Vue de près, la bâtisse était encore plus impressionnante. On ne la distinguait pas très bien dans l'obscurité, ce qui la rendait très menaçante. Comme toutes les vieilles et grandes baraques de ce genre, elle était protégée par un portail en fer forgé hérissé de pique. La propriété était entourée d'un mur en pierre qui n'était pas très haut. La pâle lueur de la lune ne permettait pas de deviner l'état du jardin.

Le portail étant fermé, la bande décida de passer en escaladant le mur de pierre qui devait faire deux mètres de haut. Ils avançaient en rigolant à voix basse pour se protéger du froid et de la peur qui les gagnait peu à peu.

– Hé, les gars, pourquoi on l'appelle la Maison du Pendu au fait ? demanda l'un d'eux.

– Tu ne connais pas l'histoire ? répondit Julien. T'es nul ! Puis il ricana, mais il était quand même ravi de pouvoir la raconter lui-même : ça s'est passé au tout début du siècle. Il y avait une famille qui vivait ici. Du genre riche et pas trop aimée par les autres, qui ne se mêle pas avec les autochtones. Et un matin, le laitier a retrouvé toute la famille pendue dans le salon, côte à côte. Les parents, et les trois enfants dont le plus grand devait avoir 17 ans...

– Moi on m'avait raconté que c'était une folle, rôdant dans les environs, qui avait tué toute la famille et qu'on n'avait jamais retrouvé de traces d'elle par la suite, expliqua un autre.

– Moi on m'a dit que c'était un mec qui enlevait des gens et les torturait avant de les pendre dans son manoir ! renchérit celui qui se nommait Romain.

– Mais non c'est pas ça ! commenta encore un autre.

– On s'en fout de la véritable histoire ! s'exclama Rémy, qui ne marchait pas très droit et fit de grands gestes pour exprimer sa désapprobation. Le principal, c'est qu'on l'appelle la Maison du Pendu, qu'on y est et qu'on est le 31 octobre ! Et ça, c'est cool !

– Oui, mais il paraît que quelqu'un habite vraiment ici, s'il prévient les flics on est dans de beaux draps ! tempéra un de ses amis.

– Mais pourquoi tu es venu alors ? s'énerva Julien en se tournant vers lui. S'il y a quelqu'un, on improvisera, mais si tu as trop peur, repart dans la forêt tout seul !

N'osant plus rien dire, le garçon suivit le groupe et tous continuèrent à avancer dans un silence grandissant. Le vent paisible s'était levé et soulevait les branches des sapins alentour donnant l'impression qu'ils respiraient. Au sein de la petite bande, l'ambiance était tendue. Les moins alcoolisés gardaient la tête relativement froide, songeant qu'au pire des cas, ils écoperaient d'une remontrance par le propriétaire des lieux, mais ceux qui étaient éméchés se sentaient défaillir au moindre craquement.

Chacun écarquillait les yeux, en vain, pour tenter de discerner quelles étaient ces formes sombres qui s'amoncelaient de partout. Sûrement des arbustes ou des tas de feuilles, mais l'ambiance les forçait à s'imaginer toutes sortes d'horreurs. Ils se rendaient tous compte que la pelouse était entretenue, quelqu'un devait vivre ici.

Soudain une lumière s'alluma et les aveugla. Une porte s'ouvrit et un bruit semblable à celui d'un coup de fusil ou de pistolet retentit. Sans demander leur reste, les jeunes prirent leurs jambes à leur cou. Ils se séparèrent, chacun essayant de se mettre à l'abri le plus vite possible. Julien espérait que ce soit des pétards que le propriétaire des lieux avait lancé pour leur faire peur. Personne n'oserait tirer sur des gens comme ça, essaya-t-il de se rassurer. Dans tous les cas, il ne souhaitait pas rester plus longtemps dans les parages. Il suivit ses amis et escalada la clôture rapidement pour retourner au plus vite dans le bois avoisinant.

Rémy était tombé par terre, surpris par l'agitation soudaine. D'un coup, il se retrouvait seul. Il n'entendait plus personne, abandonné au milieu d'une propriété angoissante, dans laquelle il avait pénétré illégalement, et les seuls qui le savaient ici étaient partis en courant.

Subitement il sentit un choc contre son crâne et ce fut le noir total.

Petit à petit, tout le monde arriva à bout de souffle au point de rendez-vous qu'ils s'étaient fixé. Tous étaient pantelants et hésitants, mais ils essayaient de rigoler tant bien que mal de ce qui venait de se passer, non pas parce que c'était drôle, mais plus pour évacuer la peur.

Au fur et à mesure que les derniers arrivaient, ils commencèrent à vérifier qu'ils étaient tous présents.

– Bon, tout le monde est là ? demanda le petit brun qui s'appelait Romain.

– Non, répondit Julien, le souffle court. Il manque Rémy.

Ils attendirent en silence, mais aucun n'avait de montre ou de portable. Le temps leur paraissait immensément long. Ils décidèrent finalement de repartir prévenir les autres à la salle.

– Alors quoi ? s'insurgea Julien. On l'abandonne ?

– Mais non, lui répondit Romain. Il est bourré, nous aussi, il fait nuit et il est sûrement en train d'errer dans les bois. Plus on sera à le rechercher et mieux ce sera. Et si ça se trouve, il est peut-être déjà retourné à la salle.

Il avait convaincu Julien, mais celui-ci restait anxieux à propos du sort de son ami.

***

Quand Rémy ouvrit les yeux, il se rendit compte qu'il était sanglé à une espèce de fauteuil qui ressemblait à celui de son dentiste, sauf que là, il était attaché de façon à ce qu'il ne puisse plus bouger. Ses chevilles et ses pieds étaient solidement immobilisés par des lanières de cuir. Des arceaux métalliques retenaient également ses épaules et ses cuisses. Il avait quelque chose sur la bouche, du scotch probablement.

Au bout de quelques secondes, il se rendit compte, avec une sorte de gêne mêlée à de la peur, qu'il était en caleçon. Sa tête le lançait horriblement et il avait des nausées, peut-être à cause de l'alcool, ou du coup reçu sur le crâne. Il ne savait pas depuis combien de temps il était là, ni même où était ce « . » Le fauteuil était étrangement confortable, il paraissait plastifié et Rémy sentait son corps s'enfoncer dedans. Tout était flou autour de lui, comme s'il avait du mal à se réveiller.

Quelques minutes ou heures plus tard — il n'aurait su le dire — quelqu'un apparut dans son champ de vision. L'homme alluma une lumière juste au-dessus du fauteuil, qui ressemblait aux éclairages qui se trouvaient dans les salles d'opération. Rémy était ébloui par celle-ci et eut du mal à distinguer l'apparence du nouvel arrivant. La première chose qu'il remarqua c'est que celui-ci portait une blouse blanche, comme les scientifiques.

Il était grand et mince, avait des cheveux grisonnants en bataille sur le crâne et un léger bouc gris, ainsi que de petites lunettes rondes très fines. Son âge était indéfinissable, il pouvait aussi bien avoir la trentaine que la cinquantaine. Il avait l'air usé, mais sans aucune ride. Cet homme dégageait une certaine bienveillance malsaine, et quand il parla, un léger accent trahissait que le français n'était pas sa langue maternelle.

– Eh bien, eh bien, tes parents ne t'ont jamais appris que ce n'était pas correct de s'introduire chez les gens ? La notion de propriété privée, ça te dit quelque chose ?

Il ne semblait pas vraiment attendre de réponse puisque la bouche de Rémy était entièrement scotchée. Le jeune garçon regardait tout autour de lui pour tenter de comprendre ce qui lui arrivait et où il était retenu prisonnier. Il lui semblait être dans un sous-sol, mais il n'en était même pas sûr. Il ne vit ni fenêtres, ni porte dans son champ de vision et l'idée d'être au main de cet étrange individu sans échappatoire l'oppressait fortement.

Sans un mot, l'homme lui arracha soudainement son bâillon, comme s'il avait senti la détresse de l'adolescent. Rémy ne s'attarda pas sur la douleur que cela lui causa et respira à pleins poumons.

– Calme-toi, lui ordonna l'homme en le détaillant du regard.

– Je suis désolé, on ne savait pas que la maison était habitée ! On s'amusait juste à se faire peur pour Halloween ! haleta Rémy en tirant comme un forcené sur ses liens.

– Je m'en doute ! Vous n'aviez vraiment pas l'air de cambrioleurs, mais cela ne change rien à l'histoire ! Je me présente avant tout, docteur Edward Lynch.

Il le regardait toujours avec son sourire imperturbable. Il attendit quelques secondes comme s'il voulait que la proclamation de son identité fasse quelque chose à Rémy. Le garçon, lui, commençait à s'imaginer des scènes de tortures pratiquées par un savant fou. Le peu d'informations qu'il avait ne lui permettait pas de se rassurer.

Puis, après un moment de silence gênant, le docteur demanda, comme s'il s'attendait à ce que Rémy se présente de lui-même :

– Et tu es ?

– Rémy Brunet, balbutia le jeune.

– Enchanté. Crois-moi Rémy, même si ta posture ne laisse rien présager de tel, je suis vraiment heureux de te connaître !

Il se tut derechef et se mit à tourner autour du fauteuil.

– As-tu mal à la tête ? Une envie de vomir ? Des vertiges ?

– Ça va, répondit Rémy très vite, qui souhaitait cacher son mal apparent en espérant que cela engendrerait sa libération. Néanmoins, il trouvait déplacé que l'homme prétende se soucier de lui alors qu'il l'avait attaché comme dans un film d'horreur.

– Très bien ! Tant mieux ! Je ne voudrais surtout pas abîmer mon premier spécimen !

– Quoi ?

– Oui, le terme est quelque peu barbare ou péjoratif, surtout si mon expérience aboutit !

– Quelle expérience ? S'il vous plaît, je vous en supplie, ne me faites pas de mal !

– Oh, loin de moi cette idée, mais il est vrai que certains moments pourraient te faire souffrir... Je n'en sais encore rien... Mais ne fait pas cette tête, je te dis, si cela fonctionne, tu seras un autre homme, Rémy Brunet.

– De quoi vous parlez ? Vous êtes dingue ! Je dois rentrer chez moi maintenant, vous m'avez fait assez peur, je ne recommencerai pas ! Promis !

Rémy avait parfaitement entendu les mots que Edward venait de prononcer, mais il s'efforçait de ne pas y croire. Le pire était qu'il ne pouvait rien faire. Lynch avait l'air d'être un fou dangereux, dans son comportement, ses mimiques, sa voix. Il se présentait comme un docteur, mais il avait très certainement lui-même de gros problèmes. D'ailleurs, il continuait à parler tout seul et à chantonner, clairement heureux de sa prise.

Rémy s'en voulait terriblement, pourquoi avait-il fallu qu'il joue au plus vaillant en venant ici ? Le voilà emprisonné dans cette espèce de cave, avec ce malade. Qu'est-ce qu'il allait lui faire ? Probablement des piqûres, il voyait des seringues sur une petite table non loin du fauteuil. Il entendit même le mot « neurochirurgie ». Il n'allait quand même pas lui ouvrir le cerveau ? Le disséquer ? Une chose était sûre, il ne sortirait pas sans séquelles de cet endroit. Combien d'heures s'étaient écoulées depuis la soirée ? Combien de temps encore avant que les gendarmes ne débarquent ici ?

Rémy se sentait tellement mal qu'il aurait pu s'évanouir sur-le-champ. L'idée qu'il allait souffrir lui retira ses dernières forces. Le sourire du docteur laissait transparaître de la démence, mais quelque chose lui faisait penser qu'il n'en était pas à ses premières « expériences ».

Soudain, au milieu de ses marmonnements, le Dr Lynch éleva la voix :

– Crois-tu au destin Rémy ? Moi oui, la preuve ! Je venais à peine de finir de trouver la bonne formule quand je me suis dit, « maintenant il va falloir que je teste ça ! Il me faudrait un volontaire ! ». Comme je bosse en freelance, on ne me fournit pas les cobayes... Et je ne peux pas en dégoter si facilement ! Alors que je cherchais comment faire, toi et ta petite bande apparaissez dans mon jardin ! N'est-ce pas incroyable ? Ce ne peut pas être de la coïncidence, c'est le destin !

– Qu'est-ce que vous allez me faire ? demanda Rémy apeuré.

– Ne t'inquiète pas, je vais juste t'envoyer une solution composée par mes soins pour modifier ton ADN et voir comment ton corps réagit.

Il regardait Rémy d'un air radieux. Ses yeux étincelaient.

– Quel âge as-tu ? l'interrogea-t-il brusquement.

– 16 ans, répondit Rémy, faiblement.

L'éloquence de l'homme semblait indiquer qu'il était une de ces personnes bizarres qui étaient persuadées d'avoir vu une soucoupe volante ou encore mieux, un martien dans leur jardin. Rémy n'avait aucun respect pour ces gens-là, qu'il trouvait illuminés et déconnectés de la réalité. Sauf que, jusqu'ici, il n'était pas retenu ligoté par ces mêmes personnes.

– Parfait ! À cet âge-là, on ne fait pas attention au monde qui nous entoure, mais crois moi Rémy, dans ce monde, il y a des choses extraordinaires, inimaginables pour un esprit un peu trop terre à terre. Et j'ai eu la chance, lors de ma longue vie, d'en apercevoir quelques-uns, au point de me remettre en cause, de remettre en cause toute l'espèce humaine ! Tout ce que je savais, tout ce que j'avais appris pendant mes études et mes débuts en tant que neurologiste, n'était rien par rapport à tout ce que j'avais à découvrir !

Il se rapprocha encore plus près de la tête de Rémy et son débit ralentit, comme s'il pesait chacun de ses mots. Il paraissait transporté par les inepties qu'il racontait.

– J'ai vu des choses... Je ne pourrais même pas t'expliquer. Parce que c'est incompréhensible pour un esprit qui n'est pas préparé. Mais moi j'ai décidé de comprendre tout ça ! Nous sommes souvent fermés face au surnaturel, mais quand on commence à mettre son nez dedans, tout devient plus clair... Et maintenant que je vois clair, je vais changer le monde.

Rémy sentait qu'il parlait plus pour lui-même, ne comprenant pas en quoi cela le concernait.

– Qu'est-ce que vous allez faire de moi ? Ne me faites pas de mal, je vous en supplie ! s'exclama Rémy en pleurant.

– Rémy, reprend toi ! Il faut souffrir pour être exceptionnel ! Car c'est bien ce que je compte faire de toi ! Un homme exceptionnel, car si tout fonctionne bien, tu seras le premier surhomme !

– Quoi ? Mais comment ça ?

– Eh bien tu auras des pouvoirs, des capacités augmentées ! Imagine-toi pouvant déplacer des objets seulement avec la pensée ! Imagine-toi avec une force accrue qui te permettrait de soulever un camion sans peine ! Imagine-toi te mouvoir tellement vite que la téléportation en sera inutile ! Imagine-toi insensible à la douleur !

– C'est impossible... répondit Rémy d'un filet de voix tremblotant.

– Évidemment que tu trouves cela inconcevable, dit Lynch d'un ton décidé. Mais dis-toi bien que je sais ce que je fais, car je sais ce que j'ai vu.

– Pourquoi vous ne le faites pas sur vous ? Vous n'avez pas envie de devenir puissant ?

– Ça ne fonctionne malheureusement pas sur les adultes, il faut un corps encore en développement.

Tout en parlant, il s'était éloigné de Rémy. Le garçon reprenait espoir : peut-être était-ce juste une espèce de schizophrène qui s'était inventé une vie de médecin qui parcourt le monde pour trouver des phénomènes paranormaux.

– Laissez-moi partir, vous êtes un homme intelligent vous savez que la police va se lancer à ma recherche et mes copains leurs diront que je suis ici !

Lynch ne montra aucun signe de peur. Son calme était déroutant.

– Arrête donc de vouloir partir, pose-toi plutôt les bonnes questions !

– C'est à dire ? demanda Rémy, couvert de sueur, à la fois enragé et désespéré. À force de tirer sur ses liens, ses poignets et ses chevilles étaient rouges.

– Qu'est-ce que tu feras lorsque tu auras des super pouvoirs ? Qu'est-ce que tu feras de ce monde quand ils te découvriront ? Si tout se passe comme je l'ai prévu, tu seras l'Homme le plus puissant de cette planète...

CHAPITRE 3

Quelque chose de nouveau

Quand Théo se réveilla, il se sentit bien, léger, apaisé, confiant. Il n'avait pas l'habitude de ressentir ces sentiments. Dehors, le soleil rayonnait, ce qui lui donna l'idée d'utiliser son énergie pour aller courir. Il faisait frais et l'automne était de plus en plus perceptible : le sol était jonché de feuilles mortes, l'humidité ambiante se faisait de plus en plus ressentir, les collines environnantes étaient battues par un vent mordant et déjà, quelques cheminées fumaient dans la ville. Un temps classique pour un 1er novembre, se dit Théo.

Instinctivement, il revint sur les lieux où il avait fait son malaise. Il n'était pas sûr de l'endroit exact où il avait eu l'impression d'être foudroyé, l'obscurité et sa colère l'avaient distrait. Il chercha néanmoins une quelconque trace de brûlure au sol, qui confirmerait son hypothèse, mais ne trouva aucun indice qui aurait pu lui faire comprendre ce qu'il s'était passé.

Il huma l'air, admira le paysage illuminé par le soleil qui perçait les gros nuages moutonneux. Théo n'était pas particulièrement sportif, même pas du tout. Il ne pratiquait aucune activité à part les allers-retours entre chez lui et le lycée. Il ne brillait pas non plus en Éducation Physique, et faisait souvent partie des derniers choisis lors des sports d'équipe. La seule qualité athlétique qu'on pouvait vraiment lui admettre était l'adresse. À son grand dépit d'ailleurs, car jamais on n'avait vu une fille craquer sur quelqu'un qui venait de gagner un tournoi de pétanque.

Quand il reprit sa course, Théo fut étonné de quelques changements : pas de souffle court, pas de muscles endoloris, pas de cœur au bord de l'implosion. Au contraire, il avait même l'impression qu'il pouvait largement hausser le rythme. Son accélération lui semblait irréelle. Il étendit les bras, ferma les yeux et sourit. Il n'avait pas peur de tomber, son esprit lui murmurait de se faire confiance. C'était un plaisir fantastique, il ne pouvait pas s'arrêter. Jamais il n'avait été autant en jambe, à tel point qu'il avait l'impression d'aller aussi vite que Carl Lewis. Les paysages défilaient à folle allure et Théo eut subitement l'envie de sauter. Avec cet élan, il commençait à s'imaginer des choses démentes, mais ce saut n'avait finalement rien d'extraordinaire. Pourtant, il sentait qu'il pouvait faire mieux. Il reprit un peu de vitesse et donna une impulsion verticale, en laissant son appréhension de côté.

Cette fois, il fut pris au dépourvu. Il était droit dans le ciel, stagnant à une petite dizaine de mètres pendant quelques secondes. Se rendant compte de la hauteur à laquelle il était, Théo paniqua et retomba au sol. L'atterrissage fut brutal, mais étrangement peu douloureux. Allongé par terre, sans chercher à se relever, il essaya de comprendre ce qui venait de se passer et se concentra sur ses sensations. Les sensations dans son dos, plus précisément. C'était comme s'il avait des nouveaux muscles qui s'animaient. Le ressenti était surprenant, il avait l'impression qu'un autre membre lui poussait sous les omoplates, ce qui n'était pas vraiment rassurant.

Instinctivement, il chercha à se cacher, espérant que personne ne l'ait vu. Il souhaitait renouveler l'expérience, mais pas à ciel découvert, dans un endroit à l'abri des regards indiscrets. Il courut à travers champs et arriva en contrebas, près d'entrepôts désaffectés, derrière la gare de sa commune. Le dépôt où les trains stationnaient auparavant était fermé, la porte étant condamnée par un cadenas et une chaîne épaisse. En faisant le tour du bâtiment, Théo trouva une tôle suffisamment abîmée pour passer entre elle et le mur.

Dans le hangar, l'adolescent retenta un saut qui ne donna rien d'incroyable. Il n'avait pourtant pas rêvé, il avait réussi à sauter haut, sans retomber tout de suite au sol, comme s'il était en apesanteur. Il se relâcha et recommença. Cette fois, son saut le porta jusqu'au plafond, qu'il aurait même pu toucher, puis il se posa sur ses pieds, avec souplesse, comme si c'était naturel.

Ses muscles fantômes du dos se faisaient de plus en plus sentir. Il retira son pull et tâtonna ses omoplates. Il n'y avait rien, aucune trace quelconque justifiant son ressenti. Pourtant il avait la sensation que quelque chose voulait pousser. Des ailes ? Théo s'imagina un instant se transformer en une sorte de gros pigeon sur pattes, ce qui provoqua chez lui un rire nerveux. Dans le doute, craignant que ses expériences accélèrent le processus, il resta immobile quelques secondes, attendant avec inquiétude de voir si son corps allait se couvrir de plumes ou que son nez se transforme en bec.

C'est à ce moment précis que la porte principale du hangar s'ouvrit avec un léger grincement. Un rai de lumière filtra dans la pièce et la silhouette de deux personnes apparut. Théo s'aplatit immédiatement au sol derrière une vieille locomotive. Il y eut des bruits de pas, puis des voix : juste à côté de lui, les deux hommes s'étaient arrêtés pour regarder quelque chose. Ce devait être des jeunes d'une vingtaine d'années, à en juger par leur intonation :

– Ils sont arrivés hier soir.

– Il y a le bon nombre cette fois-ci ?

– Oui, je les ai comptés moi-même.

– Tant mieux.

Le premier avait une voix posée, calme, tandis que le deuxième semblait plus méfiant.

– Tu sais bien que ce n'est pas de ma faute, hein ? Je fais confiance à mon fournisseur, et c'était bien la première fois qu'il manquait quelque chose...

– Eh bien, tu diras à ton vendeur que lorsqu'on est dans ce genre de business, oublier un AK 47 dans la commande, c'est inadmissible, surtout au prix que ça me coûte ! C'est la dernière fois que ça arrive ! avertit le deuxième homme d'un ton agressif.

– T'inquiète Jamel, j'ai déjà vu ça avec lui, il t'a préparé une petite surprise pour se faire excuser. Attends.

Théo releva légèrement la tête de sa cachette, piqué par la curiosité, mais aussi dévoré par la peur et aperçut les deux silhouettes dans le fond du hangar, à quelques mètres de lui à peine.

– Tiens, attrape ! lança avec amusement l'un des deux. Si tu ne comptes pas les faire exploser, tu pourras toujours t'entraîner au jonglage !

– Bon... OK, il s'est bien racheté.

Théo pensa qu'il devait s'agir de grenades. Des grenades, ici à Louville ? Et les AK 47, ce sont bien des mitrailleuses ? Il devait rêver, ce n'était pas possible. Il vit les deux hommes mettre de grands sacs dans un caddie de supermarché. Ils s'affairèrent un temps qui parut durer une éternité à l'adolescent, avant de se diriger vers la porte principale. Alors qu'ils passaient tout près de lui, Théo perçut encore quelques mots :

– Mais ça avance quand même contre Boran ?

– Ouais, ils sont prêts à capituler et avec ce renfort c'est dans la poche.

– Super.

– Ils n'y connaissent absolument rien dans le...

Théo ne distingua pas la fin de leur conversation car ils venaient de refermer la porte qu'ils cadenassèrent immédiatement. Il comprit par les bruits que les sacs étaient chargés dans un coffre de voiture. Peu après, un son de moteur résonna contre la tôle du hangar, puis s'évanouit rapidement. Théo n'avait pas bougé d'un centimètre et se félicitait de cet instinct qui lui avait ordonné de se cacher aussi vite. Ce bâtiment devait servir à une bande pour dissimuler des armes.

Théo arrêta de s'interroger sur son corps, pour se concentrer sur ce qu'il venait d'entendre. Un AK47 ? « Ce genre de business » ? C'était insensé, dans une petite ville comme la sienne, comment des jeunes pouvaient-ils acheter de telles armes ? L'excitation qu'il avait ressentie à peine un quart d'heure auparavant était totalement éteinte. Le plus vite et le plus silencieusement possible, il ressortit du bâtiment et remit la tôle en place, tant bien que mal.

Il se rendit ensuite au seul endroit où il lui semblait logique d'aller : au poste de gendarmerie, dans le centre-ville. Il y courut, de manière régulière, concentré sur chacune de ses foulées, inquiet à l'idée que ces phénomènes inhabituels ne se manifestent une nouvelle fois. Mais l'angoisse générée par sa découverte avait dû bloquer le processus : à présent, il ne ressentait plus rien.

***

Théo arriva devant la brigade et hésita un instant avant de rentrer. Droite, froide et blanche, elle réfléchissait le soleil de manière aveuglante. C'était la première fois que Théo entrait dans une gendarmerie. À l'intérieur, la moquette au sol amortissait tous les bruits et une forte odeur de café se répandait dans tout le hall.

L'adolescent se présenta à l'accueil et déclara timidement qu'il avait des informations à donner concernant un trafic d'armes. Sans manifester de surprise à cette annonce, le responsable lui indiqua un bureau à l'étage et lui demanda de patienter devant. Au bout de quelques minutes, un officier à l'embonpoint apparut. Il avait le visage bouffi, de petits yeux, une moustache touffue ainsi que des cheveux rasés et avait l'air bienveillant, bien que fatigué.

– Bonjour jeune homme. C'est toi qui as des informations à nous donner concernant un trafic d'armes ? dit-il tandis que Théo avait esquissé un geste pour lui serrer la main, ce qu'il n'avait visiblement pas prévu. Après ce petit moment de gêne, le blond répondit :

– Oui, c'est moi.

– Bien. Kévin, viens, on va faire l'entretien ensemble, lança-t-il à la cantonade.

Un homme qui avait l'apparence légèrement négligée, cheveux gras et quelques taches de café sur son uniforme, les rejoignit. Théo comprit que ce devait être un nouveau venu et que le gradé le formait aux dépositions. L'adolescent les suivit dans une petite pièce, où seul un ordinateur reposait sur un bureau. L'officier s'adressa à Théo :

– Je suis le lieutenant Demangeot et voici le brigadier Leroy. Nous allons prendre votre déposition. Alors, de quoi s'agit-il ? demanda-t-il avec intérêt.

Théo s'était répété plusieurs fois ce qu'il allait dire. Il commença son histoire, mais en parlant, il se rendit compte qu'à part l'endroit où l'échange avait eu lieu, rien ne semblait vraiment être nouveau aux oreilles des gendarmes. Ces derniers l'écoutèrent attentivement tandis que Théo racontait tout ce qu'il avait vu, ou plutôt entendu.

– A-t-il mentionné le nom de Kong ? demanda le lieutenant tandis que Kévin marquait tout dans un logiciel prévu à cet effet.

– Non, les seuls prénoms que j'ai distingué sont « Jamel » et « Boran », répondit Théo après un instant de réflexion.

– Si j'ai bien compris, ce Jamel reçoit donc régulièrement des armes par un intermédiaire ?

– Oui voilà, il disait même que son fournisseur s'était trompé dans le nombre la dernière fois...

– Et vous, qu'est-ce que vous faisiez dans ce hangar ? demanda Kévin en le regardant droit dans les yeux.

– Je... Je voulais juste explorer un peu et j'ai vu un passage dans un mur...

– C'est un bâtiment désaffecté et interdit d'accès dont la SNCF a toujours les droits de propriété. Vous n'aviez rien à faire là normalement, mais compte tenu des circonstances, nous ne vous en tiendrons pas rigueur, répondit sentencieusement le gradé. En tout cas, ne recommencez pas.

– Ça ne vous choque pas que des individus possèdent des armes aussi dangereuses ? demanda Théo curieux de comprendre comment ils pouvaient rester stoïques face à cette annonce.

– Oh, malheureusement, c'est assez commun. Même à Louville, rétorqua amèrement Demangeot.

– Il y a de la drogue qui circule, des armes de combat qui se vendent, des meurtres, des viols, des règlements de compte, comme ailleurs. Moins que dans les métropoles, mais ça existe et la presse ne parle pas de tout, déclara le brigadier Leroy en se levant.

– Mais rassurez-vous, reprit son collègue en regardant Kévin sévèrement car ce n'étaient pas des choses à dire à un gamin. Nous veillons à la sécurité chaque jour. Il faut juste être prudent et vigilant comme vous l'avez fait en venant ici tout nous raconter. Quoi qu'il en soit, inutile de vous dire qu'il vaudrait mieux que vous gardiez tout ça pour vous. Évidemment, votre identité sera protégée. Mais mieux vaut faire profil bas.

L'entrevue se finit sur ces mises en garde et Théo ressortit avec un sentiment de fierté à l'idée d'avoir fait son devoir de citoyen. Il avait tout de même une certaine inquiétude face à cette menace qu'il connaissait désormais. En retournant chez lui, il se rendit compte qu'il était parti depuis plus de deux heures. Et quand il rentra...

– Mais où étais-tu, bon sang ?! On s'est fait un sang d'encre ! explosa sa mère dès qu'il eut franchi le pas de la porte.

– On t'a donné un téléphone portable, mais si tu ne le prends pas avec toi, à quoi sert-il ?! enchaîna son père.

– Oui désolé, je sais, mais attendez, je vais vous expliquer !

Il leur raconta tout, en essayant de minimiser la portée de la discussion qu'il avait surprise, pour ne pas les affoler plus que nécessaire. Il s'en voulait de ne pas avoir un seul instant pensé à prévenir son père ou sa mère. Ces derniers se calmèrent finalement, mais ce qu'avait vu Théo les inquiétait grandement.

Le soir, lorsqu'il se lava, Théo tenta de regarder son dos plus minutieusement. Il n'y avait rien, pas de rougeur ou de déformation. Pourtant, il avait bien senti ce que cela lui avait fait, il avait même pensé qu'il s'était déplacé un os, mais il n'y avait définitivement aucune trace. Il n'avait rien ressenti de plus dans la journée mais tout ceci était bizarre. Avait-il eu des hallucinations ?

Théo décida d'arrêter de se faire des films et de rester logique. Il avait dû imaginer tout ce qui s'était passé, tout était clairement impossible. Il se concentra plutôt sur sa rentrée du lendemain et profita de la soirée, autour d'un film en famille sur le canapé. « C'est dans des moments comme celui-là, simples, mais heureux, qu'on se rend compte de la grandeur de ce que nous offre la vie », se dit Théo.

***

Le lundi suivant était celui du retour en classe après les vacances de la Toussaint. L'occasion pour Théo de retrouver le lycée après « son coup de foudre ». Dès son arrivée, il remarqua que quelque chose d'inhabituel semblait se passer. Devant la salle où devait avoir lieu le premier cours de sa classe, des élèves du groupe d'amis de Rémy et Julien étaient rassemblés et affichaient une tête d'enterrement, certains pleuraient même. Axel se trouvait également là, un peu à l'écart et Théo lui demanda ce qui se passait.

– Rémy a disparu, répondit Axel de but en blanc.

– Quoi ? Comment ça ?

– Après la soirée d'Halloween, un groupe est parti vers la maison du pendu, tu te souviens ? Apparemment, ça a un peu dégénéré. Je n'ai pas tout compris, il y a plusieurs versions, mais en gros, le proprio les a fait fuir, tout le monde est parti en courant et lorsqu'ils se sont retrouvés, Rémy n'était pas là... Ça fait plus de 24 heures que l'on n'a pas de nouvelles...

– Oh mince... C'est affreux !

– Oui, tu peux le dire. Les gendarmes ont lancé des recherches, mais qu'il ait été enlevé ou qu'il ait fait une mauvaise rencontre, ou bien juste qu'il se soit perdu en pleine nuit, son sort inquiète et tout le monde est pessimiste.

– Et ils ont fouillé dans la maison du Pendu ?

– Évidemment, les enquêteurs sont allés voir le proprio, mais il dit que personne n'est resté dans sa propriété après qu'il ait lancé ses pétards... Ils n'ont trouvé aucune trace de Rémy ni à l'intérieur ni aux alentours.

Théo était à la fois choqué et triste de ce qu'il venait d'apprendre. Même s'il n'avait pas de bon rapport avec Rémy, c'était juste un élève parmi tant d'autres. Il n'aurait jamais souhaité que quelque chose d'aussi épouvantable lui arrive. Toute la classe était sous le choc. Julien avait le portable d'un de ses parents et les policiers en charge de l'enquête lui avaient promis qu'il serait un des premiers prévenus s'il y avait du nouveau. Les professeurs avaient été rapidement mis au courant, de manière plus ou moins officielle et concernant la conduite à tenir, ils devaient essayer, tant bien que mal, de faire cours normalement.

Vers 11 h, comme pour rendre la journée encore plus déprimante, la pluie commença à marteler les fenêtres. Une note plus personnelle plongea Théo dans une tristesse un peu plus profonde : à la pause de midi, il croisa Nathalie, entourée d'une bande d'amis qui le regardèrent avant de se mettre à rire d'un bel ensemble sans aucune gêne.

– Encore une journée exécrable qui s'annonce... grommela Théo en détournant les yeux et qui se sentait rougir.

Axel et Théo retrouvèrent Hus pour se rendre au self en longeant les bâtiments pour rester à l'abri du préau.

– Un jour de rentrée, quoi, répondit Hus à Théo en se servant une entrée.

– J'ai connu moins violent comme reprise des cours... soupira Axel qui le suivait. Oh non ! Encore des œufs mimosas ! Tu as raison Théo, elle est vraiment pourrie cette journée ! Il n'y a vraiment rien d'autre au menu ?

La femme en tablier blanc, avec sa charlotte bleue, sans dire un mot, secoua négativement la tête. Pendant le repas, la conversation tourna autour de la disparition de Rémy, mais Théo brûlait d'envie de leur raconter son aventure dans l'entrepôt. Au moment où il ouvrit la bouche pour commencer son histoire, Adrien, qui venait de finir son repas, s'assit à leur table. Les visages de Hus et Axel se fermèrent immédiatement. Ils le trouvaient faux, menteur et profiteur.

– Salut les gars ! Ça va Théo ? Plus de problème de coma ? Fais gaffe, si tu fais un malaise et que je dois te faire du bouche-à-bouche, j'ai mangé de la morue ce midi !

Il rit tout seul, content de sa blague tandis que Axel et Hus gardaient un visage impassible et que Théo regardait par-dessus l'épaule d'Adrien une fille qu'il avait prise pour Nathalie.

– Je ne sais pas ce que je préfère entre mourir et avoir du bouche-à-bouche venant de quelqu'un qui a mangé de la morue ! répondit Théo amusé.

– C'était quoi alors ? Un AVC ? Une rupture d'anévrisme ? J'ai mon oncle qui a eu ça, questionna Adrien plus sérieusement.

– Non... J'ai dû passer une batterie de tests pendant toutes les vacances, mais ils n'ont rien trouvé...

– Il dit qu'il a été frappé par la foudre, dit soudain Axel avec un petit rire.

– Mais, apparemment ce n'est pas ça, c'était l'impression que j'ai eue... Le médecin m'a expliqué que c'était impossible, je n'ai aucun des symptômes.

– En vrai, tu as fait du cinéma pour qu'on s'intéresse à toi ! dit Adrien, et il se mit à rire, tout seul une fois de plus.

– Non, vraiment c'est bizarre, surtout que depuis je suis en pleine forme, aucun contrecoup !

– Ouais... Et au fait, tu pourras me télécharger l'album de Nuttea ? C'est pour une copine ! demanda Adrien.

– Et bien... Théo regarda successivement Axel et Hus qui lui faisaient tous les deux des signes frénétiques pour qu'il refuse. Mon père trouve que je vais trop souvent sur Internet ces derniers temps et on a une connexion limitée, donc pas maintenant.

– OK, pas de souci ! répondit Adrien. Bon, je vous laisse les gars ! On se voit plus tard !

Et il partit aussi rapidement qu'il était arrivé.

– Moi je lui aurais expliqué où il pouvait se les mettre ces CD ! lui dit Axel d'un ton tranchant. Tu te fais trop marcher dessus, il abuse ! Si encore il te payait, mais même pas, il garde tout pour lui !

– Il n'en revend pas tant que ça, il les offre pour la plupart, se défendit timidement Théo.

– Ça, c'est ce qu'il te dit ! Moi je le vois bien faire son petit trafic ! intervint Hus. Il n'a qu'à demander à ses parents d'avoir Internet s'il veut vendre des albums piratés !

– C'est fourbe, parce qu'il ne m'en tient pas rigueur quand je lui explique que je ne peux pas, il me dit juste « OK, c'est pas grave ». Il est cool quand même ! On le diabolise peut-être trop...

– Oui, il est malin, dit Hus. Mais on sent que c'est un mec qui calcule tout, il voit ce qu'il peut tirer de chacun. Il fréquente les gens pour une raison bien précise.

– C'est comme avec Rémy et Julien, il faut que tu t'affirmes. Tu es bien gentil, trop même, et certains en profitent ! s'exclama Axel.

Théo savait tout ça, mais il n'arrivait pas à dire non, à montrer quand les choses ne l'amusaient pas ou plus, ni même à s'énerver. Il gardait en lui toute sa colère et sa frustration pour la faire ressortir sur ses jeux vidéo. Sentant que cette conversation ne lui redonnait pas le moral, Théo revint sur un sujet qui l'intéressait davantage :

– Au fait, je ne vous ai pas dit, mais il m'est arrivé un truc de ouf hier !

– Encore ? le taquina Axel.

Théo raconta tout, en omettant les passages de ces sauts et son questionnement face à ces éventuels changements physiques. Tant qu'il n'en savait pas plus, il ne voulait pas en parler. Ses deux amis écoutaient très attentivement son récit. Ils paraissaient sidérés quand Théo conclut par un simple « voilà », un peu embarrassé devant l'incrédulité de ses compères.

– Ça ne m'étonne pas, déclara pourtant Hus. On pense que Louville est une petite ville tranquille et qu'il ne se passe rien de grave, mais moi j'entends parfois des histoires à vous faire dresser les cheveux sur la tête.

– Oui, c'est ce que le lieutenant m'a fait comprendre, acquiesça Théo.

– Donc potentiellement, en traînant dans les rues à la sortie du lycée, ici, je peux tomber face à un mec qui a un AK 47 ? insista Axel.

– Eh oui, ça fout les boules, soupira Hus, avec un geste qui montrait qu'on ne pouvait rien y faire.

Puis, il expliqua qu'en travaillant au restaurant de son frère, Muhammed, il entendait parfois des histoires épouvantables sur la région. Ce dernier était très apprécié et les gens parlaient très facilement de ce qu'ils avaient vu ou entendu, y compris des gendarmes et des voyous notoires. Et quand ils venaient chercher à manger, ils racontaient de temps en temps des anecdotes au comptoir.

Certaines rumeurs étaient, aux yeux de Théo, totalement improbables ; les auteurs avaient dû en rajouter. Comme cette histoire qu'un serial killer, torturant des personnes âgées, courait toujours dans la nature depuis plus de 10 ans ; ou cette légende abracadabrantesque de météorite qui se serait écrasée dans la forêt et que le gouvernement aurait envoyé un commando pour tuer tous ceux qui avaient été témoins du phénomène. Mais d'autres pouvaient très bien être vraies : Théo avait la preuve que des choses dangereuses se passaient dans le coin...

***

La fin de journée se déroula dans la même ambiance sombre et pensive. Il n'y eut aucune nouvelle de Rémy ce jour-là, ni le suivant d'ailleurs. Mercredi, Théo avait prévu d'aller au cinéma avec Hus et Axel pour voir Austin Powers. Alors que les trois garçons s'installaient, Théo aperçut Nathalie, toujours entourée de son groupe de copines, un peu plus haut. Il sentit un poids lui tomber soudainement dessus. Les conséquences de la réaction de la jeune fille ne passaient décidément pas. Il éprouvait une certaine honte que Nathalie ait pu penser qu'il était bizarre et qu'il ait voulu l'acheter. Il regrettait amèrement la naïveté de ses avances.

Il avait vraiment l'impression que le sort s'acharnait contre lui en la mettant désormais toujours sur son chemin, alors qu'il avait passé les premiers mois de lycée à écumer les couloirs dans l'espoir de la croiser. Il pensait que le groupe ne l'avait pas vu, mais à la fin du film, en quittant le cinéma, des filles lui crièrent « Hé, tu n'aurais pas une peluche pour moi aussi ? ». Que pouvait-il répliquer ? Il devait assumer son erreur, surtout que Axel l'avait prévenu. Vexé et rongé par les remords, Théophile abandonna prématurément ses amis, n'ayant pas l'esprit à s'amuser malgré le ton comique du film, et rentra chez lui avec l'idée d'aller courir seul encore une fois pour se vider la tête.

Il reprit le même chemin que d'habitude. Peut-être que cela réveillerait ses pulsions de saut en hauteur, car, même s'il avait décidé d'oublier ce moment, il sentait au fond de lui qu'il en était toujours capable. Et de bien plus. Il avait cette intuition étrange qu'il pouvait faire des choses qu'aucun humain ne pouvait faire.

S'assurant qu'il n'y avait personne aux alentours, il tenta à nouveau un saut en pleine accélération. Il ne rêvait pas, il était à nouveau à une dizaine de mètres du sol, défiant toute gravité et encore une fois, il se rendit compte qu'il pouvait se stabiliser en l'air. Il voyait autour de lui la campagne, baignée d'une averse récente, et les nuages gris qui s'amoncelaient au-dessus de sa tête. Théo sentit clairement dans son dos quelque chose bouger, quelque chose qui allait déchirer son maillot s'il ne cessait de suite son expérience. Il retomba quelque peu déboussolé, mais atterrit doucement sur le chemin.

Théo était complètement chamboulé. Il venait de léviter pendant 3 secondes. Ce qui lui arrivait était digne d'un film ou d'un comics. Comment cela pouvait-il être réel ? Son coma avait-il joué quelque chose dans cette histoire ? Il n'avait qu'une envie, c'est de recommencer pour découvrir jusqu'où il pouvait aller, mais même si les champs étaient déserts, il ne pouvait pas risquer qu'on le voie ainsi.

Il en parlerait bien à ses amis, mais, comme si c'était quelque chose de pudique, pas à ses parents. Et si des étrangers le découvraient, Théo avait peur de finir dans un cirque ou d'être pourchassé par l'État, qui tenterait de faire des expériences sur son corps pour comprendre ses pouvoirs. Il s'imagina une dizaine de scénarios, tous plus affreux les uns que les autres.

En rentrant chez lui, Théo essaya avant tout de trouver des réponses à ce qui lui arrivait. Pris dans ses pensées, il faillit même se faire renverser par une voiture noire qui se garait sur la place devant chez lui. Il était tellement excité, que pour se canaliser il joua des heures à la console, délaissant ses devoirs. Il se rendait toutes les dix minutes à la salle de bain pour voir s'il y avait une évolution dans son dos, mais il n'y avait toujours aucune trace de visible.

Théo voulut sortir quand la nuit fut tombée, mais ses parents refusèrent catégoriquement : cette histoire de trafic d'arme combinée à son malaise, les rendaient intraitables. Théophile comprenait leur réaction, mais il trépignait d'impatience de pouvoir recommencer ses expériences. Il décida de faire le mur cette nuit-là.

***

Le réveil affichait 1 heure du matin quand Théo tendit l'oreille pour être sûr que ses parents dormaient à poings fermés. Puis il s'habilla, ouvrit ses volets précautionneusement et sortit de chez lui sans aucun problème : sa maison était de plain-pied. Il n'avait jamais fait le mur auparavant, et si ses parents le découvraient, il se prendrait un savon comme rarement il en avait pris... Mais le jeu en valait la chandelle.

Théo ne perdit pas un instant et courut jusqu'au chemin de terre. Il s'enfonça entre les champs, vers des bois fournis et tourna le dos à la ville éclairée. La nuit était noire, la Lune étant cachée par les nombreux nuages, mais Théo voyait quand même à quelques mètres devant lui.

Il s'apprêtait à renouveler ses sauts — sans élan cette fois-ci — quand soudain, il entendit le ronronnement d'un moteur qui semblait se rapprocher. En effet, en se retournant, il discerna le halo de phares qui s'avançaient vers lui, jusqu'à l'aveugler. La voiture, une Seat noire, s'arrêta à son niveau et deux personnes en descendirent. Théo plissa les yeux pour constater qu'ils n'avaient que quelques années de plus que lui, et surtout, qu'ils étaient bien plus grands et musclés. En dépit de la fraîcheur nocturne, ils étaient tous les deux en t-shirt. Malgré leur apparence banale, leur attitude montrait qu'il ne valait mieux pas leur chercher des ennuis.

– Dis donc, dehors à cette heure-ci ? Petit délinquant ! s'exclama le premier qui avait une coupe de cheveux digne d'un footballeur.

– Pardon ? demanda bêtement Théo qui perçut une certaine aura menaçante émaner des deux jeunes.

– En tout cas, on est content de te rencontrer ici, continua le second en jetant un regard amusé alentour. Il avait une mèche qui lui retombait juste au niveau des yeux, ce qui l'obligeait à faire des petits mouvements de tête pour se dégager la vue. Un tatouage ornait également son bras droit qu'il prenait soin de mettre en avant en s'habillant avec un maillot à manche courte, malgré le froid ambiant.

– Tu croyais pouvoir nous échapper aussi facilement ? relança le premier.

– Vous êtes qui ? demanda Théo, sur la défensive, en voyant avec désespoir les lumières de la ville au loin, dans le dos des deux hommes, bien trop loin pour pouvoir l'atteindre sans qu'ils ne lui tombent dessus. Qu'est-ce que j'ai fait ? Vous êtes de la police ? continua-t-il en sachant pertinemment que non.

– Tu t'appelles bien Théophile Lemaire ? questionna le tatoué.

– Oui, confirma l'adolescent en se figeant.

Qui étaient ces gens pour pouvoir connaître son nom ?

– On sait que tu as été poucave aux flics récemment.

– J'ai été faire quoi ? demanda Théo qui ne comprenait pas le mot « poucaver ».

– Tu as été témoin d'un échange dans un entrepôt et tu as cru bon d'aller tout raconter aux keufs, reprit le jeune à la frange. Et ça déplaît grave à notre boss qui n'aime pas voir les flics roder autour de nos planques. Alors, juste pour le détendre, on lui a promis de te faire comprendre que la prochaine fois que tu es témoin de ce genre de choses, tu fermes ta gueule et tu évites d'aller pleurnicher chez les flics pour qu'ils te donnent une médaille, lâcha-t-il d'un ton sec et agressif.

L'autre était retourné vers la voiture et en avait retiré quelque chose par la fenêtre. Théo reconnut le véhicule et se maudit intérieurement de ne pas s'être posé plus de questions : elle avait failli le percuter en rentrant un peu plus tôt pour se garer devant chez lui. Or, personne ne venait se garer sur la petite place, si ce n'est le voisin avec sa Twingo verte. Et en plus, ce n'était pas une voiture banale : elle avait les vitres fumées, ce qui empêchait de voir quoi que ce soit à l'intérieur.

L'autre homme s'approcha, avec en main une batte de baseball. Théo n'avait pas envie de savoir à quoi elle allait servir, il tourna les talons et courut le plus vite possible. Les deux acolytes s'attendaient évidemment à cette fuite et se lancèrent immédiatement à sa poursuite. Normalement, l'adolescent n'aurait pas dû réussir à leur échapper, mais grâce à ses nouvelles capacités, il courait si vite que personne n'aurait pu le rattraper. Un peu surpris, les deux truands retournèrent à la voiture et démarrèrent en trombe.

Théo avait l'impression de jouer la proie dans une chasse à l'homme, mais ne ressentait pourtant aucune peur. Il était déterminé et fort. Il n'avait rien à craindre. Pour lui, c'était l'occasion rêvée. Il bondit d'un coup et au lieu d'hésiter, laissa ce qui était en lui depuis quelques jours, s'exprimer pleinement.

Alors qu'il était toujours dans l'élan de son saut, son t-shirt craqua et des ailes se déployèrent dans son dos. C'était facile et naturel à utiliser, comme si c'était une continuité de son corps. Il volait. Il mit du temps avant de vraiment comprendre ce qui lui arrivait, mais il s'élançait dans le ciel, le plus simplement du monde.

En quelques secondes, toute une palette de sentiments le traversa. Appréhension, incertitude, soulagement, peur, excitation. Il se sentait fort et libre. Des tonnes de questions lui vinrent en tête, mais surtout, il se demandait comment était-ce possible ? C'était comme une deuxième naissance. Il avait cette sensation que l'on ressent après avoir affronté quelque chose d'effrayant et dont on s'est sorti vaillamment. Il était fier.

Complètement submergé par l'émotion, Théo lâcha quelques larmes et hurla de joie dans la nuit. Étrangement, ce changement radical de son anatomie ne le paniqua pas le moins du monde. Quelque chose en lui le rassurait, lui faisait comprendre que c'était normal. Avait-il toujours eu ça en lui ?

Un battement de temps en temps était suffisant pour qu'il se maintienne en l'air. Il planait plus qu'il ne volait, car ses ailes ne remuaient pas aussi vite que celle d'un oiseau, elles servaient plutôt à se mouvoir, comme des réacteurs. Théo réussit à rester droit dans le ciel sombre et arriva facilement à bouger verticalement mais ce fut plus compliqué de se déplacer autrement. C'était comme apprendre à marcher : il tenait debout et avançait doucement, mais il ne pouvait pas encore courir ou danser.

Bien que son cerveau fût en ébullition, Théo devait se recentrer sur le problème qui le suivait. Les deux hommes pouvaient-ils le discerner ? Croiraient-ils ce qu'ils verraient ? S'ils le répétaient, que se passerait-il ? L'adolescent avait l'impression que tout s'était éclairci autour de lui. Il observait sans peine la voiture en contrebas, arrêtée au beau milieu d'un chemin de terre. Théo se posa à côté du véhicule, derrière les deux hommes qui profitaient de la marre de lumière des phares pour le chercher.

Ses ailes avaient disparu, à sa grande surprise. Peut-être y avait-il un mouvement pour les déployer, car lorsqu'il se toucha le dos, il ne sentit aucune forme anormale qui prouvait qu'il avait bien deux nouveaux membres, quelques secondes plus tôt.

Il aurait pu repartir dans l'autre sens et les semer facilement à présent, mais il voulait être sûr qu'ils n'avaient rien vu de son envolée et qu'ils le laisseraient tranquille par la suite. Il ne souhaitait pas avoir constamment le sentiment d'être suivi ou en danger.

– Mais où est-il ? Tu crois qu'il est passé à travers les champs ?

– Peut-être... Dommage, je me serais bien défoulé sur lui !

– Ce n'est qu'un gosse, c'est bon, on lui a foutu les boules de sa vie, ça devrait suffire.

– Jamel veut qu'on lui fasse bien passer le message ! Tu te crois rapide petit con ? hurla le jeune homme dans la nuit. On te retrouvera, tu sais !

Ils n'avaient rien vu de sa petite envolée nocturne, heureusement, mais l'un d'eux semblait tenir à frapper Théo. Peut-être qu'avec le temps, ils le laisseraient tranquille, espéra-t-il. En se retournant pour repartir chez lui, il reçut une pierre à l'arrière du crâne, qui le fit tomber par terre, sonné.

– Bouge pas petit ! Tu n'aurais jamais dû nous énerver, ça va être pire ! s'exclama l'un en s'avançant vers lui, la batte de baseball menaçante en main tandis que l'autre se félicitait de son lancer qui avait atteint sa cible malgré le peu de visibilité.

Il avait suffi que Théo détourne son regard quelques secondes et qu'il se perde dans ses pensées pour que tout bascule. Il aurait dû faire plus attention, à présent le jeune armé d'une batte s'approchait dangereusement de lui. Il n'avait pas le temps de fuir cette fois, il allait devoir se débrouiller pour s'en sortir indemne.

Théo n'avait pas l'âme d'un aventurier, et évitait de se retrouver confronté à l'inconnu et au danger — deux des choses qu'il détestait le plus au monde, avec les reptiles. Il n'avait jamais été courageux et n'avait jamais désiré la bagarre, méprisant au contraire ceux qui ne juraient que par la violence. Et pourtant, il n'allait pas avoir le choix que de se battre pour s'en sortir.

Son inconscient le rassura à nouveau, lui laissant entrevoir qu'il pouvait faire face sans difficulté. Théo se releva en tremblant légèrement et contra le premier coup de batte en la saisissant d'une main ferme. Le bandit fut déstabilisé par cette parade. Sans lâcher prise, Théo tendit sa main devant lui, à quelques centimètres de son agresseur et le fit valser dans le champ qui longeait le chemin.

Théo se surprit lui-même, il avait senti quelque chose être expulsé de son corps. S'il devait décrire ce qui s'était passé, cela s'apparentait à une boule d'énergie invisible que sa main avait envoyée. Comment avait-il réussi à faire ça ? C'était intuitif, comme un mécanisme de défense. Cela lui faisait penser à un livre de la série Chair de poule qu'il avait lu récemment, où un homme avait des pouvoirs télékinésiques.

Pendant que Théo s'extasiait sur ce surprenant don, le deuxième voyou courut vers la voiture prendre quelque chose dans la boîte à gants. Il sortit un pistolet pour tenter de rivaliser avec la batte que Théo tenait toujours en main. Comprenant le nouveau danger, il la balança sur le jeune qui chargeait l'arme et le toucha en plein visage, ce qui l'assomma directement.

Le premier assaillant surprit Théo en le poussant par-derrière, ce qui le projeta sur le capot de la Seat tandis que son agresseur tentait de lui infliger un maximum de coups. Le petit blond arrivait à les contrer facilement et finit par pouvoir s'extirper en donnant un coup de pied dans le ventre au jeune qui se défoulait sur lui. Reculant de quelques pas, il laissa le champ libre à Théo pour s'échapper. À peine avait-il parcouru une vingtaine de mètres, que Théo s'arrêta. Il allait retourner chez lui et après ? Ils le suivraient et tout recommencerait, et peut-être plus gravement.

Il revint sur ses pas et fit face à son adversaire qui se remettait tant bien que mal du coup reçu dans l'estomac. Il fallait les dissuader de s'en reprendre à lui.

– Laissez-moi tranquille à présent, dit Théo d'un ton qu'il espérait ferme. Vous avez eu ce que vous vouliez, j'ai compris la leçon, je n'embêterai plus Jamel.

– Je vais te massacrer... déclara le jeune courbé en deux.

Visiblement, sa tentative de dissuasion n'avait pas fonctionné. Le truand s'élança vers son ami, toujours inconscient, pour prendre la batte, mais aperçut le pistolet à ses côtés, bien plus tentant. Voyant cela, Théo courut, paume de la main en avant. Le voyou se mit face à lui, dans l'axe des phares pour avoir une bonne visibilité. Il pointa son canon sur l'adolescent qui ne s'arrêta pas pour autant.

En effet Théo se laissa porter par son instinct et fonça tête baissée en criant pour vaincre sa peur. À nouveau il sentit une vague de chaleur lui sortir de la main droite. Le voyou fut catapulté sur le pare-brise de sa voiture, qui se fissura sous le choc. Le pistolet avait valsé dans un champ et l'agresseur était à présent évanoui.

Théo souffla pour évacuer son stress et se félicita de s'en être si bien sorti. Ou plutôt, il félicita son instinct de l'avoir poussé à réaliser toutes ces prouesses. En résumé : il pouvait voler, grâce à deux ailes qui apparaissaient, il courait extrêmement vite, il avait une réactivité et une force augmentées, et il pouvait repousser des choses — ou des personnes, dans ce contexte — par la pensée. « Wahou ! » est le seul mot qui lui vint en tête. C'était grisant de se savoir si puissant. Cette fois, il ne jouait pas à un jeu vidéo, il ne rêvait pas, non, il vivait ses fantasmes.

La réalité du monde frappa de plein fouet Théo quand celui-ci se rendit compte qu'il était seul, en rase campagne, à deux heures du matin, avec les corps de deux hommes, qui l'avaient poursuivi, et qui étaient à présent hors d'état de nuire. Il sentait de nouveau qu'autour de lui, le calme régnait sur la campagne environnante.

Théo restait immobile, son ombre s'étalant sur le chemin, projeté par les phares, l'esprit embrouillé de nouvelles questions. Comment ces hommes l'avaient-ils trouvé ? Il angoissa à l'idée de les avoir tués, ne sachant pas la force que pouvait avoir ses ondes de choc. Devrait-il aller prévenir l'hôpital, ou à la police ? Avaient-ils compris ce que Théo était capable de faire ?

Heureusement, les deux corps se mirent à bouger quelques minutes après, non sans avoir lâché diverses plaintes et vulgarités. Théo pouvait repartir chez lui sereinement. Il avait du mal à comprendre ce qui lui arrivait exactement, mais une chose était sûre, il était devenu quelqu'un de puissant.

CHAPITRE 4

Un monstre à Louville

Quand Rémy ouvrit les yeux, il lui fallut un peu de temps pour savoir s'il était bien réveillé et si tout cela n'était pas un horrible cauchemar. Il se posait régulièrement la question, espérant à chaque fois y trouver une réponse différente, mais tout ceci était bien réel. Cet affreux bonhomme le retenait prisonnier et réalisait des expériences plus ou moins douloureuses sur lui. Des opérations chirurgicales, des tests étranges, des injections en continu et il s'était même amusé à bidouiller dans son cerveau. Il lui avait également implanté des électrodes pour suivre ses réactions neurologiques aux différents examens subis.

Rémy ne comptait plus les fois où le docteur s'était approché de lui avec son scalpel et une seringue d'anesthésiant. Puis, plus le temps passait, moins il utilisait l'anesthésiant. Le jeune homme avait perdu tout repère temporel. Il aurait pu être là depuis une semaine comme un siècle, cela revenait au même. Lynch ne l'avait jamais changé de pièce ni détaché du siège. Il le nourrissait via des perfusions et une poche était installée pour évacuer ses besoins. Rémy était toujours un gamin de seize ans physiquement, mais il ne se sentait plus humain.

Parfois les interventions de Lynch n'avaient pas l'effet escompté. L'adolescent discernait la colère, le dépit et la sueur qui coulait sur le visage de son bourreau. À la suite d'une de ces erreurs, sa couleur de peau avait changé. Rémy était à présent complètement bleu argenté, avec des variances de gris en fonction des endroits. Ses veines, d'une étrange couleur turquoise, ressortaient constamment comme sous l'effet d'un gros effort.

Malgré tout, le docteur le maintenait en vie, ce qui tenait du miracle. Comment l'adolescent avait-il pu survivre à la perforation et à la mutilation de ses membres, aux multiples électrocutions, aux expositions à répétition à de l'acide ou tout autre produit bizarre ? Le docteur lui avait même scalpé le crâne pour mieux accéder à son cerveau, qui était à l'air libre depuis. Certaines substances injectées via les perfusions lui avaient donné l'impression que chaque organe explosait à l'intérieur. Parfois Edward ne restait que quelques minutes, le temps de lui administrer un nouveau produit, et sans même regarder son cobaye tordu de spasmes, il quittait la pièce.

Quelque part, dans ces expériences de fou, Rémy avait atteint une sorte de point de non-retour. Les vagues de souffrance frappaient sans relâche. Il avait tellement eu mal – parfois jusqu'à se croire agoniser – que la douleur avait fini par disparaître. Il avait bien senti qu'à un moment, il y avait eu une rupture. Son cerveau avait disjoncté au point que Rémy n'éprouvait plus rien.

Ce jour-là, il s'étonna d'avoir encore assez de force pour parler de manière distincte et calme :

– Tuez-moi, implora-t-il lorsque Lynch entra dans la pièce.

Rémy le suppliait ainsi à chaque fois qu'Edward apparaissait.

– Non, je ne veux pas te tuer, puisque je veux te rendre immortel, répondit Lynch avec une certaine démence dans le regard.

– Mais pourquoi ? Vous prenez du plaisir à me torturer ?

– Oui ! Enfin ce n'est pas vraiment ça. C'est l'expérience qui est excitante vois-tu. Et si tout fonctionne correctement, tu seras invulnérable ! C'est ça mon objectif ! Tout ce qui se passe ici a pour but de faire de toi quelqu'un d'incroyable, Rémy.

Le docteur s'approcha de lui et, sans prévenir, lui enfonça une aiguille dans le bras.

– Et tout ceci ne sera bientôt qu'un mauvais souvenir, souffla-t-il.

– Mais vous voyez bien que ça ne fonctionne pas, haleta l'adolescent.

– Qu'est-ce que tu en sais ? Cela commence à prendre forme.

– Personne ne peut être invulnérable, vous avez juste trop lu de bouquins de science-fiction.

Rémy essayait toujours de le provoquer en espérant le pousser à commettre un acte irrémédiable qui lui retirerait enfin la vie, mais Edward savait se contrôler et passer outre ce petit jeu.

– Je te comprends, reprit le savant fou. J'ai moi-même réagi ainsi quand on a évoqué cette idée pour la première fois devant moi. Des êtres capables de tels dons, c'est inimaginable ! Mais un jour, j'ai vu que tout cela était bien possible. Je te parle de personnes dont les pouvoirs sont quasi infinis ! Et tu sais quoi ? J'ai cherché pendant de longues années à reproduire ce dérivé d'ADN humain pour enfin y arriver il y a quelques semaines ! Évidemment il y a toujours des petits imprévus qui peuvent apparaître, ce fut le cas au début, ce qui explique certains passages que tu as dû trouver douloureux. Mais à présent, je pense avoir découvert le bon dosage et la bonne méthode ! La preuve, il y a des progrès aujourd'hui !

– Ah bon ? Lesquels ? Ma peau va devenir verte ? lança Rémy avec ironie.

– Non, elle ne devrait plus changer de couleur, j'ai un peu trop forcé sur le sel d'argent, mais regarde le bon côté des choses, tu seras également unique physiquement !

– Je ne veux pas de cette peau ni de cette vie ! s'énerva le jeune garçon.

– Doucement Rémy !

Il détestait que le docteur l'appelle par son prénom, comme s'ils étaient amis, et comme s'il n'était pas en train de le torturer. Il trouvait incroyable que le savant ne voie pas sa détresse, tellement obnubilé par ses constantes et passionné par ses expériences, qu'il en avait oublié que l'adolescent était avant tout un humain et non une chose. Rémy n'était plus maître de son corps, il ne l'acceptait plus et à l'intérieur, il n'attendait que la mort.

Lynch ramena le miroir et montra à l'adolescent sa main gauche.

– Au lieu de t'énerver, regarde plutôt ta main ! s'exclama Lynch en amenant un miroir devant ses yeux. Tadam ! Ton temps de cicatrisation a considérablement diminué. Tu es bien plus performant qu'avant ! Pendant que tu étais sans connaissance, je t'ai enfoncé un pieu dans la main, continua le docteur d'un ton de plus en plus frénétique. Et regarde maintenant ! Elle est déjà guérie ! Et il n'y aucune trace de cicatrisation, rien ! Et cerise sur le gâteau, ta peau se durcit ! C'est comme si tu avais du kevlar à la place des tissus organiques !

Écoutant à peine ce flot de paroles incongrues, Rémy ferma les yeux. Immobilisé comme il l'était, c'était la seule façon qu'il avait de se couper du monde et de retrouver une sorte de solitude. Cet homme était fou à lier. Il lui injectait tout ce qui lui tombait sous la main, et il s'attendait à ce qu'il se passe quelque chose. Tout ce qu'il avait réussi à faire, c'était de tuer Rémy à petit feu.

– Et vous n'avez pas peur que si je me retrouve aussi fort que vous le dites, je m'en serve pour m'échapper et vous massacrer ? lança-t-il sarcastiquement. Pour me venger de ce que vous me faites.

– Réfléchis un peu Rémy ! Si je fais de toi un surhomme, auras-tu envie de me faire du mal ? Non, je ne crois pas. Tu me remercieras !

– Vous rêvez, avec tout ce que vous me faites subir, je n'hésiterai pas une seconde... dis Rémy, les yeux toujours fermés.

– Eh bien, je vais prendre le risque, après tout, c'est pour la bonne cause ! L'humanité va atteindre un nouveau stade dans l'évolution, et ce, grâce à moi ! Notre espèce maîtrisera enfin cette essence inconnue de tous, celle qui fait la différence entre l'homme et Dieu.

– Je n'ai rien demandé. Laissez-moi partir, souffla Rémy.

Ce n'était pas une exigence, ce n'était pas du désespoir. C'était juste devenu une habitude de réclamer à son bourreau qu'on le libère.

– Non, pas encore, mais ne t'inquiète pas, quand tout sera terminé, tu seras bien plus que libre, c'est toi qui auras le pouvoir d'écrire le futur !

***

Quand le réveil sonna, Théo n'avait pas réussi à fermer les yeux de la nuit. Pourtant, à son grand étonnement, il n'était pas fatigué, au contraire, en pleine forme. Il avait ressassé tout ce qui s'était passé cette nuit. Qui était-il devenu ? Était-il toujours lui-même ? Était-il toujours Théophile, l'élève de seconde un peu timide, gauche et sentimental ?

À première vue, il lui semblait être quelqu'un de bien différent. Mais de meilleur ? Ça, c'était autre chose. Il lui semblait difficile de déterminer si se battre contre des caïds animés de mauvaises intentions, faisait de lui quelqu'un de bien. Et comment était-il devenu cette nouvelle personne ? Son seul indice était l'éclair qui selon lui avait quelque chose à voir dans les changements qui l'avaient affecté.

Lorsqu'il se leva, il attendit d'être seul dans la salle de bain pour regarder à nouveau son dos. Toujours aucune trace des ailes qu'il avait hier soir. « Où pouvaient-elles être rangées ? » se demanda-t-il. Il n'avait malheureusement pas le temps de creuser cette question davantage, au risque de voir son père ou sa mère débarquer.

Quand il arriva à table pour le petit-déjeuner, ses parents ne firent aucune remarque, ce qui prouvait que son escapade était passée inaperçue. Théo ne s'attarda pas, il attrapa son sac de cours et parti. Sur le chemin, il repensa aux jeunes qu'il avait affrontés. Comment savaient-ils ce qu'il avait dit aux gendarmes et où il habitait ? D'ailleurs, devrait-il s'inquiéter de voir débarquer d'autres membres de la bande ? Devrait-il vivre dans la peur que ce gang vienne rôder autour de chez lui ? Il s'était mis dans un sacré pétrin. Lui avait les capacités de s'en sortir facilement, mais sa famille et ses amis ne pouvaient pas en dire autant. Et était-il le seul à avoir subi cette transformation ?

Une main se posa sur son épaule. Surpris par ce geste qui interrompait ses réflexions, son adrénaline monta immédiatement. Théo, dans un réflexe impressionnant de vivacité, se dégagea, et bloqua le poignet de son assaillant. C'était juste Huseyin qui voulait lui signaler sa présence.

– Mais t'es dingue, ne refais plus jamais ça ! s'exclama Théo, le cœur battant, soulagé.

– Ça y est, il est chaud le Théo, il a participé à un semblant de baston samedi et le voilà maître du kung-fu ! se moqua Hus en se massant la main.

– Non, mais c'est juste... Bref. J'étais dans mes pensées, expliqua confusément Théo.

– Et au fait, hier soir, au kebab, il y avait Nathalie et ses copines, commença Huseyin. Elles m'ont accosté quand je suis venu les servir.

– Ah ? Et elles t'ont raconté quoi ? La voix de Théo débordait d'optimisme.

– Elles m'ont demandé si on était ami, j'ai dit oui...

– Trop d'honneur.

– Et elles m'ont parlé de toi.

– Ah bon ? questionna Théo avec un sursaut d'espoir. Son cœur battit plus fort.

– Ouais, elles voulaient savoir si tu étais toujours comme ça, à offrir des peluches à des filles que tu ne connais pas.

– Ah OK, dit le blond, platement.

Il essaya de cacher son excitation qui était redescendue aussi vite qu'elle était montée.

– J'ai expliqué que tu étais juste timide et que tu voulais lui montrer ta gentillesse, mais que tu avais amèrement regretté ensuite. C'est des pauvres filles, laisse tomber, lui assura tout de suite son ami. Elles se moquent de toi, mais elles seront dans les premières à critiquer le manque de considération de leur mec. Tourne la page, ça ne vaut pas la peine de te tracasser pour si peu.

– Ouais... Vu comme ça, c'est évident...

Théo ne savait plus où il en était. Il apparaissait clairement que cette fille n'était pas faite pour lui. Sa façon de penser, son entourage, son comportement... Mais il s'était imaginé tant de choses depuis qu'il l'avait vue pour la première fois... Mettre un point final à une histoire qui n'avait même pas commencé était plus dur que prévu.

Ils continuèrent le chemin ensemble jusqu'au lycée en parlant d'une série télé turque dont Huseyin était fan. Théo ne l'écoutait que d'une oreille, perdu à nouveau dans ses pensées. Il se demandait s'il devait avouer à ses amis ce qui lui arrivait. Théo avait toujours eu du mal à garder les secrets, il avait besoin de « vider son sac » et de partager son existence. C'était sa façon à lui de ne pas affronter la vie seule.

En racontant ses histoires, ses envies, ses craintes, il avait l'impression de diviser le poids des responsabilités et ainsi de ne jamais avoir le cœur lourd. En parlant, il évacuait toutes les ondes négatives qu'il avait en lui, ce qui expliquait qu'il était rarement en colère ou énervé.

Mais cette fois, le secret était bien plus gros qu'une peine d'amour ou qu'un mal-être en classe. Les répercussions pourraient être épouvantables. Le regard de ses amis risquait de changer pour commencer, et, même s'il leur faisait une confiance absolue, rien ne les empêcherait dans le futur de le raconter si les choses venaient à mal tourner. Malgré tout, il sentait qu'il avait besoin d'en parler, cette nouveauté était bien trop importante pour n'être supportée que par ses épaules. De plus, ses pouvoirs pouvaient l'aveugler s'il avait de graves décisions à prendre. Trois cerveaux valaient mieux qu'un, et Théo aurait l'impression de se décharger d'une certaine responsabilité.

Toute la journée du jeudi fut bien remplie, avec des devoirs et des emplois du temps chargés. Elle se termina sans que Théo n'ait trouvé le moment propice pour leur faire part de ses nouveaux dons — en un sens, il en était soulagé. « Peut-être demain » se dit-il en rentrant chez lui.

Le soir, lorsqu'il sortit de la douche, il tourna le verrou de la salle de bain et se plaça face au miroir. Il sauta pour voir si ses ailes allaient apparaître, mais rien ne se produisit. Comment avait-il fait ? Après tout, cela s'était fait naturellement, sans qu'il ne le cherche. Il se fixa dans la glace et se laissa aller. Deux ailes émergèrent de son dos puis se déplièrent.

Théo eu du mal à se reconnaître avec ses nouveaux membres illuminés d'un blanc laiteux, d'une envergure de près de deux mètres chacune. En les touchant, il se rendit compte qu'elles étaient très douces, faites de grandes plumes, parfaitement rangées. Il ne ressemblait pas à un pigeon, mais bien... à un ange.

Quand il essaya de les agiter, ses ailes renversèrent deux trois produits de beauté qui appartenaient à sa mère. Il se tourna pour voir les dégâts qu'il venait de commettre, ce qui renversa le sèche-cheveux. Il cessa de bouger pour éviter d'autres catastrophes et recommença à scruter son image étrangement statique.

Théo eut un instant de panique en se demandant comment il allait faire s'il n'arrivait plus à les « ranger », mais au moment où il en ressentit l'envie, elles se rétractèrent d'elles-mêmes. Théo se retourna immédiatement, et se dévissa la tête pour apercevoir son dos dans le miroir. Rien. Aucune cicatrice, aucune trace indiquant que quelques secondes auparavant deux ailes lui sortaient des omoplates. Elles apparaissaient et disparaissaient sous l'impulsion de sa seule pensée.

L'excitation et l'adrénaline se répandirent rapidement en lui : ces capacités surnaturelles faisaient de lui plus qu'un homme. Il fixa le gel douche bleu, dans la baignoire et de toutes ses forces, pria qu'il vienne jusqu'à lui. Chaque parcelle de son être le désirait plus que tout, mais la bouteille vacilla seulement, avant de glisser lamentablement par terre. Théo en avait presque mal à la tête. Il expira lentement et se rattrapa au bord du lavabo, la vue un peu brouillée se disant qu'il devait manquer de pratique.

Comment un éclair avait-il pu lui donner ce genre de pouvoirs ? se demanda Théo. Il avait déjà entendu parler de personnes frappées par la foudre, mais jamais d'histoires de gens devenus des anges. Encore une fois, il regarda son reflet attentivement. Il était toujours Théo, un adolescent fleur bleue qui rencontrait des problèmes de son âge. Néanmoins, il avait juste quelque chose de plus.

Le lendemain midi, quand Théo aperçut Hus qui arrivait dans la file d'attente du self, il sentit que quelque chose n'allait pas.

– Salut copain ! Ça va ? demanda le blond d'un ton faussement enjoué. Son visage était anormalement fermé.

– Bof. Voyant le regard que les deux autres échangeaient, Huseyin expliqua : mon grand-père est mort.

– Ah... euh... Mes condoléances, dit maladroitement Théo.

– Pareil, mais on est là pour te changer les idées d'accord ? insista Axel.

– Ouais, merci les gars, dit Hus.

Il n'avait pas l'air abattu, mais semblait tout de même touché. Théo se creusait la tête, mais il ne se souvenait pas avoir entendu beaucoup parler de ce grand-père...

– C'est arrivé comment ? osa-t-il demander.

– Un cancer du poumon qu'il traînait depuis longtemps. Il a toujours trop fumé... répondit Hus.

– C'est quand l'enterrement ? s'enquit Axel.

– Après demain, mais ce n'est pas ici, c'est en Turquie. De toute façon je n'irai pas.

– Ah... Pourquoi ? Le voyage coûterait trop cher ?

– Non, c'est surtout que... Dans la famille du côté de mon père, il y a des gens qui traînent avec des groupes peu fréquentables, si vous voyez ce que je veux dire...

– Moi, je ne vois pas, avoua Théo après un silence un peu embarrassant.

Les trois garçons avançaient en même temps de centimètre en centimètre dans la file du self bondé.

– Eh bien, c'est une histoire de politique. Certaines personnes de la famille de mon père font partie d'un groupe revendicatif et ils sont assez barjos apparemment. Le genre à se trimballer avec une mitraillette pour pouvoir flinguer ceux qui ne sont pas d'accord avec eux.

– Ah ! Quand même ! s'exclama Théo, effaré que la famille de Hus comporte de tels personnages.

– Les repas de famille devaient être sympa ! rigola Axel.

– Exactement, c'est bien pour ça que mon père est venu ici, en France. Il voulait échapper à ses frères qui souhaitaient l'enrôler dans leurs manigances. Et c'est pour ça qu'on n'ira pas à l'enterrement.

– Tu as le moral quand même ? demanda Théo.

– Oui, c'est juste le moment après l'annonce qui est un choc. Et puis voir mon père aussi triste, ça fait quelque chose... répondit le Turc en se servant une entrée.

– Tu sais, il y a pire, glissa Axel. Par exemple, ces foutus œufs mimosas qui sont présents chaque jour au self ! Mais c'est pas vrai, il y a le lobby du mimosa ici ? demanda-t-il à la cantonade. Même Huseyin sourit. Pendant le reste du repas, Axel et Théo essayèrent de se comporter normalement et de distraire Hus de ses pensées.

Ce n'était à nouveau pas le bon jour pour faire des révélations.

Le vendredi, Théo finissait les cours à 15 heures. Le week-end anticipé et le grand soleil qui se trouvait dans le ciel le rendirent encore plus joyeux qu'à l'ordinaire. En repartant chez lui, sur le chemin, une Clio grise en assez mauvais état fit un dérapage et monta sur le trottoir, lui barrant la route. Le conducteur, aussi musclé que les deux voyous que Théo avait affrontés le mercredi précédent, descendit en claquant violemment la portière.

Il avait des dreadlocks et devait avoir environ 35 ans. Théo avait entendu un de ses amis dans la voiture l'appeler Cédric. Un pli soucieux s'était formé sur son front et il regardait étrangement Théo. Ses deux acolytes sortirent également. L'un avait la peau mate, il était petit et sportif et portait une casquette. Le second était un homme noir, qui devait aborder la trentaine également et mâchait énergiquement un chewing-gum.

Les rayons déclinant du soleil aveuglaient Théo, mais il discernait très bien le tas de muscles et de cicatrices sur les bras de Cédric qui s'avançait vers lui.

– Hé, c'est toi ThéophileLemaire ? demanda l'homme.

– Oui pourquoi ? Le cœur de Théo battait à tout rompre, mais il sentait qu'il pouvait malgré tout maîtriser la situation et que le mensonge était vain.

– Tu as défoncé deux de nos copains mercredi soir et on a promis de les venger, menaça-t-il.

– Euh... Non je ne crois pas... Désolé, ajouta-t-il, de façon à ce que l'autre pense qu'il était inoffensif, voire complètement stupide.

– Ah ouais ? Cédric prit un temps avant de continuer. Il détaillait Théo de haut en bas, comme s'il l'analysait. C'est bien ce que je me disais, je te vois mal mettre une raclée à Carl et Jordan, ou à n'importe qui d'ailleurs... reprit le conducteur qui n'avait pas bien articulé, parlant plus pour lui-même.

– Qui ça ? Carlé Jordana ? Ah non, je ne connais pas en plus, dit Théo qui décida de jouer la carte de l'idiot à fond.

C'était donc ainsi que se nommaient ses deux agresseurs...

– Non, mais, t'es complètement toqué ma parole ! Au fait, c'est toi la poucave ?

– La quoi ?

– Tsss, c'est toi qui es allé balancé aux flics des trucs que tu as entendus dans un entrepôt ?

Il ne pouvait pas mentir sur tout, mais en passant pour un benêt — ce qui n'était pas si compliqué — il pourrait peut-être se sortir de cette impasse sans en venir aux mains. Il savait qu'à la moindre erreur, les truands lui sauteraient dessus. Il aurait certainement pu les maîtriser, mais il ne souhaitait pas se battre en plein jour, dans une rue fréquentée par de nombreux lycéens.

L'homme au chewing-gum le regardait avec insistance, tout en mâchouillant avec virulence. Théo entendait tellement bien le bruit qu'il avait l'impression qu'il mâchait devant son oreille. C'était agaçant, leur but étant clairement de provoquer Théo, et ainsi avoir une excuse pour le frapper.

– Oui, c'est moi, j'ai surpris des types qui parlaient de A747, finit par répondre le jeune blond en tentant le tout pour le tout.

– A747 ? Cédric se mit à rire à gorge déployée puis quand il reprit son souffle, il lui dit : vas-y continue, tu me fais bien marrer !

– J'ai pris peur et je suis allé voir les gendarmes pour tout leur raconter. Ce n'est pas ce que vous auriez fait vous ?

Théo sentait la haine de l'autre s'effacer petit à petit. Celui-ci pensait avoir à faire à un colosse qui avait mis KO ses deux amis, mais finalement il tombait sur un gamin qui était bête comme ses pieds. Il n'était clairement plus question de lui faire mal. Cédric avait un minimum de bon sens, une bonne leçon pour qu'il comprenne son erreur et ce sera parfait, pensa-t-il.

– Non, tu vois, ce n'est pas ce que j'aurai fait ! Il avait repris une voix sérieuse et forte pour intimider Théo. C'est tout un business les A747 ! Tu as mis des personnes en danger et tu les as énervées, ce qui te met toi aussi en danger. Tu comprends ça, baltringue ?

– Oui. Sur le coup, je n'ai pas pensé à ça, désolé, j'espère que vous n'avez pas rencontré de problèmes personnellement ?

– Non, mais écoutez-le parler ! Quelle baltringue !

Son interlocuteur ne semblait pas croire ce qu'il voyait et entendait. Ce jeune sans carrure, sans charisme, sans rien, avait mis des bâtons dans les roues de son boss ?

– On lui refait le portrait ? demanda le mâcheur de chewing-gum qui en avait visiblement très envie.

– Non, laisse tomber, répondit Cédric. Tu l'as bien regardé ? Tu veux te battre contre ça ? C'est une baltringue, je vous dis !

Il éprouvait une sorte de jouissance à répéter ce mot en fixant Théo avec des yeux rieurs et sa bouche bizarrement tordue. Il se tenait tellement près de Théo que celui-ci aurait bien aimé qu'il prenne lui aussi un chewing-gum.

– Tu promets que tu ne referas plus jamais ce genre de choses ? Parce que tu sais, dans la rue, on a un code qui dit que les poucaves, on doit les trouver et leur faire bouffer leurs dents pour qu'ils assimilent bien leur erreur. Tu comprends ?

L'homme lui parlait exprès comme à un enfant.

– Les pou-quoi ? Euh... oui, oui, bien sûr, OK, surtout que moi je tiens à mes dents ! Désolé, bégaya-t-il, l'air le plus ahuri possible.

L'autre se redressa en rigolant de plus belle et tourna les talons, retournant vers la voiture, claqua une nouvelle fois la portière et remit le moteur en route tandis que les deux autres revenaient dans l'habitacle, frustrés de ne pas avoir pu se battre. Le conducteur baissa sa vitre et s'adressa à Théo avec un air imposant :

– Hé, je ne veux plus jamais entendre parler de toi, la baltringue OK ?

– Oui, monsieur, s'empressa-t-il de répondre d'un ton aussi neutre que possible.

Les trois hommes se mirent à rire de plus belle et la voiture s'éloigna rapidement. Théo recommença à respirer normalement. Ce n'était pas de la peur, mais de la tension. Il ne fallait pas grand-chose pour que cette petite discussion dégénère. En tout cas, ses craintes étaient bien réelles, il risquait d'être encore embêté. Il espérait tout de même que ce Cédric calme l'affaire et dise à son chef que Théo était inoffensif.

Il se remit en route, regardant un pigeon qui avait l'air aussi intelligent que lui face à ces brutes. En parlant de pigeon, Adrien s'avançait vers lui.

– Ça va Théo ? Ils te voulaient quoi ces mecs ?

– Rien, ils déconnaient un peu, dit Théo d'un ton dégagé pour retirer toute gravité à ce qu'il venait de se passer.

– Ah OK. Ne te laisse pas trop marcher sur les pieds non plus ! J'étais prêt à leur rentrer dedans ! On ne touche pas à mon Théo ! s'exclama-t-il en rigolant.

Cette remarque, venant de lui, sonna comme une bonne blague aux oreilles de Théo. Il allait très certainement lui reparler de ces CD dans les secondes qui suivaient.

– Eh, tu as vu ce qui est arrivé à Rémy ? C'est dingue qu'il ait disparu comme ça !

– Ouais, j'étais choqué, comme la plupart des gens du lycée, je pense...

– J'espère qu'ils vont vite le retrouver et en bonne santé surtout ! J'ai discuté avec Julien tout à l'heure et les flics n'ont encore rien trouvé. C'est un gars bien, c'est affreux ce qui lui arrive...

– Je m'en doute, mais il ne peut pas avoir disparu, la région n'est pas si grande, il faut juste espérer qu'il n'ait pas rencontré un cinglé, il y en a plus qu'on ne le croit dans le coin...

Et si c'était ça ? Et si Rémy, légèrement saoul, était tombé comme Théo, sur un endroit qui servait à un quelconque trafic ? Lui ne saurait pas se défendre aussi bien et ces racailles n'auraient eu aucun remords à le laisser, mourant, dans un coin. Théo commença à comprendre ce que ses pouvoirs impliquaient. On ne reçoit jamais de dons sans raison. Peut-être aurait-il pu éviter la mauvaise aventure de Rémy. Il sortit de ses pensées rapidement lorsque Adrien reprit la parole :

– Et au fait, tu as réussi à graver l'album de Dr Dre ?

***

Théo n'avait pas envie de rentrer directement chez lui. Il voulait rester seul, ne pas être entouré par quatre murs. Il décida d'aller marcher dans une grande allée bordée d'arbres pour continuer à faire le point sur lui-même et évacuer toutes ses pensées qui le hantaient.

Il se demandait s'il avait assez apaisé les soupçons de cette bande de trafiquants. Après tout, il venait de conclure une espèce de trêve avec l'individu qui se faisait appeler Cédric. Il lui semblait être à l'abri, même si définitivement, une menace persistait. Une seule déposition avait suffi pour qu'ils le retrouvent. Après tout, et si c'était à la gendarmerie qu'ils avaient fait une erreur et que son nom avait filtré ?

Inspirant à fond l'air piquant de l'automne, Théo marchait en admirant les arbres aux couleurs orangées et rouges, légèrement agités de temps à autre par une petite brise. Il faisait bon, le soleil était présent — ce qui était plutôt rare dans la région en novembre — le moment était parfait pour se ressourcer pensa Théo.

L'avenue, entourée de champs, était quasiment déserte. Seul un couple avec leur enfant avait décidé de venir se reposer sur un banc sous un arbre. Quelques rires et exclamations de joies arrivèrent aux oreilles de Théo, ce qui sans savoir réellement pourquoi, lui décrocha un sourire. La vie est belle, se dit-il. Cela replaça ses problèmes au second plan.

L'adolescent s'assit dans l'herbe et profita de la chaleur du soleil. Il ferma les yeux et laissa la lumière naturelle le réchauffer. Il avait déjà entendu parler de la luminothérapie, mais là il avait l'impression de se goinfrer d'énergie positive face à ce géant de feu. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il faisait un bain de soleil, mais jamais il n'avait ressenti cette énergie. Sentant que ses batteries s'étaient rechargées au bout de quelques minutes, il reprit le chemin de chez lui rempli d'optimisme.

Dans la nuit, un déluge s'abattit sur la région. La météo avait annoncé un week-end maussade et pluvieux, ce qui promettait de belles heures enfermées dans sa chambre à jouer à la console. Ce n'est pas parce qu'il se découvrait des dons qu'il allait laisser sa petite vie tranquille de côté, se dit-il au fond de son lit, bien au chaud sous la couette. Après tout, même s'il désirait aider les recherches sur Rémy, il ne savait pas par où commencer. Et il ne souhaitait pas sortir toutes les nuits, la dernière fois il avait eu de sacrés ennuis. Et pour l'instant il ne connaissait pas grand-chose de ses pouvoirs. Et, surtout, il se cherchait des excuses. Les ailes, les boules d'énergie, une bande qui le menace deux fois en quelques jours, cela faisait de trop pour Théo qui angoissait sur sa nouvelle existence.

Le samedi, il s'occupa consciencieusement de ses devoirs. Le temps ne le motivait pas à sortir pour continuer ses expériences. Il alla sur Internet pour faire des recherches sur un exposé à rendre lundi mais après s'être connecté, Théo biaisa vite ses investigations pour trouver des explications sur ce qu'il avait. Il n'obtint rien de sérieux ou qu'il ne savait déjà. Son cas serait-il unique ?

Il décida ensuite de s'inscrire sur un site dont ses amis lui avaient parlé : Caramail. Il s'agissait d'un tchat qui devenait de plus en plus populaire. Théophile débuta immédiatement une session et se connecta à un salon départemental pour trouver des personnes des environs. Heureusement que la familleLemaire bénéficiait d'un forfait d'une centaine d'heures, car il y resta scotché pendant toute l'après-midi.

Cette interface permettait des échanges beaucoup plus simples. Théo se sentait moins timide, il pouvait parler sans préjugés et sans peur. Le fait d'être caché derrière un écran d'ordinateur lui donnait plus de confiance. L'adolescent accosta plusieurs filles, mais il se rendit compte à un moment qu'il connaissait véritablement l'une d'elle : son profil indiquait une Nathalie qui habitait à côté de Louville, et qui était dans le même lycée.

LA Nathalie.

Décidément, se dit-il, comment essayer de tourner la page si le destin s'amusait à le renvoyer au début du chapitre à tout bout de champ ? Il prit un temps pour savoir ce qu'il devait faire et choisi de jouer cartes sur table. Il expliqua qui il était et s'empressa de rajouter, avant même que Nathalie n'ait répondu à son message de présentation :

« Désolé pour la peluche, c'était une erreur. »

La franchise pourrait remettre à zéro les bases de leur relation, et pourquoi pas, la relancer. S'ensuivit cette discussion :

« Je dois t'avouer que c'était bizarre de recevoir une peluche d'un mec que je ne connais pas et qui me déclare son amour dans une lettre qui faisait légèrement accro à moi, genre, tu sais déjà tout de ma vie et tu me suis partout. »

« Oui, je comprends, j'ai dit un peu tout ce qui me passait par la tête sans peser mes mots. Encore désolé pour tout ça, c'est super gênant. Tout ce que je voulais, c'était t'indiquer que tu avais tapé dans l'œil d'un mec sympa qui souhaitait faire ta connaissance, mais j'en ai un peu trop fait, je crois, lol ».

« En effet, tu ne fais pas les choses à moitié toi ! x) »

Puis elle rajouta :

« Sur le fond, c'est super adorable, et ça fonctionne peut-être avec d'autres filles cet élan de gentillesse, mais pas avec moi. Désolée. »

« Pas de soucis ! Je me suis foiré, je l'assume, mais tu penses qu'on peut quand même apprendre à se connaître ou je me suis complètement grillé auprès de toi ? »

Théo avait le cœur qui battait à cent à l'heure. En fonction de sa réponse, il allait savoir si elle lui laissait une chance ou non.

« Euh, oui bien sûr, on pourrait devenir amis, mais je te préviens j'ai déjà quelqu'un en vue donc ne te fais pas non plus de faux espoirs... »

Au mois c'était clair. Son rythme cardiaque baissa subitement, cette annonce l'avait comme gelé. Voilà de quoi tourner la page. Ou alors... Après tout, il pouvait quand même lui plaire par la suite. Il lui demanda ce qu'elle faisait dimanche et après un message montrant une certaine hésitation, elle accepta tout de même qu'ils se voient une heure ou deux, histoire de parler un peu autrement que derrière un écran.

« OK ! Demain, 15 h, devant la fontaine ? »

C'était dans la poche. Il ne restait plus qu'à assurer.

***

Rémy se réveilla à nouveau. Mais il ne sortait pas d'un sommeil, ni d'une perte de connaissance, ni même d'un coma. Il était comme en veille. Parfois il était disponible, éveillé, comprenant ce qui se passait autour de lui. À d'autres moments, il se fermait. Le monde extérieur n'avait plus accès à lui, n'avait plus de conséquences sur lui. Il avait l'impression de se vider de ce supplément métaphysique qui remplit l'humain. Il était tout près de la frontière de l'inconscience, prêt à basculer.

Il n'avait plus mal, plus peur et avait perdu la notion du temps. Il n'était plus qu'une carcasse humanoïde. Il se souvenait à peine de ce à quoi sa vie ressemblait avant. Dans son état semi-comateux, il ressassait certains moments, comme si son inconscient voulait qu'il s'accroche à la réalité. Des flashes lui rappelaient qu'il avait eu une famille, des amis, des instants de pure joie... Il se souvenait aussi du visage de Julien, son complice de tous les jours, résolu à faire les cent coups, inséparable depuis leur enfance. Tous ces moments qu'il avait vécus et qui lui faisaient habituellement si chaud au cœur ne lui laissaient, à présent, qu'un immense froid au fond de lui. Il ne se rappelait plus de ce qu'il avait ressenti. Et il ne s'en souviendrait plus jamais.

De l'extérieur, il ne semblait pas avoir tellement souffert. Son corps ne comportait aucune séquelle, si ce n'est sa nouvelle couleur et le relief de ses veines — qui avaient viré sur le vert kaki à présent — qui lui donnait une allure de bodybuilder en pleine contraction. Sans sa couleur de peau, personne ne pourrait se douter qu'il lui était arrivé quelque chose d'étrange.

– Mais comment est-ce possible ? Cela devrait marcher ! Tu es jeune, en parfaite santé ! Pourquoi ta transformation ne va-t-elle pas jusqu'au bout ?

Il était donc là. Rémy n'essaya même pas de bouger. Il entrouvrit les yeux, pour pouvoir suivre du regard la silhouette du docteur qui se déplaçait dans l'obscurité. Lynch s'arrêta à sa droite, au niveau de sa tête. Rémy avait passé les premiers temps de sa captivité à attendre qu'on vienne le sauver. Puis, comprenant que personne ne le trouverait — il pouvait très bien être dans des souterrains secrets, il n'était peut-être même plus à Louville — il avait cherché à s'échapper. Et finalement il avait perdu espoir. Il s'était mis à pleurer, beaucoup et longtemps tout en se rappelant tout ce qu'il avait perdu en choisissant d'aller jusqu'à la maison du Pendu. Et enfin il en était là : insensible, dénué de toute émotion. Sans vie. Sans envies.

Cependant il faisait face à Lynch et à ses expériences avec une certaine forme de rancœur, sûrement une ultime façon que son inconscient avait trouvé pour protéger le peu d'humanité qu'il restait en lui.

– Pourquoi tu ne dis plus rien ? s'énerva le professeur. Il saisit la tête de Rémy au niveau du cou et le força à se tourner vers lui. Réponds-moi !

– Je vous avais demandé de me laisser partir. Vous ne l'avez pas fait... Donc je suis parti, à ma manière.

– Oh, ne joue pas au dépressif avec moi ! Tu représentes l'évolution, l'arme ultime pour l'Après ! Tu devrais être fier et excité d'avoir l'opportunité de cette nouvelle vie qui s'offre à toi, et à toi seul !

Le visage de Rémy resta neutre, tandis que le savant fou regarda ses résultats une nouvelle fois. Au bout de quelques minutes, il s'exclama :

– Mais c'est pas vrai ! Mais oui, quel imbécile ! Pour que tout fonctionne et que l'évolution aille jusqu'au bout du processus, j'ai oublié une constante vitale !

Lynch s'agitait autour de lui, regarda des papiers et finit par venir coller son visage à quelques centimètres de Rémy, comme si ses paroles seraient mieux assimilées ainsi.

– Écoute, tant que tu seras déprimé, ton cerveau n'acceptera pas sa transformation ! Tu n'as hérité que d'une partie des pouvoirs ! Alors, reprends-toi !

– Vous pensez que je vais vous aider ? Vous êtes encore plus dingue que vous en avez l'air. Vous avez mon corps à disposition... Moi je veux juste que tout ça s'arrête.

– Il est hors de question que tu gâches cette belle expérience !

Le docteur avait hurlé les derniers mots et broyait l'avant-bras de Rémy dans sa main sans que le garçon ne réagisse.

– Et vous allez me faire quoi ? Me tuer ? Ou... me torturer ? Réfléchissez, vous m'avez déjà fait ce qu'il y a de pire au monde. Vous ne pouvez pas me forcer à être heureux. Vous ne pouvez pas me menacer. Vous ne pouvez plus rien faire. Vous avez perdu, glissa-t-il tandis que son visage affichait un sourire qui ressemblait plus à une grimace.

– Espèce d'imbécile, tu ne te rends pas compte de ce que tu représentes ? explosa Lynch. Tu n'es pas encore abouti, tu ne sers à rien si la transformation ne s'effectue pas jusqu'au bout ! Tu seras juste un mort de plus, une vie gâchée ! Résigne-toi à ce qui t'arrive et tout ira bien ! Laisse ton esprit accepter ta mutation !

Lynch n'obtint aucune réponse. Alors, dans un mouvement de colère à peine contenue, il attrapa la sangle qui retenait le bras droit de Rémy et la défit. Puis, sans un mot, libéra l'intégralité de son corps. Rémy resta sur le fauteuil, pétrifié. Pour la première fois depuis bien longtemps, son cœur battait la chamade. Il pouvait bouger. Il aurait pu, s'il l'avait voulu, se lever et frapper Lynch comme il avait auparavant rêvé de le faire. Et par rage, il était capable de tout démolir, renverser toutes les fioles, tous les sérums, toutes les bouteilles. Ou même écraser son bourreau contre le mur, et lui faire avaler toutes ces substances.

Mais il ne fit rien.

Sa colère avait disparu.

– Lève-toi, hurla le docteur.

Il saisit Rémy par les épaules et le força à se mettre debout. L'adolescent sentait à peine ses mains contre lui. Il n'était pas fatigué ni épuisé, les muscles absolument pas atrophiés par de longs jours à rester allongé sans manger et boire.

Lynch se détourna et se dirigea vers le fond de la pièce, là où se trouvait la porte d'entrée de son laboratoire secret, qu'il ouvrit avec un mouvement l'invitant à sortir. Rémy imaginait tout ce qu'il y avait derrière, ce qui lui donna le vertige.

– Et bien voilà, fais ta vie puisque c'est ce que tu voulais, déclara le savant d'un ton dur. Vas-y, retourne dans ton monde !

Il revint vers lui et l'entraîna vers la porte, dévoilant un escalier raide et entièrement fait de pierre. En haut, un panneau en bois massif servait d'ouverture et émergeait dans le salon du docteur. Rémy comprit qu'il était retenu prisonnier depuis tout ce temps, sous le manoir et que l'entrée était un passage secret. Personne n'aurait pu le retrouver.

Le jeune était accablé de milliers de sensations différentes : celle de bouger, de faire des mouvements, de décider ce qu'il allait faire. Lynch continuait de le tirer par le bras à travers un salon richement équipé et décoré, sans excentricité : une chaîne stéréo, un tapis dans les tons vert et doré, des fauteuils élégants et de grandes fenêtres qui donnaient sur le parc. S'en suivit un couloir en lambris, agrémenté de peintures de chasse et de natures mortes. Sans douceur, mais sans méchanceté non plus, Lynch lâcha le bras de Rémy et le poussa sur le pas de la porte d'entrée.

– Reprends ta liberté Rémy, le monstre de Louville !

Et il la referma brusquement, laissant l'adolescent seul dans le parc.

Rémy s'éloigna de quelques mètres, hésitant. Il voyait le domaine de la maison du Pendu pour la première fois. Rien n'était comme dans ses souvenirs. Le ciel était couvert de nuages grisâtres, l'air était frais et le vent soufflait par bourrasques. Sans se retourner, Rémy sentait la présence du manoir de Lynch derrière lui et toutes les menaces qui s'en dégageaient. Les arbres partiellement dépouillés de leurs feuilles se tordaient en bordure du parc, le long du mur d'enceinte.

Seul l'instinct de Rémy, un mécanisme intérieur qui le poussait à s'enfuir de ce lieu où il avait tout perdu, le força à marcher d'abord, puis à courir, vers cette brèche du monde extérieur, loin de son calvaire.

Il passa le portail, et s'enfonça dans le bois qu'il avait traversé une semaine auparavant. Quand il fut entièrement entouré d'arbres, il s'arrêta.

Et maintenant ?

Il ne pouvait pas revenir chez lui dans cet état, comment réagiraient ses parents ? Il ne comprenait pas pourquoi, mais l'idée de revoir quelqu'un appartenant à son ancienne existence le répugnait au plus haut point. Sans doute parce qu'il dépendait d'un monde différent désormais. En fait... Lynch avait raison, il était devenu un monstre. Il ne se sentait plus humain, ni même vivant.

Il essaya de se rappeler ce qui le rendait triste, ou heureux, ou en colère, avant. Le décès de sa grand-mère avec qui il était proche, les fous rires avec Julien et les pitreries en cours. Il avait beau se forcer, il ne ressentait plus rien du tout. Comme la créature de Frankenstein, il avait l'apparence humaine, mais ça ne suffisait plus. Il n'y avait plus de Rémy Brunet.

Brutalement, il comprit ce qui l'attendait. C'était évident. La mort. Pendant sa captivité, il l'avait peu à peu acceptée voire espérer. Seule une once d'amour propre qui subsistait, où peut être un instinct de survie, l'avait poussé à partir de chez Lynch. Être libre ne changerait pas sa condition.

L'adolescent était entre deux états : il n'était pas humain, et il n'était pas le surhomme que Lynch avait voulu créer. Il était bloqué entre deux formes. Il n'y avait rien pour décrire ce qu'il était. Par conséquent, il n'était rien. Même physiquement, il était à présent un monstre, avec cette horrible couleur de peau nuancée de bleu et d'argent, ainsi que ses veines qui avaient pris une teinte vert kaki, ressortant grossièrement de partout.

L'adolescent leva la tête et regarda autour de lui. Il y avait partout une humidité odorante qui imprégnait les fougères, et les troncs moussus, ainsi que l'air. Il se remit à courir, cherchant désespérément quelque chose qui puisse mettre fin à ses jours. Ne pas revoir sa famille, ses amis, la civilisation, c'était mieux ainsi. Les feuilles mortes au sol, qui formaient un épais tapis, crissaient au contact de ses pieds nus. Il ne se déplaçait plus comme un humain, sa démarche faisait penser à un animal apeuré. Il craignait qu'on ne le voie, que le monde extérieur se rende compte de ce qu'il était devenu.

Il y avait une certaine souplesse dans ses mouvements, il pouvait sauter et se faufiler entre deux arbres avec la dextérité d'un félin. Ses pieds effleuraient le sol quand il courait. Les branches de bois craquaient à peine sous ses pas. Il avait l'impression que ses muscles étaient élastiques, que son corps se mouvait au ralenti bien qu'il en soit certain, le paysage défilait à toute allure autour de lui. C'était comme s'il était sur pause pendant que le décor défilait : il avait le temps de voir venir les obstacles, les souches, les troncs d'arbres, les fossés et bondissait par-dessus sans effort. Il sentait dans l'atmosphère des variations intrigantes, des choses qu'il n'avait jamais discernées.

Ainsi, il savait qu'un peu plus loin à sa droite, il y avait une construction de bois détrempé, qui commençait à pourrir par endroits. Et à l'intérieur, du fer, du cuivre. Des outils ? Des armes ? En effet, une cabane, sûrement construite à cet endroit pour la commodité et l'usage des chasseurs ou des bûcherons, était dressée dans une petite clairière. Évidemment la porte était fermée par un gros cadenas rouillé que Rémy arracha sans difficulté.

« Tu auras une force décuplée, comme personne n'en a sur terre... ». Les paroles de Lynch résonnèrent en lui. Indifférent, Rémy s'avança d'un pas. À l'intérieur, il faisait sombre et régnait une odeur de renfermé. Rémy entra et distingua une table et une chaise en bois ainsi que quelques outils : un marteau, une scie rouillée, et... Un grand couteau qui servait certainement aux chasseurs pour dépecer leurs prises. L'adolescent l'attrapa sans une hésitation. Dehors, la forêt respirait toujours le calme le plus complet. Parfois, il y avait un bruit dans un fourré, souvent disproportionné par rapport à l'animal qui l'avait causé. C'était comme si tout avait été amplifié : les sons, les odeurs, la vue et autre chose, il ne savait quoi, comme un sixième sens.

Le garçon prit une inspiration et fixa la veine de son avant-bras gauche brièvement avant d'y donner un coup de couteau. Il s'attendait à tout mais pas à ça : il n'arrivait pas à couper sa peau, c'était comme s'il avait essayé d'entailler du marbre. Patiemment, il s'y reprit à plusieurs fois et enfin, en appuyant fortement sur le couteau, il réussit à faire saigner son poignet. Mais la blessure se referma quelques secondes plus tard. Seules quelques gouttes de sang en étaient sorties. Pas de cicatrice, pas de rougeur, rien. Edward avait raison, partiellement au moins, son corps se guérissait avec une rapidité déconcertante.

Rémy retenta l'expérience à la cuisse pour sectionner son artère, en vain. Alors, de désespoir, il retourna le couteau vers sa poitrine, là où il estimait que son cœur devait être, et sans hésiter, enfonça la lame en lui. Là encore, elle eut du mal à entrer. Il utilisa toute sa force pour qu'elle atteigne enfin l'organe. Il sentit le froid éclat le transpercer. Ce n'était pas vraiment douloureux, un instant pourtant, il suffoqua, et tomba par terre. Du sang vert kaki coulait légèrement de sa blessure jusqu'à créer une petite flaque autour de lui. Il leva les yeux vers le toit et aperçut la cime des arbres qui chatouillait le ciel par l'encadrement de la porte. Peut-être serait-ce sa dernière vision de ce monde.

Pourtant quelque chose d'étrange se passait. Il sentait qu'intérieurement son corps se battait pour rester en vie. Sa chair semblait repousser le couteau. En effet, en baissant les yeux, Rémy vit la lame ensanglantée ressortir lentement de sa poitrine. Alors, pour la première fois depuis longtemps, il ressentit quelque chose. La colère. Il saisit le manche à deux mains et lutta. Il lutta contre la vie.

Il réussit finalement à toucher le cœur gravement et perdit connaissance. Mais la vie gagna. Allongé sur le dos, il ouvrit les yeux quelques minutes plus tard, apercevant le ciel loin au-dessus de lui. Il était vivant. Son corps avait repoussé le couteau et son organe s'était régénéré. Voilà le lourd fardeau qui l'attendait. Il n'était plus lui-même, ne voulait pas de cette vie, mais il était devenu invincible. Il n'était plus maître de ses choix, son organisme aurait toujours le dernier mot. Rémy se redressa et jeta l'objet plein de sang au loin.

Il avait besoin d'aide. De quelqu'un. Et la seule personne qui lui vint à l'esprit dans ce moment difficile, ce fut Julien.

A SUIVRE...

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