Le lundi suivant, je suis allé retrouver Sacha. Elle était appuyée sur son casier en compagnie de Cole. Les deux discutaient, la main de Cole posée sur la taille de sa copine. En les regardant, n'importe quel imbécile aurait compris que ce couple était aussi faux que le derrière de Nicki Minaj. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre qu'ils étaient loin d'être parfaits. Sacha avait cette manière de regarder Cole comme s'il était le dernier des idiots. Croyez-moi, il était difficile de tomber dans le panneau et de croire à cette mascarade. Cole, fidèle à lui-même, avait réussi cet exploit. Les infidélités de Sacha Macleod étaient connues de tous. Il fallait dire que Sacha n'avait jamais été discrète quant à ses fréquentations. Pourtant, Cole n'en avait toujours pas conscience.
D'une certaine manière, ce gars m'implorait de la pitié. Tout le monde était au courant, mais personne ne l'avait informé, pas même son meilleur ami. Personnellement, j'aurais bien aimé que Lawrence m'informe si ma petit amie allait voir ailleurs.
Cole Stevens n'avait rien de bien intimidant, et pourtant, sa présence m'a ralenti dans ma lancée. Je me suis arrêté, alors que je m'apprêtais à aller rejoindre Sacha. Je n'avais pas envie qu'il soit au courant pour elle et moi, pour ce début d'amitié que nous partagions. Certes, c'était peut-être simplement moi qui me faisait des idées, mais j'avais l'impression que quelque chose commençait à naître entre elle et moi. Le début d'une potentielle amitié, peut-être ? Allez savoir pourquoi, je n'avais pas envie que Cole soit au courant. J'avais dans l'idée que c'était un secret que nous partagions, quelque chose qui ne regardait aucunement le petit ami de Sacha.
Alors que je comptais faire demi-tour, mes yeux ont rencontré ceux de Sacha. Le contact n'a duré que quelques secondes, mais il a été suffisant pour que Sacha me remarque. Son visage s'est illuminé, comme si elle avait enfin la possibilité d'interrompre la conversation ennuyeuse que Cole entretenait avec rigueur.
— Logan ! s'est exclamée Sacha.
Elle m'a fait de grands signes, m'invitant à m'approcher. J'ai froncé les sourcils, hésitant à aller la rejoindre. Malheureusement, il était trop tard pour reculer. Elle m'avait déjà repéré. Et puis, ses yeux semblaient me lancer des signaux de détresse comme si elle me suppliait de mettre fin à ses souffrances. Je me suis donc avancé pour aller la rejoindre. Cole ne s'est pas gêné pour me dévisager, l'air contrarié de devoir interrompre sa charmante histoire. Ça devait bien être la première fois qu'il posait les yeux sur moi et qu'il m'accordait un peu de son attention.
— Est-ce qu'on se connaît ? m'a-t-il demandé, hébété.
Je suis dans le même classe que toi depuis quatre ans, idiot, aurais-je voulu dire. Seulement, je n'étais pas assez méchant pour lui cracher ça au visage. Au lieu de quoi, je suis resté muet. Voyant que je n'avais pas l'intention de répondre à sa question, Sacha s'est décidée à prendre le relais.
— Cole, je te présente Logan Campbell.
— Campbell... Comme la soupe ?
Le gars s'est mis à rire à sa propre blague. Je me suis retenu de ne pas lever les yeux au ciel. S'il croyait que c'était la première fois qu'on me la faisait, il était dans l'erreur total.
— Ouais, comme la soupe, ai-je dit. Et toi, c'est Stevens comme le parc d'amusement ?
J'ai seulement pris compte de mon erreur lorsque j'ai rencontré les yeux de Sacha. Si les regards pouvaient tuer, elle m'aurait achevé depuis un bon moment. J'avais complètement oublié que c'était son repère et que la dernière chose qu'elle souhaitait était de le partager avec son petit ami. Je n'ai plus osé rencontrer son regard, honteux d'avoir sorti une chose pareille. Cole, quant à lui, avait simplement l'air plus perdu qu'à son habitude.
— Tu connais ? s'est-il étonné. C'est plutôt ringard comme endroit, tu ne trouves pas ?
— En fait, c'est mon grand-père qui avait l'habitude d'y aller quand il était gamin. Il m'en a un peu parlé et j'ai assumé que c'était peut-être lié à ta famille... Il faut croire que j'ai vu juste !
J'étais peut-être un piètre menteur, mais j'arrivais aisément à faire gober n'importe quoi à un imbécile. Cole Stevens en était la preuve.
Un drôle de silence s'est installé entre nous. Ça me semblait plutôt irréaliste de faire face à ce gars. Nous étions à la même école depuis quatre ans et pourtant, il ne m'avait jamais donné de son attention. Nous avions parcouru les même corridors et partagé quelques cours, mais il ignorait encore mon existence jusqu'à ce jour. Je me suis demandé si c'était également le cas pour Sacha. Peut-être qu'elle ignorait que j'existais avant cette nuit du Nouvel An. Tout le monde connaissait les gens au sommet de la hiérarchie. Qui nous connaissait ? À leurs yeux, nous devions faire partie de ce « tout le monde », cet ensemble de gens qui constituent uniquement la part de figurants qui décorent leur vie. Peut-être avais-je tort et que j'étais simplement l'un des rares élèves de mon école à retenir les visages des gens que je côtoyais. Je parvenais même à associer chaque visage à un prénom. C'était peut-être moi qui contrastait avec les autres, tout compte fait.
Sacha s'est subitement tournée vers Cole, un sourire sur les lèvres.
— Tu pourrais nous laisser discuter, Cole ? Logan et moi devons bosser sur un projet d'arts plastiques.
Cette fille était soit une excellente menteuse, soit Cole était tout simplement stupide. Sacha n'était même pas inscrite à mon cours d'arts. Néanmoins, Cole semblait avoir oublier ce détail. Il nous a regardé un à un, avant de nous décrocher un sourire.
— On se retrouve en cours, dans ce cas.
Puis, il s'est tourné vers moi.
— Ravi de t'avoir rencontré, Campbell.
Je me suis forcé à lui sourire, alors qu'il s'est penché pour déposer un baiser furtif sur les lèvres de Sacha. En vérité, je luttais contre l'envie de grimacer.
Lorsque Cole Stevens a disparu à l'angle du corridor, mon sourire m'a lâché et j'ai regardé Sacha.
— Pourquoi tu sors avec un idiot pareil ?
La blonde a levé les yeux au ciel.
— Il n'est pas idiot.
— Si, il l'est, ai-je rétorqué. Il arrive à gober n'importe quoi ! Arts plastiques, sérieusement ?
— Ce n'est pas comme s'il était au courant de tous mes faits et gestes.
— C'est ton copain ! Il devrait savoir que tu n'es pas en arts, non ?
— Laisse tomber, Logan.
À l'expression qu'elle affichait, j'ai conclu qu'il valait mieux obéir. Et puis, pas question de me mettre à dos Sacha. J'aimais bien l'ambiance qui régnait entre nous et je n'avais pas envie de tout gâcher pour une idiotie pareille.
Sacha s'est rapprochée de moi, assez prêt pour que je sente sa respiration sur mon cou. Elle m'a regardé de ses deux beaux grands yeux bleus. Nous nous sommes fixés un moment, puis son regard est tombé sur l'exemplaire de Gatsby le magnifique que j'avais entre les mains. Un sourire s'est glissé sur ses lèvres.
— Alors, tu as commencé à le lire ?
— Je ne pouvais pas accepter d'être pris pour un menteur plus longtemps.
— Je suis impressionnée, a-t-elle dit. Quelles sont tes premières impressions ?
— C'est prétentieux.
La jolie blonde a haussé les sourcils.
— Prétentieux ?
— Oui. Il y a quelque chose dans la manière dont c'est écrit... Ça ne me plaît pas trop.
— Ah bon ?
— Et puis, le personnage principal n'a rien d'attachant. Il n'est qu'un figurant.
— Un figurant ? s'est étonnée Sacha.
— C'est l'histoire de Gatsby et de Daisy qui nous intéresse. On veut savoir ce que Gatsby ressent à certains moments de l'histoire, pas ce que Nick pense qu'il ressent.
— Tu es difficile, Logan.
— Parce que je n'aime pas les figurants ?
Sacha a souri. Selon moi, son sourire était l'un des plus beaux. Lorsqu'elle souriait et que c'était sincère, son visage semblait s'éclairer et ses yeux, s'illuminer. L'espace d'une seconde, les yeux de Sacha pouvaient déborder d'innocence et de naïveté, loin de l'univers qui semblait l'habiter habituellement. Elle avait l'air plus jeune, moins blessée.
— Ne sommes-nous pas tous les figurants de la vie de quelqu'un ?
Ça m'a fait réfléchir. Une fois de plus, Sacha Macleod marquait un point. Seulement, par orgueil, je n'ai pas répondu. J'ai laissé planer sa question en suspens, mes yeux rivés sur les siens. Autour de nous, les gens avaient commencé à nous jeter de petits coups d'oeil indiscrets. Ils devaient se demander ce que je faisais avec Sacha. J'étais même prêt à parier que dans moins d'une heure, des rumeurs allaient se mettre à circuler dans l'école. Les regards inquisiteurs des autres ne semblaient pourtant pas gêner la jeune femme.
— Si tu n'aimes pas ce roman, comment se fait-il que tu sois rendu aussi loin dans ta lecture ? m'a-t-elle demandé.
— Je n'ai jamais dit que je ne l'aimais pas.
— Alors, ça te plaît ?
— Disons que c'est accrocheur.
Allez savoir pourquoi, ça l'a fait rire.
— Tu es un cas désespéré, Logan. Vais-je un jour parvenir à te faire apprécier ce chef d'oeuvre ?
— J'en doute, ai-je plaisanté.
Elle m'a adressé une légère tape amicale et je n'ai pu m'empêcher de sourire. Puis, un silence s'est installé entre nous. Il n'y avait rien de dérangeant à ce silence, bien au contraire. En effet, il y avait quelque chose d'agréable à ce calme qui nous entourait. Nous nous sommes fixés, sans dire un mot. J'ignorais ce que j'étais censé dire ou faire, alors je suis resté immobile, ne quittant pas mes yeux des siens.
— Tu sais, parfois, il faut aller au-delà de ses premières impressions.
— Tu ne parles pas uniquement du livre, pas vrai ?
Elle n'a pas répondu. Son regard s'est perdu derrière moi.
— Je crois que ton ami t'attend.
Je me suis retourné. Lawrence se tenait près de la machine distributrice, l'air de rien. Seulement, mon ami n'était pas reconnu pour sa subtilité. En effet, parfois, il lui arrivait de nous lancer de petits regards indiscrets qui ne m'échappaient pas.
— Il peut bien attendre encore un peu, ai-je lancé.
Sacha a ri.
— Je peux te poser une question ?
— Laquelle ? a-t-elle demandé.
— Pourquoi Gatsby le magnifique te plaît autant ?
Elle m'a regardé longuement avant de répondre.
— C'est authentique, a-t-elle finalement dit.
J'ai hoché la tête, comme si je voyais où elle voulait en venir. Seulement, je n'étais pas ce genre de gars à la mentalité hyper profonde qui comprenait pourquoi un roman pouvait être reconnu comme authentique. Sacha voyait peut-être quelque chose dans ce roman que je n'arrivais pas à voir. Je commençais tout juste à connaître cette fille et pourtant, à chaque fois que je lui parlais j'avais l'impression que je m'enfonçais de plus en plus dans un mystère auquel je ne saurais avoir de réponses.
— Qu'as-tu prévu de faire ce vendredi soir ? m'a alors demandé Sacha.
Je suis resté muet. La question me prenait légèrement au dépourvu. J'hésitais à lui répondre que je ne faisais rien, quand une image de moi en train de passer la soirée étendu sur mon vieux divan devant une série sur Netflix m'est venue à l'esprit.
— Rien, me suis-je empressé de répondre.
— Ça te dit de venir chez moi ?
— Tu n'as pas une fête de prévu ? Un rendez-vous galant avec ton prince charmant ? Un marathon de film avec ta meilleure amie ?
— Non, rien de tout ça, m'a assuré Sacha.
— Alors, ça me va.
Un sourire s'est glissé sur ses lèvres. Elle a sorti un stylo de son coffre à crayon et a griffonné quelque chose sur un morceau de papier, avant de me le tendre.
— C'est quoi ? ai-je demandé.
— Mon numéro.
Je n'ai pas pu m'empêcher de rougir. Ça a fait rire Sacha.
— Ne te fais pas d'idées, Logan,
— Moi ? Me faire des idées? C'est mal me connaître, Sacha Macleod.
— Tu mens très mal.
— Oui, je sais.
J'ai souri à mon tour. Du coin de l'oeil, j'ai aperçu Lawrence écarquillé les yeux, tandis que je glissais le bout de papier dans la poche de mon jeans. Sacha m'a salué, puis elle a tourné les talons. Je l'ai regardée disparaître à l'angle du corridor, mes pieds cloués au sol. J'ignorais d'où venait cette complicité naissante, mais ça me plaisait bien. Dire qu'il y avait de cela plus d'une semaine, j'étais un parfait étranger aux yeux de Sacha. Qui aurait cru qu'elle m'inviterait chez elle ?
Alors que j'étais encore en pleine réflexion sur ce qui venait de se passer, mon meilleur ami s'est approché. Je me suis tourné pour lui faire face, repassant en boucle la conversation dans ma tête.
— Tu m'expliques ? m'a interrogé Lawrence.
— Quoi ?
— Ce qui vient de se passer.
— Il n'y a rien à dire, me suis-je défendu.
— Ah bon ? Pourtant, je crois que Sacha Macleod vient de te donner son numéro.
J'ai levé les yeux au ciel.
— Pourquoi ai-je l'impression que ça t'étonnes ? ai-je dit.
— Parce qu'elle est belle et que toi, t'es moche.
J'ai donné un coup de coude à mon ami. Il a éclaté de rire, fier de sa plaisanterie.
— J'espère que tu ne t'intéresses pas à elle. Elle est déjà prise.
— Sacha trompe Cole Stevens, ce n'est un secret pour personne.
— Il va bien finir par l'apprendre, non ? Cole est sacrément baraqué. Je n'aimerais pas être à la place de l'un des mecs que fréquente Sacha.
— Il est beaucoup trop idiot pour s'en rendre compte.
— Et alors ? T'as envie d'être le secret de Sacha ?
— Je n'ai jamais dit ça ! Et puis, ce n'est pas comme si elle m'intéressait.
— Pourtant, Olivia pense le contraire, m'a dit Lawrence.
J'ai grimacé. Décidément, Olivia ne s'était pas gênée pour faire part de ses impressions à toute la bande.
— Olivia pense beaucoup de chose. Ça ne veut pas dire qu'il faut croire tout ce qui sort de sa bouche.
— Si tu le dis.
Nous nous sommes mis en marche dans le corridor. La cloche allait sonner dans quelques minutes et je n'avais pas envie d'être en retard à mon cours. Le professeur était un vieil homme grincheux qui ne se gênait pas pour ridiculiser les retardataires.
— Écoute, Logan. Tu peux trouver que Sacha est belle, mais tu ne peux pas embarquer dans son petit jeu. Je n'ai pas envie que tu sois blessé.
Je savais qu'il s'était retenu d'ajouter « de nouveau ». Lawrence associait Sacha à mon ex-petite amie, Pénélope Brown.
Je me suis retenu de lui dire qu'en vérité, Sacha était loin d'être une personne aussi méchante et cruelle que Pénélope. Seulement, je ne pouvais pas en avoir la certitude.
Au final, Sacha était un peu comme une oeuvre d'art : on pouvait la regarder, mais jamais trop s'en approcher.