J'émerge difficilement du sommeil. Ma tête me tourne un peu. Je me rends dans la salle de bains et, sans prendre la peine de constater les dégâts dans le miroir, me passe un coup d'eau sur le visage pour paraître éveillée. Ensuite, je rejoins mes hôtes dans la pièce à vivre. J'y trouve Blaire qui, sortie de nulle part, s'exclame :
— Éva, tu es là ! Tu t'es assez reposée ?
— Oui, merci.
— Ça tombe bien, on est chargées des préparatifs d'une grande soirée...
— Une soirée ? répété-je.
— Un gala pour une œuvre caritative. Je te vois venir, ajoute-t-elle encore. Tu ne nous déranges pas et je suis convaincue que ça te ferait le plus grand bien. Il faut te changer les idées !
— Ça m'embarrasse...
— Tu as tort ! Et puis les galas nous ennuient un peu. Ce ne sont que des mondanités, nous n'aurons qu'à les rendre plus intéressantes.
Elle ajoute ensuite :
— Il faudrait qu'on se prépare. Tu es partante ?
Un gala pour une œuvre caritative... Dans quel monde parallèle ai-je atterri ? Je n'ai connu que la violence et la peine ces dernières années, alors envisager de passer une agréable soirée, vêtue de ma plus belle parure...
— Oui, j'adorerais. Mais les bonnes manières et les danses de salon, ça ne me connaît pas vraiment.
— Ne t'en fais pas, tout s'apprend !
Blaire attrape mon poignet et me tire jusqu'à sa suite.
— Un couturier passera dans une heure pour les robes. Louisa, la gouvernante, ne tardera pas à arriver non plus.
— C'est beaucoup trop... L'hébergement, les soins, le dîner et maintenant le couturier.
— D'accord, pas de couturier. En revanche, peut-être que tu accepterais de porter l'une de mes robes ? Allez, dis oui !
— Si ça peut te faire plaisir, j'accepte volontiers.
— Parfait ! Tiens, voilà Louisa.
Une femme aux courbes rondes et à la chevelure ébène fait son entrée. De petite taille, je lui donne des origines espagnoles et la cinquantaine. Ses yeux, d'un ambre perçant, m'intimident derrière les rides qui les parsèment. Toutefois, ils inspirent la serviabilité et la gentillesse.
— Bien le bonjour, mesdemoiselles ! Je suis Louisa. Ravie de faire votre connaissance, Éva. Qui de vous souhaite commencer par la mise en beauté ?
— Les invités en premier, rétorque Blaire.
— Vous avez raison, mademoiselle.
— Combien de fois t'ai-je demandé de m'appeler par mon prénom ?
Blaire esquisse un sourire sincère avant de s'enfermer dans la salle de bains.
— Suivez-moi, je vous prie.
La gouvernante m'installe confortablement devant la coiffeuse, sur un tabouret en bois. Elle rassemble mes mèches en une queue-de-cheval haute afin de libérer mon visage et lui faciliter la tâche.
Ensuite, elle applique un soin anticernes sous mes paupières et répand, à l'aide d'un large pinceau, un fard pour embellir mon teint. Un trait discret d'eye-liner, du mascara et une touche de rouge à lèvres achèvent de me redonner une contenance.
J'observe chacun de ses faits et gestes. Louisa détache mes cheveux, les laissant encadrer mes épaules et ma poitrine peu éminente. Elle se charge de leur donner de la forme en les peignant et les bouclant légèrement.
Elle réussit à me métamorphoser en un quart d'heure. Je n'en reviens pas, c'est bien la première fois que je me trouve aussi rayonnante.
— Vous en faites, une de ces grimaces. Ça ne vous plaît pas ? s'inquiète-t-elle, les sourcils froncés.
— Si ! Je suis enchantée. C'est la première fois que je me sens bien dans ma peau.
— Vraiment ? Vous ne vous faites pas confiance ?
— Pas vraiment, j'ai été... Rabaissée pendant plusieurs années, me rattrapé-je de justesse.
Ce n'est qu'un demi-mensonge. Les insultes à répétition de mon père ont eu raison de moi, parfois même plus que ses coups.
— Pourtant, vous êtes splendide. Vous ne devriez pas vous focaliser sur vos complexes ou sur des réflexions déplacées. Nous avons tous des imperfections ou des réticences, apprenez à être indulgente envers vous-même.
Son sourire me met du baume au cœur. Ma curiosité me pousse à la questionner.
— Depuis combien de temps travaillez-vous pour la famille Starckley ?
— Cela fait quasiment dix-sept ans. Josh m'a employée après la naissance de Blaire.
— Oh, vous travaillez assidûment...
— J'ai dû rembourser des dettes après la disparition de mes parents. À cette époque-là, j'étais une jeune couturière. La boutique a fermé, alors Yasmina m'a engagée.
— Je suis désolée, je ne voulais pas me montrer indiscrète.
— Vous ne pouviez pas savoir. Je m'y suis faite avec le temps... On dit toujours qu'il guérit les blessures.
Oui, « on dit ».
— Est-ce que vous vous plaisez ici ?
— Oh, ma chère, je ne voudrais être nulle part ailleurs. Les Starckley sont comme une deuxième famille pour moi. Ils ont bien élevé leurs petits, je les ai vus grandir en même temps que les miens. Ils sont respectueux et leurs cœurs pourraient abriter à eux seuls toute la misère du monde.
* *
*
— Tu es superbe ! Tu as accompli ton travail à la perfection, Louisa, s'exclame Blaire en sortant de la salle de bains embuée.
— Vos cheveux sont humides, vous allez attraper froid !
— Je risque surtout de m'attirer les foudres de mes parents s'ils remarquent que je ne suis pas encore prête. Je devrais l'être depuis plus d'une demi-heure... Pas de panique, je passe la seconde, ajoute-t-elle quand la gouvernante lève les yeux au ciel.
Le couturier entre dans la chambre pour prendre les mensurations de Blaire. Malgré son manque d'engouement, il effectue cette tâche avec précision.
Je ris discrètement de la situation. Blaire est agréable, mais d'après les dires de son frère, il arrive qu'elle se montre capricieuse. Elle aime être au centre de l'attention. Rien que pour cela, je l'apprécie déjà. Elle est d'une prestance et d'une assurance inégalables. Elle dégage une énergie positive, porte la franchise comme deuxième prénom.
— On y va ?
J'approuve, espérant que cette soirée soit l'occasion d'apprendre à les connaître plus amplement.
* *
*
Vingt-heures trente. Le gala débutera d'ici peu. Le couturier est venu présenter sa création. Longue et évasée sur le bas, la robe de Blaire lui arrive aux genoux. Elle lui sied à merveilles, tant que la mienne rivalise à peine.
Le tissu près du corps, d'un vert émeraude, rehausse mon regard clair. Au lieu des manches, quelques fils argentés pendent sur mes épaules faisant office de bretelles. J'ai pris le soin de maquiller mes plaies, me permettant de devenir une autre le temps d'une soirée.
Je ne me suis jamais apprêtée de la sorte. Un jean et un chandail m'auraient suffi, mais je souhaitais faire un effort pour remercier les Starckley. Aussi, mon allure aurait probablement dénoté de celles des autres invités. Se fondre dans le décor n'est pas toujours inné...
Nous patientons près de la réception. La présence de ce beau monde me met mal à l'aise, moi qui y suis tout étrangère. Manon, dans sa parure bleue, me tient compagnie en discutant de futilités. Je finis par me détendre.
Julien fait une entrée discrète mais remarquée. Un costume noir et ajusté sur le dos, coiffé avec soin, il affole visiblement le cœur des plus jeunes. Je souris à ce constat. Il me rappelle un ami du lycée.
Une minute passe, puis j'aperçois Derek avec à son bras, une charmante jeune femme.
La soirée promet.