Tenir sur un dragon ce n'était pas comme tenir sur un cheval.
Le Rebelle était déjà là-haut à voler avec Elwyrr. Evelyn tentait d'abord de comprendre comment chevaucher correctement Khazarel. Pour le moment, elle ne ressemblait en rien à ce que le Prince lui avait dit. Elle était docile mais imprévisible. C'était le cas, sinon elle n'aurait pas laissé une simple humaine sur son dos.
Le Rebelle raclait le sol avec Elwyrr et projetait volontairement des tornades contre elles. Il ne voulait pas l'aider, au contraire, il désirait lui mettre des bâtons dans les roues. C'était l'essence même de leur relation.
— Besoin d'aide, Vipère ? se moquait-il.
Elle voulait lui clouer le bec à ce Prince prétentieux mais Khazarel n'était pas coopérative.
— Tu veux savoir ma vengeance ? demandait-elle à Khazarel, je veux faire taire ce Prince stupide.
Si Khazarel comprenait Evelyn ? Oui c'était certain, la jeune femme était même sûre de l'entendre rire en langage dragon, mais ça c'était encore à prouver.
— Si tu restes immobile sur elle tu n'iras pas bien loin. Il suffit de lui demander de voler.
De lui demander ? Evelyn n'était pas assez idiote pour croire qu'il suffisait simplement de demander pour s'envoler. Mais oui, il fallait forcément faire un mouvement avec ses pieds, ses mains, il fallait un signal, un cri. Un ordre. Un ordre ? Peut-être que ce qu'il disait n'était pas si idiot, finalement. Alors, c'est ce que faisait Evelyn. Elle ne savait pas trop comment s'y prendre, elle n'avait jamais donné d'ordre et encore moins à un dragon. Mais le cri de la Wyvern, Evelyn le prenait pour une réponse.
Le corps de la jeune femme basculait en arrière, elle sentait son déjeuner remonter dans son estomac. Le vent lui lacerait le visage et elle se forçait à garder les yeux férocement fermés. Khazarel était petite mais rapide, elle rejoignait déjà Elwyrr sur la bâtisse du palais du Prince. La Wyvern n'y allait pas de main morte, elle se plaisait à faire des figures, certes magnifiques à voir, mais atrocement pénibles à supporter pour sa cavalière.
Le cœur d'Evelyn menaçait de lâcher, ses yeux brûlaient tandis qu'elle maintenait fermement sa monture à l'aide de ses main en sang. C'était atrocement douloureux mais à la fois si vivant pour elle.
— Ouvre les yeux ! hurlait le Prince.
Elle ne lui faisait pas encore assez confiance pour lui obéir. Il a été sa seule menace depuis le début, alors comment pouvait-elle ouvrir les yeux et risquer de les perdre face à ce vent de glace ?
Mais Evelyn était bien trop fière pour lui partager sa peur. Alors, elle ouvrait les yeux. Ce qu'elle vit était indicible. Le vent lui brouillait légèrement la vue mais elle était capable de voir l'étendue immense du ciel dorée. Le coucher du soleil rayonnait au Royaume des Ténèbres. Elle n'avait encore jamais vu le Royaume aussi éclairé, aussi doré, il était tout simplement merveilleux. Le froid était glacial comme à son habitude mais les rayons du soleil qui faiblissaient apportaient une douce chaleur contre sa peau.
Demain, tout redeviendra comme avant. Demain, le Royaume sera de nouveau plongé dans l'obscurité macabre. Demain. Il allait y avoir un lendemain. Elle était toujours certaine de vivre un lendemain dans le palais du Rebelle. À Silvaria elle ne savait pas ce qu'elle voulait. Ici, ce pari idiot avec le Prince lui faisait garder le sourire. C'était complètement fou, il pouvait l'assassiner à n'importe quel moment. Là encore, elle craignait qu'il s'en prenne à elle. Il le ferait un jour, c'était certain.
Le Prince était là, sur Elwyrr. Il était menaçant. Il était effrayant sur cet immense dragon noir. Les cris d'Elwyrr accompagnait le coucher du soleil et Evelyn réalisait qu'elle ne s'était jamais tenue aussi proche de l'incarnation du mal qu'à l'instant.
Ses mains s'embrasaient contre Khazarel, ses lèvres étaient gelées et son corps tout engourdi mais elle n'avait jamais autant vécu qu'aujourd'hui. Elle savait qu'elle pouvait mourir à n'importe quel instant, alors elle vivait, elle vivait plus que n'importe qui.
Le Prince ne souriait plus, il ne la regardait même pas. Elle regrettait les moments où il ne le faisait pas car elle n'était plus en mesure de savoir ce à quoi il pensait. Quand il la regardait, elle savait qu'elle occupait le reste de ses pensées. Mais maintenant, que pensait le Rebelle ?
Son regard était obscure, elle y sentait un mélange de chagrin et de regret. Il prétendait ne ressentir qu'haine et vengeance mais Evelyn savait bien que derrière ses affirmations, un petit garçon effrayé se cachait. C'était absurde. Il avait tué des hommes, il avait enlevé des vies alors comment cet homme pouvait ne serait-ce que ressentir ? Ce n'était pas de la faute d'Evelyn mais l'idée d'avoir un assassin face à lui la rendait folle de rage. C'était leur relation. Ils se détestaient à en mourir.
Khazarel s'agitait sous Evelyn. Elle la retenait plus fermement mais ses cris devenaient plus forts. Evelyn avait manqué une chute, son cœur battait de plus belle.
— À quoi pensais-tu ? lui demandait le Prince.
— Quoi ?
— Tu te rappelles ? Elle se nourrit de ton désir de vengeance, s'il est plus fort alors elle s'agite et devient plus puissante.
Evelyn s'en voulait. Oui, elle s'en voulait d'avoir laissé son cœur se noircir autant, elle qui voulait tant être maîtresse d'elle-même.
— À vous.
Le regard du Prince n'en démordait pas. Il était habitué à ce genre de remarque. On le détestait. Depuis le début, depuis toujours.
— J'apprécie ton honnêteté, Eve. Mais ce n'est pas ça qui va te faire descendre de là.
Evelyn regardait la terre ferme de là où elle se tenait. Elle ne voyait rien, le brouillard du Royaume des Ténèbres avait refait surface, les faibles rayons du soleil n'étaient plus qu'un simple petit éclat. Elle déglutissait, elle avait réussit à monter jusque ici, elle arriverait à descendre. Il suffisait de demander.
— Ne compte pas sur moi pour t'aider.
— Soyez certain que votre aide est la dernière chose que je souhaiterai.
Elle le toisait. Ce dédain ! Ses yeux le fusillait, le poignardait, le torturait. Il voulait se débarrasser d'elle une fois pour toute et elle, elle détestait cet homme. Le cœur du Rebelle se noircissait à la vue de la jeune femme, il méprisait sa manière de le regarder.
Il ordonnait à Elwyrr de donner un coup d'aile assez puissant pour faire chuter la jeune femme de sa monture. L'instant s'est déroulé trop vite, bien trop vite pour Evelyn qui n'avait eu seulement le temps de se retenir à une parcelle infime et rugueuse de l'aile de Khazarel.
Le moment était venu. Il ne pouvait plus la supporter. Il avait essayé mais elle le troublait. Elle le sortait de cette fichue zone de confort.
— Demande moi de te sauver.
Il se prenait pour le maître du monde. Il la regardait de haut. Les mains de la pauvre Evelyn saignaient, elle tentait de garder son maintien mais elle allait tomber. Là voilà qui manquait de force. Elle avait été entourée d'une horde de dragons, elle avait touchée et chevauchée un véritable dragon. Elle était près des nuages, elle n'avait jamais autant épuisée d'énergie. La jeune femme allait lâcher. Mais de l'aide du Prince, elle n'en voulait pas.
— Plutôt mourir.
— Pourquoi cette fierté ? Il lui crachait son mépris en plein visage.
— Je ne vous supplierai pas, je ne vous demanderai rien. Si tomber de Khazarel devrait être ma mort, soit.
Evelyn sentait que ses mains allaient lâcher, la tête lui tournait. Mais le Rebelle ne voulait qu'une chose. Qu'elle soit à ses pieds.
— Je te laisse une dernière chance. Je te laisse prononcer tes derniers mots : me supplier de te sauver seraient les mots qui joueront le plus en ta faveur.
— Je l'ai déjà dit : plutôt mourir.
Elle le dégoûtait, il maintenait son épée contre son fourreau, prêt à la dégainer, prêt à lui trancher la gorge et à la jeter dans ce précipice.
— Tu es folle, Vipère.
— Nous sommes pareils, Mon Prince.
Elle le regardait avec un désir ardent. Mais quel était ce désir ? Quel était ce désir de vengeance qui quittait ses yeux aussitôt qu'elle voyait le ciel. Quel était ce désir de vengeance qui l'empêchait de se souvenir de se venger ? Quel était ce désir de vengeance qui se dissipait lorsqu'elle riait ?
— Ce sont tes derniers mots, j'imagine ?
— Une dernière chose soufflait-elle péniblement, la gorge en feu.
— Je t'écoute.
— Quelle trahison avez-vous vécu pour devenir ainsi ?
Voilà que ses yeux s'étaient adoucis. Il n'y comprenait rien. Mais que se passait-il dans la tête de cette femme. Elle était capable de le méprisait au point de lui couper la tête et de désirer lui venir en aide le moment d'après.
Mais la voilà qui le regardait avec sérieux, elle était blessée. Elle allait tomber et mourir. Mais même dans ces moments-là, elle faisait passer le monde avant elle. Le Rebelle avant elle. Elle était tout ce que le traître détestait.
— Croyez-tu vraiment que j'allais te répondre ?
— Non.
Il riait.
— C'est du suicide lui murmurait-il.
— Peut-être bien, oui.
Il ne rêvait pas. Elle souriait. Et avant même que le Prince ne réalisa, elle avait lâché Khazarel. Volontairement.
Et maintenant, il la regardait tomber.