Anna et François étaient sans voix depuis le départ de Ponce. Il avait laissé derrière lui un suspense insoutenable, presque sadique. Que voulait-il leur annoncer ?
Anna cogitait. L'enfermement devenait plus dur avec la solitude et l'absence. François lui aussi gardait le silence. Chacun se demandait ce que pensait l'autre.
Anna se décida à rompre la glace.
- François ?
-....
- Heu.... François ? T'es là ? Ça va ?
- Mmmmm....oui oui...ça va... Grommela-t-il froidement.
- Tu penses qu'il voulait nous dire quoi Ponce de si important ? Et pourquoi il nous laisse mariner ?
- Je sais pas. Et c'est justement ce qui me travaille ! Si ça se trouve on a pris perpét' ! C'est pour ça qu'il s'est amusé avec nous ! Pour nous torturer. Il savourait sa vengeance ! Et l'autre Rafeu devait bien se marrer aussi de nous faire languir. Enfin...on est bel et bien pris au piège ! On est à leur merci. Il nous reste plus qu'à prier !
- Oh ! Si ça se trouve c'est pas si grave ! On va juste aller sur la chaise électrique et cramer comme des saucisses qu'on laisse trop longtemps sur le barbecue ! Haha !
- Mais ça va pas de dire ça ! C'est pas drôle Anna ! S'énerva François.
- Mais ça va ! Ne stresse pas mon chéri ! On peut rien nous reprocher ! T'inquiètes pas !
- c'est incroyable ta facilité à te détacher des choses graves toi !
- pffff ! Toi t'es trop prise de tête !
- N'importe quoi ! C'est même pas vrai !
On aurait dit deux collégiens qui se chamaillent gentiment alors qu'ils s'adorent.
- François....il faut tenir bon ! On est plus forts que ça ! Et toi, tu as supporté bien pire !
François garda le silence.
- Bon, reprit Anna, tu sais quoi, on va faire quelque chose : on va se dire des trucs cool à propos de la prison ! On va désacraliser le truc quoi ! Casser le concept ! Tu vois ? On doit bien avoir des histoires en tête ! Des répliques ! Des anecdotes ! Des citations ! ...
...Bon Je commence ! J'en ai une :
Et elle prit une voix chevrotante de vieille prof :
- "Il y a des gens qui se sentent prisonniers quand ils pourraient traverser l'espace, et d'autres à qui il suffit de pouvoir penser ou écrire pour se sentir libres dans une cellule "
Et elle reprit sa voix : C'est beau non ? Allez à toi François !
François restait encore pensif et silencieux, mais souriant de cette imitation grotesque.
- Fraaaaannnnçoiiiis ???? Insista Anna
Et François finit par céder et prit la voix du Grand Schtroumpf pour dire :
- ..."La solitude est une prison." !!
- Ah oui ! Pas mal ! Bien trouvé ! Et super ton imitation ! Heu moi je vais dire :
"La timidité est la prison du coeur."
- Mouais c'est pas mal ! Marmonna François du bout des lèvres
- Ben dis-donc toi ! t'es drôlement avare en compliments !
- Désolé Anna ! Est-ce que tu connais celle là :
"La prison n'est qu'un espace muré qui cache les échecs de la société."
- Hé ! Bravo ! Tu te prends au jeu on dirait !
- Tu sais à quoi je pense justement Anna ? Au Joueur d'échecs de Stefan Zweig. Ce prisonnier qui a trouvé un livre sur les échecs et qui avait tellement de temps et de solitude qu'il lisait, lisait et relisait encore ce seul et unique ouvrage qu'il avait entre les mains. C'est un livre extraordinaire mais qui ....
- Je connais ! Évidemment je connais ! Mais il devient fou à la fin ! Alors ne penses pas à ça s'il te plaît !
- Mouais ! Tu crois qu'on va devenir bargeots nous aussi !? Que la solitude va nous ronger comme de l'acide et qu'on va devenir des animaux ? Des bêtes sauvages ? Des monstres ?!
- Hola ! Comme tu y vas ! T'es hyper négatif en fait ! Faut vraiment faire soigner ça mon grand ! Ça va t'entraîner vers le bas !
- ...Si c'est pas déjà fait ! Fit-il comme un condamné à mort.
- Oh mais arrête ! On dirait que tu vas au bûcher !
- Ou à la guillotine !
- François ! Ça n'existe plus la guillotine !
- Alors je serai pendu comme un gibet de potence !
- On est pas dans un western François ! Tiens ça me fait penser à "La ballade des pendus" de Francois Villon ! Décidément ! Encore un "François" qui pense à la corde !! Je l'avais appris par cœur ce poème ! Tu le connais toi aussi ?
Et elle commença à réciter ce texte mythique et macabre, très réaliste et très bien rythmé :
- Frères humains, qui après nous vivez,
N'ayez les coeurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous merci...
François prit le relais d'un ton solennel :
- Vous nous voyez ci attachés, cinq, six :
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !
- C'est glauque de réciter ça ici non ? François ?
- Ouais Anna c'est malsain mais ça occupe un peu l'esprit et ça empêche de flancher ! On noie sa solitude dans l'encre des poètes !
- Oh c'est beau ça ! Tu devrais l'écrire ! ...Dit-elle pleine de joie ! Puis le ton devint plus grave. On doit s'accrocher François...Tu me manques ...Je veux pas te perdre....
François avait la voix plus chevrotante.
- Toi aussi tu me manques Anna...
énormément...terriblement...
follement !
- François tu es un vrai écrivain tu sais ?! Tu as ça dans le sang, dans l'âme, dans le cœur !
François laissait transparaître sa grande tristesse.
- Anna... je te demande pardon de t'avoir entraînée dans toutes ces aventures !
- Mon cœur, je ne regrette rien de tout ce qu'on a vécu ! C'était extraordinaire ! Je me suis éclatée ! J'ai adoré vivre tout ça avec toi !
- Vraiment ? La bagarre ? Les flammes ? Être poursuivie par la police ? Et aujourd'hui finir en prison !? Dit-il mollement.
- Ouiii ! T'avoir trouvé vaut bien d'avoir vécu tout ça ! Tu m'as même présenté à tes grands-parents ! C'est dingue ! Tu m'as ouvert ton coeur ! Je veux vivre avec toi ! Et je ne te lâcherai pas ! Jamais ! Je tiens trop à toi ! ....Tu sais je me déguise et je m'amuse à jouer des personnages parce que j'essaie de mettre du piment dans ma vraie vie. Lire tous les romans des autres et s'apercevoir que nous on ne vit rien , c'est désolant ! Et je voulais t'avouer que je suis un peu jalouse des autres écrivains parce que j'ai zéro talent d'écriture moi !
- Anna ! Ne penses pas ça ! Je pense que tu ferais une super autrice !
- Ah oui ? Tu crois ? J'aimerais trop écrire comme toi et comme tous ces autres grands écrivains ! C'est un pouvoir incroyable de créer des personnages, des ambiances, des univers entiers, des lieux, des intrigues....de faire rêver, rire ou pleurer juste par des mots écrits sur une feuille...de faire passer ses messages, ses convictions, ses doutes, ses réflexions, ses sentiments, sa vision du monde...de transmettre ses connaissances avec son propre style ....c'est magique !
- Anna... je t'aime ! Dit-il en plein de chagrin
- Moi aussi je t'aime ! Francois tu as ce pouvoir des mots ! Tu peux déplacer des montagnes juste avec un stylo et une feuille !
- Si je pouvais juste éclater les murs de cette cellule ...
- Eh ben alors dis-le ! Écris le avec tes paroles ! Comme si tu le faisais sur une feuille ! Invente ce pouvoir que tu n'as pas !
- comme si j'étais un super héros ?
- Ben oui pourquoi pas ! Je suis ta première fan !
- ma première femme ???
- Oui aussi ! Dit-elle en riant ! Et est-ce que tu pourrais faire ça selon différentes versions ? Comme un exercice de style ? Tu pourrais ?
- Heu...Wow ! T'en demandes beaucoup ! Mais OK ! Je relève le challenge ! C'est très intéressant ! Et ça va m'occuper l'esprit et me sortir de ma morosité !
- Yesss ! Cria Anna de joie et d'excitation.
- Bon....hummm...alors....on fait version quoi ?
- "Tu" fais ! "Tu" es l'écrivain ! "Tu" inventes l'histoire ! ...alors...essaies en mode polar comme tout à l'heure ...
- Evasion en mode polar...ok...heu...version noir et blanc...argot et tout ?
- comme tu le sens François !
- Alors....J'appelle Ponce...je lui fais une clé de bras...je lui prends ses clés. Je l'enferme à l'intérieur. Je te libére. Et on sort ! Voilà !
- Quoi ? Non mais t'es sérieux là ! T'as perdu toutes tes cellules grises en cellule ma parole !? C'est bâclé ! C'est nul et archi nul ça ! T'écrirais ça ? Vraiment ? Une évasion d'ici en mode polar ! Un style que tu connais ! Comment tu peux me pondre un truc aussi pourri !
- Anna...tu parles comme ce fou dangereux d'Émile là ...c'est presque flippant !
- Ah oui ! Ben il savait peut-être faire sortir le meilleur côté de lui-même à quelqu'un ! Mais je crois pas que ce soit une bonne méthode !
François eut soudain un coup de génie et d'humour :
- Vous savez, moi je ne crois pas qu'il y ait de bonne ou de mauvaise facon d'écrire. Moi, si je devais résumer ma vie d'écrivain aujourd'hui avec vous, je dirais que c'est d'abord des rencontres. Des gens, des lecteurs, d'autres écrivains, qui m'ont tendu la main, peut-être à un moment où je ne pouvais pas, où j'étais seul chez moi devant ma page blanche. Et c'est assez curieux de se dire que les hasards, les rencontres, comme Emile ou Gérard, ou toi Anna, forgent une destinée. Parce que quand on a le goût de la chose, quand on a le goût de la phrase bien faite, le beau geste, le roman bien écrit, parfois on ne trouve pas l'interlocuteur en face je dirais, le miroir qui vous aide à avancer (...)
Anna était subjuguée par sa mémoire et son adaptation du fameux monologue improvisé d'Edouard Baer quand il jouait Otis dans le film "Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre" !
Cette grande tirade lui rappelait celles du théâtre classique et la belle période de Rostand, Racine, Musset, ou Molière !
- François ! C'est extra ! Tu la connais par cœur ? Wow ! J'adore ! Mais c'est pas ça que je te demandais mon chéri ! Désolée ! Je te proposais d'imaginer un scénario où l'on s'évaderait et raconté d'abord en mode polar ! Tu peux le faire ! je le sais ! Et mieux que ce que tu as sorti tout à l'heure !
- Anna ? Tu peux attraper ma main ! J'essaie de la tendre le plus que je peux à travers les barreaux vers ta cellule...
- Ah ? Heu oui ! Bien sûr mon amour ! Attends...
Et elle essayait autant qu'elle pouvait de sortir son bras pour attraper la main que François lui tendait...mais ils étaient trop loin l'un de l'autre. Ils ne pouvaient même pas tout simplement se se toucher. François se sentit encore plus seul et anéanti.
- Anna...Je ne vais pas tenir longtemps comme ça...C'est trop de souffrances...trop de douleurs...
- François ? Ne dis pas ça ! Je suis juste à côté de toi ! Tiens bon ! On va s'en sortir !
Soudain elle entendit comme un bruit de métal ou de lame dans la cellule de François puis un grand cri de douleur de sa part....puis enfin un silence de mort...
Anna s'inquiéta et sa main qui était restée posée au sol baignait maintenant dans un liquide chaud. Elle retira vite sa main pour voir ce que c'était...elle était recouverte d'un sang rouge vif ! Anna était horrifiée ! Elle cria :
- François !? ...Francois nom de Dieu ! ....C'est quoi ce sang ! Qu'est ce que tu as fait !? Oh merde c'est pas vrai François !!!!
François ne répondait pas.
Sous la lumière trop forte des néons, dans un silence pesant, la flaque de sang grossissait à vue d'œil devant la cellule d'Anna, et brillait comme un miroir. Anna était pétrifiée de peur.
Elle imaginait le pire.
[à suivre...]