J'écris ceci sous la contrainte d'une force dévorante, bien plus grande que toutes les autres, qui va bientôt déferler sur notre pays. L'Ombre s'est révélée plus vicieuse que tout ce que nous aurions pu prévoir.
Le simple fait de révéler ces mots sera considéré comme une offense sur le chemin de notre Grand Seigneur, mais le devoir de vérité reste le mien, car tous mes confrères ont maintenant disparu.
Pour stopper l'invasion, nous avons fait ce qu'Il nous a ordonné et nous sommes mis en quête de sonder l'Ombre. Suivant sa volonté, nous avons déterré le cadavre sacré d'un de ses fidèles Chevaliers Blancs. Le seul à avoir été sauvé à temps du combat contre l'abomination et à avoir échappé aux griffes des Ténèbres. Une âme précieuse qui avait eu la chance de ne pas être totalement corrompue, celle-là même que nous nous apprêtions à plonger à nouveau dans le tourment.
Le corps fut transporté au Vieux Sanctuaire, un lieu oublié, caché du reste du monde. C'est là que se déroula l'expérience, et c'est avec une certaine réticence que j'emmenai mon Observateur Oculaire avec nous.
Mes doigts tremblaient en mettant en place l'instrument, reflétant le malheur que ma propre invention était sur le point de causer. Je me rappelai les paroles que j'avais enseignées pendant tant d'années - percer l'œil pour accéder à l'âme - car elles étaient les seuls vestiges d'un passé qui n'était pas encore entaché par la malveillance de mes péchés.
Le malheureux n'était pas encore retourné à la poussière, préservé par l'Ombre, il avait subi le même sort que les autres : incapable de vivre mais interdit de mourir.
J'ajustai la lentille et l'aiguille se fraya un chemin jusqu'au plus profond de son âme. La douleur frappa plus vite que je ne m'y attendais. Il se débattit avec une force inconcevable pour un homme, dépassant de loin ce qu'il était auparavant, mais les chaînes suffirent à contenir sa brutalité vorace. Je me penchai ensuite sur un fragment de son esprit et compris rapidement que ce qui se trouvait à l'intérieur de lui était de la même nature.
Une masse de liquide noir et visqueux reposait dans un vide abyssal. S'agitant d'avant en arrière, elle dévorait tout ce qui l'entourait. Poussé par une impulsion macabre, je regardai à l'intérieur.
Je pénétrai dans le produit d'un esprit brisé qui n'avait d'autre but que de corrompre celui d'autrui. Toute l'infamie, toute la bassesse de l'humanité était là, flottant dans un marre de pure noirceur. Mes sens s'estompèrent lentement à mesure que je m'approchais du fond, laissant les ténèbres se confondre avec moi. Interrompu par l'un de mes pairs, je réussis à m'échapper de cette vision d'horreur et à récupérer mon instrument, avant de céder ma place à quelqu'un d'autre.
Les images encore fraîches dans mon esprit, j'essayai de mettre des mots sur ce qui m'était alors indescriptible. Absorbé par cette vision, je ne remarquai pas la petite main noire qui, de l'intérieur du cadavre, s'étira vers la gorge de mon compagnon. Elle le saisi avec la même violence que celle qui animait l'Ombre, lui brisa le cou, et la seconde d'après se jeta sur le reste de mes hommes.
Je me réfugiai immédiatement à l'arrière, pénétrai ce qui semblait être une chambre forte et fermai les portes de pierre avant qu'il ne puisse m'atteindre. Des cris fusèrent de l'extérieur, mais je fut certain qu'il ne pouvait pas entrer ici.
Un frisson me parcourut l'échine en découvrant les environs. Le sol était froid, mortellement froid et l'obscurité régnait en maître. Je fis de mon mieux pour invoquer le peu de feu que j'avais, mais la distance qui me séparait de mon seigneur ne laissa subsister qu'une étincelle dans la paume de mes mains. Elle révéla d'immenses tapisseries murales abîmées ainsi qu'une stèle, dressée au milieu de la pièce, avec des gravures écrites dans une langue qui m'était inconnue.
Tout cela me laissait supposer que je venais de pénétrer dans le sanctuaire intérieur, là où se déroulaient les prières, et que ces derniers indices témoignaient du passage d'un culte ancien et oublié.
J'attendis ici pendant ce qui me semblai être des jours, attendant que la rage de la bête s'apaise. Lorsque le silence revint, j'essayai d'ouvrir à nouveau les portes, en vain, ma sortie était bloquée de l'extérieur. Il m'était désormais impossible de m'échapper.
Le feu sacré de mon Seigneur me servait de seule source de lumière, de seul guide, mais piégées dans leur repaire, les ténèbres reprenaient rapidement leurs droits. Elles étaient désormais libres d'infiltrer mon esprit.
Une voix se manifesta au plus profond de moi et comme si elle me dictait ses ordres, je regardai dans le noir, le traversai et trouvai au bout un miroir parfaitement conservé fixé au mur. Je ne saurais dire avec certitude si tout cela put être le fruit de mon imagination, mais à ce moment-là, je vit mon reflet me faire signe de le rejoindre.
Une fois de plus, la voix parla et souleva mon désir de vérité. L'Ombre n'avait pas encore été sondée.
Je repris mon instrument et l'installai pour observer ma propre âme. L'aiguille était libre d'exercer toute sa cruauté sur moi. La douleur commença à se répandre partout : mes veines s'embrasèrent d'une folie destructrice, mes muscles se tendirent avec une force rageuse et mon corps se déforma comme si une force dévorante cherchait à s'en emparer. Ecrasé sous la pression de l'agonie la plus violente et la plus furieuse, je m'évanouis.
Lorsque je revins à moi, ma vision était floue. Avec le dernier œil qui me restait, je tâtonnai et pris conscience de l'état de ma main droite. Une terrible blessure la traversait de part en part et tous mes doigts étaient cassés. A mes pieds gisaient des dizaines d'éclats de verre, je relevai la tête et trouvai le miroir désormais brisé.
Incapable de me mouvoir correctement, je rampai jusqu'à lui et trouvai mon instrument. L'aiguille avait réussi à capturer un fragment de mon âme. Je ne me souciais plus du reste, cette voix continuait à m'appeler et mon seul désir était de comprendre sa nature.
Je plongeai dans les profondeurs de mon âme, au fond desquelles se trouvait le même liquide noir, cette fois-ci plus docile, moins obscur, et dans lequel mon reflet m'apparut. Je touchai sa surface du bout des doigts, cherchant à en discerner l'origine. Une goutte tomba et le bruit de son impact résonna dans ce vide immense et solitaire.
Mon reflet se brouilla, je restai immobile tandis qu'il continuait à s'approcher. Son bras émergea de la surface et me saisit avec une force brute, m'entraînant avec lui dans son abîme.
Je tentai de m'échapper, mais mon corps ne fit que s'enfoncer davantage. Des dizaines, puis des centaines de mains continuèrent à m'emporter tandis que mon reflet remontait vers là où je venais. De toutes mes forces, je repoussai une à une les horreurs qui s'accrochaient à moi, tandis que je sentis une vague, plus grande et plus sombre, me recouvrir peu à peu.
Dans ma grande lutte, des images de mon passé m'apparaissaient, les gens à qui j'avais tourné le dos, ceux que j'avais trahis, ceux qui, maintenant encore, continuaient à m'attendre. Mon esprit commençait à suffoquer.
Dans un dernier effort, je réussis à me dégager de leurs griffes et remontai à la surface, fuyant comme je l'avais toujours fait, alors qu'au fond de mon âme résonnait le cri d'un enfant qui me suppliait de rester.
Ce n'est qu'à ce moment-là que je revins à la réalité, avec la sensation de me réveiller d'un cauchemar qui n'en avait livré qu'un autre encore plus terrible. Encore à bout de souffle, mon seul désir fut de rassembler mes dernières forces et d'écrire tout ce que je venais de voir.
Au fur et à mesure que les mots se succédaient, une terreur viscérale s'installa en moi, une terreur que j'avais refusé d'admettre jusqu'alors. Toute ma vie, depuis ma tour de recherche, plongé dans mon travail, j'ai observé le monde, certain d'y être en sécurité, à l'abri des conséquences de mes choix.
Il m'apparaît maintenant clairement que l'Ombre avalera tout et tout le monde, qu'elle entraînera dans sa fosse de misère les pécheurs qui n'ont pas encore été bénis par la mort et qu'elle dévorera toute trace d'essence restante. Elle a déjà commencé à ravager nos frontières et atteindra bientôt notre maison. Il est impossible de l'arrêter.
Que ce soit par l'intermédiaire d'un vaisseau, ou directement confrontée à son immonde silhouette, l'Ombre trouvera le moyen d'entrer en chacun de nous.
Même si mon grand seigneur m'avait donné l'immense honneur d'être celui qui trouverait comment arrêter l'abomination, j'ai échoué. Une fois de plus, je n'ai fait que décevoir mon entourage, et même face à lui, je n'ai pas réussi à me montrer digne.
Mais au plus profond de moi, résonne à nouveau cette voix qui me rappelle que tout cela n'a plus d'importance.
Mon jugement dernier est arrivé, il est trop tard. Je sais qu'il ne s'agit là que d'un acte vain pour soulager ma conscience et pourtant j'écris encore. Je sais que ma voix ne s'échappera jamais de ces murs de pierre, car je suis prisonnier de moi-même pour l'éternité.
Je suis au bord de l'oubli. Mes blessures ne saignent plus, le froid recouvre lentement chaque parcelle de mon âme.
Si ces mots doivent être mes derniers, qu'ils s'adressent au moins à toi, que j'ai trompé plus que quiconque. Les griffes des ténèbres m'entourent, et pourtant, ton lointain souvenir me réchauffe, comme si tu étais encore à mes côtés.
Oh ma chère et tendre, si tu savais à quel point je suis désolé. Ne pas pouvoir voir grandir le fruit de notre amour est mon plus grand regret, et je ne réalise que maintenant à quel point tu étais brillante dans ce brouillard qui m'a servi de vie.
Peux-tu entendre ces mots ? Car ils sont ma vérité, celle que j'ai cherchée pendant tant d'années.