Malgré les renforts de Denver, nous avons battu en retraite. Après avoir ramassé le maximum des nôtres, tous les vaisseaux ont convergé dans une zone située à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Cassy-1. Cette première journée de combat terminée, nous avons besoin de faire le point. Cassy-17 est tombé, et peu de nos alliés présents à bord ont pu s'échapper. Nous n'avons d'ailleurs aucune nouvelle d'Aston, le commandant. Je crains que nous ne le revoyions jamais. Quand nos œufs ont commencé à pouvoir atteindre la zone du crash, les hommes du consul avaient déjà fait le ménage. Les armées rebelles de Ranissa ont subi de lourdes pertes à cause du recours à cet étrange gaz aux propriétés effroyables. Toutefois, nous avons pu rapatrier la plupart des survivants. Sam, Malyan, et même Ranissa sont d'ailleurs avec nous, à bord de Cassy-7. Cette dernière est clairement venue pour être auprès de Varely qui nous a également rejoints. Désormais aveugle, l'ancien garde du Grand Consul travaille durement pour faire tomber les défenses de Cassy-1, aidé par les hackers de Kiodo. Il n'a pas vraiment réagi à nos retrouvailles, et à peine davantage à la présence de sa moitié. La selcyne aux cheveux blonds n'a pas eu l'air de lui en tenir rigueur. Elle est elle-même bien occupée avec nous.
— J'estime que les armées rebelles doivent encore compter trois cent mille combattants en état de poursuivre le combat, soupire-t-elle. Nous n'avions pas envoyé la totalité de nos armées, heureusement. Cependant, malgré des pertes terribles, nous avons quasiment détruit les forces terrestres adverses. Avec l'aide de la communauté de Denver.
Mes pensées dévient vers Gatien. Nous avons choisi de le laisser dans cette forêt. Malgré ses actes odieux, je n'ai pu me résoudre à le laisser se faire tuer. Nous avons convenu d'éviter d'aborder le sujet avec Sam pour le moment. Gatien est en partie responsable de la mort de son beau-père, et je pense qu'elle verrait d'un mauvais œil mes états d'âme.
— Nous avons perdu quatre vaisseaux, annonce Kiodo. Cassy-17, comme vous le savez tous, mais également trois vaisseaux Leimar venant du nord de l'Europe. Les Leimar sont des engins bien plus petits que les Cassy et conçus pour les transferts et missions secondaires, ajoute-t-il à l'intention des terriens présents. Ils sont donc moins bien équipés pour le combat.
— Nous ne déplorons aucune perte humaine, continue Raimundo. Mais tous nos IAM sont HS. J'ai contacté les hum... terriens de Denver. Ils se battront jusqu'au bout aux côtés de leurs amis selcyns, peu importe les ordres de nos supérieurs. Je ferai donc de même. Si mes hommes et moi pouvons vous être utiles, ce sera avec plaisir.
— Sans l'autorisation de votre Maréchal ? s'étonne Merylt. Une guerre doit respecter des règles hiérarchiques...
— Nous sommes toujours sans nouvelle du Maréchal, le coupe Malyan un peu trop vivement. Toute aide est bonne à prendre Merylt, laisse donc tes principes de côté pour une fois ! De plus, je suis certaine que Fabio serait d'accord avec ça.
Fabio ? Elle l'appelle par son petit nom ? Kalen m'adresse un clin d'œil amusé. Merylt, lui, n'en démord pas.
— Nous allons tout droit vers l'anarchie, Malyan. Veux-tu vraiment ressembler à ce point aux humains ? Voilà bien une pensée de Scalt !
— Regarde-moi, Merylt. Je leur ressemble déjà. Et tu as beau être un Temen, toi aussi tu leur ressembles. Le seul qui peut se vanter d'avoir encore l'air d'être un selcyn, c'est ce traître de Grand Consul !
— Ne nous disputons pas, intervient Kalen en grattant son bras en écharpe. Toute aide est effectivement bonne à prendre, et les terriens de Brasilia n'ont de toute façon aucun moyen de repartir chez eux. Ayant eu un aperçu global de la bataille d'hier, je peux vous assurer que nous n'avons pas été ridicules face à nos ennemis, mais je pense que le Grand Consul n'a pas libéré l'intégralité de ses forces de frappe. Restons méfiants, n'oublions pas qu'il est avant tout un grand stratège.
— Nous ne sommes clairement pas assez nombreux, déclare un autre commandant que je n'avais jamais vu auparavant. Et sans vouloir offenser Ranissa, les rebelles sont composés essentiellement de Scalts, et pour beaucoup des femelles plus faibles et non entraînées.
Une chaise bascule en arrière dans un bruit retentissant et je vois la cheffe des rebelles se jeter sur le selcyn. En quelques secondes, elle le retourne et lui fait une clé de bras. Puis elle le met à terre et l'immobilise complètement.
— L'offense est pardonnée, mon cher Trys, lui dit-elle. Mais il faut que tu comprennes qu'il va falloir compter sur les femmes maintenant, que ça te plaise ou non.
— Inutile de te donner en spectacle, grommelle le dénommé Trys. Je crois que tout le monde a compris le sens de tes propos.
Ranissa se relève habilement et retourne à sa place. Waouh, je suis admirative. Kalen surprend mon sourire et me le rend. Lui aussi a apprécié cette petite mise au point. Les discussions reprennent comme s'il ne s'était rien passé.
Les débats se prolongent, mais mon esprit glisse ailleurs. Je pense à Mei, restée près des blessés. Je sais que je dois avoir une sérieuse discussion avec elle. Depuis notre retour sur Cassy-7, j'ai été suffisamment occupée pour retarder l'échéance, mais je ne peux pas la repousser éternellement. Je suis à la fois impatiente et effrayée à cette idée. Rien n'excuse mon comportement. Ni la peur ni la fatigue.
Les selcyns parlent à présent à moitié dans leur langue, et mon estomac se met à gargouiller. Kalen m'autorise d'un signe de tête à quitter la pièce, et je ne me fais pas prier. Je jette un dernier regard à son bras en écharpe. Je remarque que mon compagnon recommence à l'utiliser sans grimacer. Ses incroyables capacités de guérison font une fois de plus des miracles. Je le savais, mais j'ai quand même pris le temps de le soigner comme s'il était humain, me servant de ses blessures comme d'un prétexte pour passer du temps avec lui. Il ne m'a adressé aucun reproche, à mon plus grand étonnement. Il s'est contenté de me raconter son crash et sa nuit sans se perdre dans les détails. Il a surtout voulu savoir comment j'avais réussi à venir jusqu'à lui. Je lui ai expliqué en pleurant comment j'avais appris sa disparition. Sans aucune gêne, il n'a pas contenu ses propres larmes, les laissant se déverser sur ses joues mal rasées sans chercher à les essuyer ou les justifier. Nous sommes au-delà de ça. Nous avons fini dans les bras l'un de l'autre, silencieux. Puis nous sommes allés auprès de Jofen qui n'a manifestement pas les facilités de son frère pour se régénérer. Sa jambe est toujours en charpie, mais il garde le moral. Surtout avec le retour de Kalen et de son cher Sayan.
Mon ventre gargouille à nouveau. Depuis combien de temps je n'ai rien avalé ? Je me rappelle vaguement d'avoir croqué dans un gjustre juste avant que nous atterrissions, mais c'était il y a plusieurs heures. Un coup d'œil à l'horloge universelle m'indique qu'il est plus de vingt-deux heures. La nuit est tombée à l'extérieur. Je rejoins les hangars. Toutes les couchettes sont occupées. Quelques Scinas continuent de patrouiller pour dispenser des soins ou faire des transferts vers un des trois flasters installés à proximité. J'aperçois Jofen en train de dormir. Et à ses côtés, Mei se tient debout, droite comme un i. Son débardeur gris est taché de terre et de sang, tout comme son pantalon large initialement marron-ocre. Je baisse les yeux et constate que mes propres vêtements ne sont pas en meilleur état. Je sens la transpiration et la forêt. L'envie de trouver une douche (et de nouveaux sous-vêtements) se cale dans un coin de mon esprit, mais ce n'est pas ma priorité.
Je m'immobilise à quelques mètres, submergée par la honte. Je cherche les mots adéquats, mais mon esprit est confus. C'est alors que ma meilleure amie relève la tête et m'aperçoit. Contre toute attente, elle me sourit. Un sourire doux, reconnaissant. C'est trop pour moi, je me remets à pleurer bruyamment. Mei rit doucement et me rejoint en gardant une distance prudente.
— Moi qui pensais que tu n'étais pas du genre chouineuse, tu bats tous les records ces temps-ci ! me dit-elle, amusée.
— Je... suis... désolée... pardonne... moi, hoqueté-je.
— Il n'y a rien à pardonner ma Lily, me répond Mei en se rapprochant davantage. Nous étions à bout. On s'est laissée emporter et ça a dégénéré.
— Mais j'ai dit des choses affreuses !
— Affreusement vraies, oui ! Et je crois que j'avais besoin de les entendre. J'ai merdé, Lily. J'ai merdé avec toi, j'ai merdé avec Sam, j'ai merdé avec ma vie. Je crois qu'inconsciemment, j'avais besoin de cette mise au point.
— Ce n'est surement pas moi qui vais juger tes choix amoureux. N'oublie pas que je couche avec un monstrueux alien psychopathe ! terminé-je avec un sourire en coin.
— Psychopathe, mais sexy si on s'en réfère au nombre de Brasiliennes présentes ! renchérit Mei. D'ailleurs tu ne m'as toujours pas dit quelle note tu lui donnais.
— Je n'ai pas envie de noter les performances sexuelles de Kalen.
— Lily ! Allez, comme au bon vieux temps ! Le passe-droit des meilleures amies ?
— Parlons plutôt de Sam.
— Je ne vais pas pouvoir y échapper, soupire la brune volcanique.
— En effet. Sam est une fille top ! Elle est intelligente, vive, courageuse...
— Je ne mentais pas quand je te disais qu'elle était indécise. Nous avons eu une conversation... houleuse à ce propos. Pour faire court, elle m'a vexée, j'ai pris la mouche, elle est montée sur ses grands chevaux et j'ai sévèrement déconné. On a commencé à s'éloigner avant même d'avoir réellement commencé notre histoire.
— Surement rien d'irréversible, commencé-je.
— En fait, j'ai couché avec Sayan et Jofen.
— QUOI ! m'écrié-je en manquant d'avaler ma salive de travers.
— C'était juste pour m'amuser, mais je me suis arrangée pour qu'elle le sache. Et en réponse, elle s'est engagée dans la résistance selcyne.
— Attends, une minute... tu as couché avec... ? Purée de chiotte ! Bon, tu fais bien ce que tu veux, mais... tu m'étonnes que Sam t'en veuille ! Tu dois aller lui parler avec ton cœur. Laisse les blagues salaces au placard.
— Je ne peux pas, Lily. Je me suis enfoncée dans ce personnage de femme déjantée et obsédée et... je n'arrive plus à en sortir.
— Coucher avec nos deux amis n'est pas la meilleure façon de procéder pour te défaire de cette image.
— Ouais, reconnaît mon amie.
— Ouais. Et donc ? Tu abandonnes totalement le combat ? Mei la lâche ? Tu vaux mieux que ça.
— J'irais lui parler.
— Quand ?
— Quand nous en aurons fini avec le consul et son gros engin.
— Mei !
— Désolée, c'est à cause de sa combinaison moule zizi. J'essaye de me sortir ce souvenir de la tête, mais le traumatisme est profond.
— Je refuse d'aborder ce sujet !
Nous rions ensemble, mais c'est un rire doux-amer.
— Merci de t'être confiée, et de ne pas avoir envie de me trucider, avoué-je enfin.
— Meilleures amies ?
— Pour la vie. Dix-neuf sur vingt.
— Dix-neuf ! C'est un miracle pour un puceau !
— Bon sang, Mei ! Il... s'est bien renseigné sur la question.
Cette fois-ci, nos sourires sont plus francs. Mon ventre gargouille à nouveau, et celui de Mei me répond. C'est donc bras dessus, bras dessous que nous partons en quête de nourriture mangeable. Purée, je ne dirai pas non à du chocolat !
Je suis réveillée par une pluie de baisers dans mon cou. Je me retourne vers mon assaillant, même si j'ai déjà reconnu son odeur. Kalen. Il ouvre ses bras et je vais m'y blottir. J'entends non loin de nous le faible ronflement de Mei. Je perçois du mouvement du côté des couchettes occupées par quelques soigneurs Scinas. Eh oui, pas de place perdue, chaque chambre est rentabilisée. Je soupire et me laisse aller contre le torse de mon compagnon. Une de ses mains caresse mon dos, l'autre joue avec une mèche de mes cheveux. De temps en temps, je sens ses lèvres sur mon front. Je me blottis davantage, envahie par le bien-être que sa présence me procure. Nous n'aurons pas plus d'intimité sur ce vaisseau, mais cela est suffisant. Je me nourris de lui, de sa peau, de son odeur, de ses gestes tendres. Il est mon paradis en milieu de cet enfer. Doucement, je replonge dans le sommeil. Alors que je me sens sombrer, un murmure me ramène à moi.
— Lily ! Lily, tu es là ?
— Sayan, fait Kalen d'une voix atone. Que fais-tu là ?
— Kalen, c'est une bonne chose que tu sois là, toi aussi. Un groupe de terriens vient d'arriver sur notre position, environ deux centaines d'individus. Une des femmes réclame Lyna Ferrat.
Je me redresse, parfaitement réveillée à présent. Kalen m'imite et colle son corps au mien. Sayan se tient debout à côté de la couchette et nous domine de toute sa hauteur.
— Un groupe de terriens, tu dis ? m'étonné-je. Qui connaît mon nom ?
— Il s'agit peut-être d'individus envoyés par Lee, grommelle Kalen en passant des bras protecteurs autour de mes épaules. Comment peuvent-ils connaître le nom de ma femme ?
Je frémis de plaisir en entendant le terme employé par Kalen. Il me considère comme sa femme ? Je suis étonnamment touchée et fière. Je dépose un rapide baiser sur son menton : plus fleur bleue que ça, tu meurs !
— Elle dit s'appeler Sandra Van Breda Ferrat, et...
— Oh mon Dieu ! m'écrié-je en sautant sur mes pieds. Sandra Van Breda ? Oh mon Dieu, oh mon Dieu ! Mène-moi à elle, vite !
— Tu la connais ? me demande Sayan.
— Van Breda Ferrat, réfléchit Kalen. C'est le nom de ta mère ?
Mes jambes tremblantes peinent à supporter mon poids. Je n'ose y croire, et pourtant un espoir fou gonfle mon cœur. Je regarde Kalen, et me contente de confirmer en hochant la tête. Sandra Van Breda épouse Ferrat, oui, c'est le nom de ma mère. J'enfile mon pantalon dont le tissu est durci de sang séché et de diverses projections. Et nous nous mettons en route. Kalen me tient fermement la main, nos doigts sont entrelacés. Ma mère, le nom de ma mère. Le trajet me paraît interminable. Ma mère, est-ce seulement possible ? Nous nous dirigeons vers les colonnes de sortie. Les selcyns n'ont, sans surprise, pas jugé prudent de faire rentrer une terrienne dans un de leur vaisseau. Sandra Van Breda Ferrat. Ma mère, comment m'a-t-elle retrouvée ? Est-ce un piège ? Nous avançons à présent jusqu'à un barnum monté entre deux vaisseaux Cassy. L'intérieur est éclairé. Le nom de ma mère. Mon cœur tambourine. J'avance et me plante devant la toile blanche, incapable de bouger. C'est Sayan qui écarte le tissu. J'accentue la pression sur les doigts de Kalen. Une dizaine de selcyns sont en poste sous le barnum, ils encadrent un groupe de trois terriens, dont une femme à la blondeur parsemée de fils argentés. Ses yeux verts en amande s'ouvrent en grand, faisant plisser sa peau bien plus que dans mon souvenir. Je ne m'attarde pas sur les hématomes qui parsèment son visage et ses bras ni sur l'entaille que je vois dépasser de son tee-shirt, au niveau de la clavicule. Car devant moi, je vois ma mère, et je redeviens une petite fille.