9 Septembre 2289 - Chaîne des Carpates
Une gigantesque détonation me réveille en sursaut. Mon cœur affolé manque de me lâcher pour de bon. Je suis au milieu de buissons, allongée contre le corps chaud de Kalen, mes pieds sont gelés. Mais comment suis-je arrivée là ? Mon compagnon se redresse et... ce n'est pas Kalen, mais Sayan. Mon cerveau me repasse en accéléré les évènements de la veille. Mei s'en est allée. Kalen est porté disparu, et je suis partie à sa recherche en pensant qu'un miracle me mènerait à lui. Mon ami Scinas doit lire la panique sur ma tête, car il prend mon visage en coupe et me rassure de sa voix la plus chaude :
— Tout va bien Lily, tu t'es endormie dans mes bras cette nuit et je nous ai trouvé une cachette pour que tu puisses te reposer. Ma chaleur a maintenu ta température corporelle à un niveau relativement constant. Tes fonctions vitales...
Seconde détonation, suivie d'un échange de coups de feu et de tirs lasers. Ils sont tout près de nous : je me bouche les oreilles et me recroqueville sur moi-même, terrifiée. Le jour n'est pas encore totalement levé, et pourtant, les combats reprennent.
— Il ne faut pas rester là, me crie Sayan dans les oreilles. On doit s'éloigner !
Il prend ma main et m'entraîne derrière lui, nous enfonçant davantage dans les broussailles. Je suis passée en pilotage automatique. Je m'attends à me prendre une balle dans le dos d'une seconde à l'autre. Les branches me griffent les bras, mais Sayan ne ralentit pas. Nous courons, encore et encore. Soudain, nous virons à droite et débouchons sur une plaine. Un protosoldat se tient devant nous, de dos. L'immense robot se remet en mouvement sous nos yeux, s'éloignant de nous. Sayan me fait reculer prudemment, mais s'arrête avant que nous soyons de nouveau à couvert. Je le dévisage, hébétée. Il regarde derrière moi, et pour la première fois, je vois de la peur dans ses iris bleus. Le souffle court, je me tourne à mon tour. Bon sang, ma vessie est à deux doigts de se vider. Un autre protosoldat se dresse, immobile, devant une forêt de pins qui encercle en partie la zone. Depuis sa cabine transparente au centre de la machine, le pilote a les yeux fixés sur nous. Le bras robotisé du monstre métallique tenant la mitraillette se lève, puis se rebaisse. Le pilote nous détaille avec attention, je crois voir ses lèvres remuer. Que va-t-il faire ? Comme lors de mon agression, je sens mes muscles se tétaniser. Non, pas encore ! Dans un cri de rage, je reprends le dessus et cette fois, c'est moi qui entraîne Sayan sur notre droite, en direction des premiers sapins qui, je l'espère, nous permettrons de nous dissimuler.
Quelques secondes plus tard, une explosion retentit et le souffle nous projette au sol avant que nous ayons atteint la forêt. Je me redresse. Dans le ciel, des œufs viennent de nous sauver la vie. Le premier proto abattu, ils s'en prennent au second.
— Lily...
Je regarde dans la direction indiquée par Sayan. Des dizaines de selcyns en combinaisons grises émergent des bois, armés jusqu'aux dents. Deux d'entre eux se dirigent vers nous, menaçants.
— Qui êtes-vous et que faites-vous là ?
— Nous sommes à la recherche de Kalen F3-548, répond Sayan. Son œuf s'est crashé dans cette zone. Nous sommes partis de Cassy-7 au sud de ce plateau. Nous avions du matériel médical, mais il ne nous reste pas grand-chose. Je m'appelle Sayan, et voici Lyna.
Les deux hommes se dévisagent, pris dans un dialogue silencieux. Puis le premier reprend :
— Sam et Malyan nous ont parlé de vous. Elles sont de l'autre côté de cette colline. Mais vous devez fuir, une nouvelle armée de terriens vient d'arriver pour achever ce que la précédente a entamé hier : nous tuer les uns après les autres.
— Ils sont si nombreux que ça ? m'étonné-je.
— Ils sont surtout mieux équipés. Il y a ces géants métalliques, mais aussi des vaisseaux à hélices qui lancent des capsules d'un poison mortel.
— Pouvez-vous nous en dire plus sur ce poison ? demande Sayan.
— C'est un gaz qui réagit au contact de la peau, provoquant de graves brûlures internes et externes.
— Lily, tu sais de quoi il s'agit ?
— Je n'en suis pas sûre, mais ça me fait penser à un dérivé du napalm... une arme chimique interdite depuis trois siècles. Voilà qui explique les corps brûlés. Ils les lâchent depuis leurs hélicos, les enflures ! Les pilotes des protos doivent être protégés dans leur habitacle.
— Il y a aussi des soldats au sol, mais...
— Ils ont des masques, terminé-je. Oui, nous les avons vus. Raimundo avait raison d'avoir peur. Purée de chiotte, Muzhi n'a pas lésiné sur les moyens. Votre Consul a dû lui promettre monts et merveilles pour qu'il lui cèdent ses armes les plus mortelles. Sayan, informe Cassy-7. Et demande si Mei et le lieutenant Hernandes sont rentrés.
Il acquiesce et s'éloigne pour mettre en route son oreillette. Les rebelles m'expliquent qu'ils vont continuer à combattre les forces terrestres avec leurs moyens. Mais même en corps à corps, ils ont remarqué un déséquilibre.
— Il y a parmi ces combattants une sorte d'élite. Des hommes à la carrure impressionnante. Ils sont bien trop rapides pour des terriens, et leur force est à la limite du surnaturel. Ils sont peu nombreux, mais redoutables.
— Des soldats modifiés par le flaster, murmuré-je.
— Cependant, trois d'entre eux sont tombés spontanément sous mes yeux, continue le deuxième selcyn. Je pense que leur organisme n'a pas supporté l'ampleur des modifications apportées en peu de temps.
— Ils meurent comme ça ? m'étonné-je.
— Oui, ils sont là, ils se battent en transpirant d'une façon anormale, les membres secoués de tremblements. Puis ils s'écroulent, en arrêt cardiaque.
— Ok, ok. C'est surement une bonne nouvelle étant donné les circonstances. Et Ranissa, est-elle là ?
— Elle se bat plus à l'est. Varely est actuellement à bord de Cassy-13 pour appuyer les Scinas dans leur mission de piratage. Cassy-1 possède de solides barrières de protection, il n'y a qu'un génie comme Varely pour en venir à bout. Mais j'imagine que la tâche est plus complexe avec les yeux crevés.
Je regarde mon interlocuteur. Aucune émotion ne filtre de sa voix en évoquant l'état de notre allié. Je cligne des yeux et décide de m'isoler pour faire mes besoins. Alors que je remonte mon pantalon, mon affaire terminée, un grincement horrible déchire l'air. Des arbres se déracinent et un nouveau proto apparait. À ses pieds, une trentaine d'hommes s'avancent dans notre direction. Leurs tirs sont précis. Je cherche Sayan du regard. Une main se plaque alors sur ma bouche. Je me débats, mais mon agresseur m'entraîne au milieu des hostilités. Je redouble de coups, tente de me libérer. Mais l'homme qui me retient à la force d'un selcyn. Quand nous arrivons à la vue de tous, les tirs s'arrêtent. Je suis traînée sur quelques mètres encore avant d'être immobilisée.
— La règle est simple, crie mon ravisseur d'une voix qui ne m'est pas inconnue. Pas de prisonnier, mais nous ferons une exception pour celle-ci. Laissez-nous partir et nous vous laisserons tranquilles.
— Gatien ! m'exclamé-je. Purée de chiotte, arrête tes délires et relâche-moi.
— Impossible, Lee te veut. Et maintenant, je suis à ses ordres.
— Sale traître !
— Tu veux rire ! C'est toi la traîtresse ! Traînée pour aliens, tu me dégoûtes, Lyna ! Comme si ça ne suffisait pas, un de nos pilotes nous annonce qu'il t'a repéré sur le terrain ! Tu tues des humains maintenant ? Heureusement que je n'étais pas loin, je t'ai cueilli comme une fleur.
— Tu détestes les selcyns, mais tu ne t'es pas opposé à quelques modifications corporelles pour leur ressembler à ce que je vois !
— Ça t'excite, ma chérie ? Ton corps contre mon corps, comme au bon vieux temps.
— Sale enf...
Le bruit caractéristique des lasers retentit, suivi d'une nouvelle explosion. Le corps anormalement musclé de mon ex vient recouvrir le mien. Le visage plaqué sur le tapis d'épines, je vois le proto se désintégrer sous mes yeux après avoir été la cible d'œufs. Les militaires survivants s'éloignent en courant dans la forêt. Gatien me remet debout et enfonce le canon de son arme dans mon cou. Je prends conscience de la réalité de ses modifications corporelles qu'il a subies : Gatien n'était pas du genre gringalet, mais il était loin d'avoir le physique d'haltérophile que je découvre aujourd'hui. Nous reculons, et je vois Sayan faire signe aux rebelles de ne pas intervenir. Puis son visage s'éclaire. J'entends le sifflement d'un laser derrière moi, et immédiatement, Gatien lâche son arme en hurlant. Je me retourne et éloigne d'un coup de pied le colt tout en le regardant tenir sa main ensanglantée. Hors de question de laisser la peur me tétaniser. La fureur me donne un courage nouveau, je me place en posture de combat. Et je me lance. J'enchaîne les coups. Droite, gauche, poings, pieds, tibia. Je bénis Saïd de m'avoir entraînée pendant deux ans. Malgré sa nouvelle force, Gatien ne parvient pas à riposter, trop affaibli par sa blessure à la main. Il s'écroule finalement au sol, la bouche en sang et le nez fracturé.
Je recule vivement, essuyant la sueur sur mon front d'un revers de main, puis tourne la tête pour faire face à mon sauveur. Je ne peux pas décrire ce que je ressens alors. Toute l'horreur de ces dernières vingt-quatre heures s'efface complètement, une douce chaleur vient m'envelopper. Il est là, devant moi, et le monde peut bien s'écrouler autour de nous. Ses yeux brillent d'émotion, et je lui souris. Je parcours son corps du regard : le tissu de la jambe droite de son pantalon est imbibé de sang, et il se tient le bras droit. Son corps est penché en avant, et je décèle un léger tremblement. Soudain, il fléchit et tombe sur ses genoux.
— Kalen ! crié-je en me précipitant vers lui.
Je passe ma main sur son visage, sur son bras valide, puis colle mon front au sien.
— Kalen, mon amour, je suis là, murmuré-je. Je t'ai retrouvé, je t'ai retrouvé.
— Chaton... Je ne rêve pas, tu es bien là ? Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Je suis partie à ta recherche, je ne pouvais pas te laisser. Ne m'en veux pas Kalen, je ne pouvais pas t'abandonner. S'il te plaît, pardonne-moi.
— Ma Lily, comment je pourrais être en colère contre toi ? Mon amour, ma vie, je t'en prie, rentrons sur Cassy-7.
— Ça tombe bien, Kiodo est en route, fait Sayan en apparaissant à côté de nous. Les œufs de l'escouade de Cassy-19 venu en renfort ont détruit les géants métalliques et les machines à hélices qui décimaient les rebelles. Quelle technologie étrange...
— Cassy-19 ?
— Oui, les hommes de Denver. Ils sont accompagnés de terriens ayant intégré leur communauté, et cette association semble redoutablement efficace. Oh, et Mei est bien rentrée sur Cassy-7 avec le terrien de Brasilia. C'est elle qui a convaincu Kiodo d'accélérer la manœuvre en insistant lourdement. Je pense qu'il est temps de les séparer avant qu'il la fasse enfermer.
— Mei est plutôt du genre tenace, avoue Kalen dans un demi-sourire.
Moi, je ne souris plus du tout. Je dois des excuses à mon amie. Kalen sent mon changement d'humeur, et sans poser de question, il me sert contre lui. Je n'en demande pas plus pour le moment. Juste lui et son odeur si particulière qui me fait me sentir à ma place. Même en plein chaos.