Le Hall de l'Hôpital était bondé. Plus précisément, l'entrée des Urgences. Au milieu de cette foule agitée, je ne savais plus où donner de la tête. Les cris, les gémissements, et le brouhaha constant des conversations créaient une cacophonie étourdissante. Mon collègue et protégé, Arvo, tentait tant bien que mal de se faire respecter au milieu de toutes ces races démoniaques qui s'agglutinaient à la porte.
« Il faut absolument que je voie un médecin ! J'ai terriblement mal au ventre, comme si j'avais des aiguilles plantées à l'intérieur. » cria une goule sur l'incube infirmier.
Elle était accoudée au comptoir de l'accueil, tenant son ventre avec sa main libre. Ses cheveux noirs tombaient en cascade le long de son dos, et son visage était crispé par la douleur. Pauvre Arvo, il ne savait plus trop quoi dire. Je parvenais à ressentir la peine dans ses yeux. Cela faisait seulement deux mois qu'il travaillait aux Urgences et je trouvais qu'il se débrouillait comme un chef. C'était mon petit protégé depuis 50 ans, alors je le connaissais très bien.
L'âge légal pour devenir un démon à part entière était cent ans. Comme pour les succubes, les incubes avaient la même épreuve à passer à leur centième anniversaire. Ils devaient jurer obéissance et fidélité à leur Mentor. Et devinez quoi, c'était moi son Mentor, un Prince de l'Enfer, Ramiel. J'étais très heureux de l'avoir à mes côtés. Nous étions complémentaires sur beaucoup de choses, mais différents sur beaucoup d'autres.
Cette goule commençait à s'énerver de plus en plus et haussait le ton. Son visage se tordait de douleur et de frustration, ajoutant une tension palpable dans l'air. Chaque cri perçait mes oreilles, renforçant l'urgence de la situation.
« Écoutez-moi Madame, je comprends que vous souffrez, mais nous avons des ordres. Vous devez remplir ce formulaire et attendre que l'on vous appelle dans la salle d'attente. expliqua-t-il d'une voix, étonnamment, apaisée.
— Je n'en ai rien à foutre de votre saloperie de papier ! Pourquoi tout le monde ici n'en a rien à faire des Goules ?! » gloussa-t-elle, en lui jetant le formulaire à la figure.
Les yeux d'Arvo se fermèrent instantanément. Lorsqu'il les rouvrit, ils étaient devenus noirs et son visage était rouge de colère. Ça allait mal se passer. Je le connaissais assez pour savoir que lorsqu'il réagissait ainsi, cela se terminait généralement en carnage.
« Je veux voir votre supérieur ! Parce que...
— ... Quoi ? Qu'est-ce que vous allez lui faire ? L'envoyer se faire punir devant Pan ? questionna Uphir, révélant ses magnifiques dents de goule.
— Je ne vous ai pas sonné. répliqua la patiente, furieuse.
— Vous désirez voir un médecin ? Très bien. » finit par dire Arvo en composant un numéro, tentant de garder son calme.
La goule attendait devant l'accueil, bloquant les autres personnes qui arrivaient. Elle repositionna une mèche de cheveux derrière son oreille, ses yeux toujours remplis de douleur et de rage. Cette race démoniaque était vraiment ingrate envers les incubes.
Qu'elle aille au Diable !
Au loin, le sauveur de ce conflit arrivait. Un bel homme, petit et musclé, tenait sous son bras un paquet de dossiers des différents patients. Ses mouvements étaient précis et rapides, trahissant une efficacité redoutable.
Krubs.
« Madame LOUBIA, bien le bonjour. salua-t-il en voyant qu'elle insultait tous les soignants.
— Bonjour Docteur ROOS. Merci d'être venue à ma rescousse, parce que vos infirmiers sont... incompétents !! » s'exclama-t-elle en scrutant Arvo des yeux.
Ce dernier soupira tellement fort que Krubs pouvait sentir toute la chaleur qui s'échappait du petit nuage qu'Arvo venait de réaliser.
« Écoutez-moi Madame LOUBIA, vous avez deux choix qui s'offrent à vous. Soit, vous respectez les règles de cet hôpital et remplissez le formulaire. Soit, j'appelle le geôlier Kalio qui va se faire une joie de torturer une petite goule, ingrate et extrêmement mal polie, comme vous. »
Il s'approcha de son oreille, en remontant les manches de son polo sous sa tenue professionnelle, pour lui susurrer au creux de son oreille.
« Et vous savez que j'en ai le pouvoir. »
Sa peau, légèrement bronzée par la chaleur de l'Enfer, vira au blanc. Cette dernière le regarda effrayer. Elle se passa la langue sur ses dents pointues, puis déglutit bruyamment avant de pivoter vers le comptoir. Elle s'empara du formulaire en question, malgré le tremblement de sa main. Je lui indiquai la salle d'attente.
Elle n'allait pas passer tout de suite. Pensai-je.
***
Je fis signe à Arvo de me rejoindre dans mon bureau. Son comportement de ces trois derniers jours m'inquiétait. Il n'était pas comme à son habitude, quelque chose le tracassait. C'était l'un des liens psychiques entre un incube et son Mentor. Le même qui unissait des succubes à leur Mentor. Il me suivit en traînant les pieds, la tête basse. Une fois entré dans mon bureau, il s'installa sur la chaise en face de ma table.
« Que se passe-t-il, Arvo ? demandai-je, l'inquiétude perçant ma voix.
— Rien, elle m'a énervé, c'est tout et je me suis emporté. Je sais... Je suis désolé, Mentor. Je n'aurais pas dû faire ça, mais je ne contrôlais pas... »
Je levai la main pour l'interrompre et reformuler ma question. Il soupira profondément, puis finit par me répondre :
« C'est par rapport à Ruby, Rami.
— Que se passe-t-il avec elle ? Vous vous êtes engueulés ? »
Arvo secoua frénétiquement la tête. Il baissa cette dernière, puis renifla. Je me rapprochai de lui, posant une main réconfortante sur son dos. En l'observant, je remarquai que des larmes coulaient sur ses joues, qui étaient légèrement rosées.
« Arvo. Tu peux tout me dire, je suis là pour te protéger. La fidélité et la protection entre un incube et son Mentor vont dans les deux sens. » le rassurai-je en lui passant la main dans le dos.
Il m'enlaça en guise de réponse. Je ne savais pas quoi lui dire, mais je sentis qu'il était stressé, effrayé. Mes bras se serrèrent au contact de son corps contre le mien. Son visage, mouillé par ses larmes, se posa sur mon épaule. Sans dire un mot, je lui caressais doucement le dos.
À l'extérieur du bureau, dans le couloir, j'entendis des voix. La plupart des patients, du personnel soignant, mais une voix me titilla l'oreille. Je la reconnus très vite.
Azazel.
« Où est Ramiel, Krubs ?
— Dans son bureau, il discute avec son incube. répondit le médecin Chef de l'Inferno. Mais Ramiel n'aime pas être dérangé quand il est en entretien... ! » cria-t-il à Azazel, lorsque ce dernier enclencha la poignée de mon bureau.
La porte s'ouvrit à la volée et c'était sans surprise que mon frère entra. Il était en sueur, respirait vite et était essoufflé, comme s'il venait de courir un marathon. Ses cheveux étaient en bataille et humidifiés par la sueur.
« Il faut que je te parle de quelque chose d'assez important ! » s'exclama-t-il en interrompant ma discussion avec mon Valet.
Arvo se positionna dos au Prince, pour sécher ses larmes. Il se leva, puis sortit du bureau, en reniflant. Mon frère le fixa comme s'il attendait un retour de la part de mon Valet. En règle générale, lorsqu'un démon du Rang Inférieur croisait la route d'une race démoniaque supérieure à lui, il était dans l'obligation d'effectuer une révérence à son intention. C'était un signe de respect envers les démons du Rang Supérieur.
Seulement, vu l'état psychologique d'Arvo, cela ne m'étonnait pas qu'il n'eût rien effectué face à Azazel. Je jetai un coup d'œil à ce dernier pour lui faire comprendre que ce n'était pas le moment de répliquer quelque chose.
« On en reparlera après, si tu veux bien. annonçai-je.
— Tu savais que notre cher frère avait un nouveau Valet ? demanda Azazel, sans même attendre que l'infirmier soit sorti de la pièce.
— Dis-moi que c'est une blague, frangin ! m'exclamai-je, sentant mon sang bouillir dans mes veines.
— Non, c'est la vérité.
— Après ce qu'il a fait subir à Arias, Lilith accepte qu'il ait un nouveau succube ! » répondis-je en haussant le ton.
Je perçus l'énergie d'Arvo, qui était adossé au mur, juste à côté de la porte. Cette dernière était légèrement entrouverte. L'incube tendit attentivement l'oreille et devina très vite de quel succube nous parlions.
« Oui, je sais que c'est injuste. Mais Abaddon et moi-même cherchons des preuves pour l'inculper et ensuite l'incarcérer. rassura-t-il en se rapprochant de moi.
— Vous avez trouvé quoi à propos de ce soir-là ? » questionnai-je en connaissant tout aussi bien que lui la réponse.
Un long silence s'installa entre nous. Azazel me fixa sans prononcer le moindre mot. Mes iris se plongèrent dans les siens, puis je soupirai.
« C'est bien ce qui me semblait. Vous n'avez rien ! »
Je contournai mon bureau, pour m'asseoir sur le tabouret à roulettes face au placard, où étaient rangés tous les dossiers des patients vivants et... décédés. Je l'ouvris et sortis le dossier médical qui concernait ma défunte petite amie. Je le jetai sur la table en faisant voler quelques feuilles posées dessus. Tout en passant mes doigts sur mes lèvres et en feuilletant les pages, Azazel, toujours debout en face de moi, reprit la parole.
« Justement ! J'ai quelque chose. On connaît le nom du succube. »
Ma tête se leva tellement brusquement que l'on entendit quelques vertèbres craquer à ce mouvement. Ma petite tresse derrière ma nuque glissa le long de mon cou.
« Qui ?! demandai-je.
— Ruby. annonça Arvo, qui se tenait devant l'embrasure de la porte. C'est Ruby, Ramiel. »
Voilà qui expliquait tout son comportement depuis trois jours. Arvo connaissait l'identité du nouveau Mentor du succube, qui était sa meilleure amie. Tous les démons avaient eu vent des rumeurs qui circulaient sur Asmodée. Un démon tellement odieux et sadique que les succubes qui l'approchaient en étaient tétanisées. Je comprenais totalement dans quel état il se trouvait en ce moment-même. J'étais dans ce même état d'esprit il y a un an. Perdu. Désemparé. Amoureux.