Une semaine. Sept jours et six nuits. Des nuits que je passais désormais seule, dans un mélange de solitude et de réflexion intense. Assise dans mon fauteuil en cuir usé, l'ordinateur posé sur mes cuisses, j'effectuais des recherches sur les différentes capacités des faucheuses. Il y a encore une semaine, j'étais humaine, prisonnière dans le Royaume de Dis. Aujourd'hui, réincarnée en faucheuse, je découvrais un monde nouveau, plein de mystères et de dangers. Je devais apprendre à connaître et maîtriser mes nouvelles capacités.
Quand une créature se faisait réincarner, elle devait changer de race et de prénom. C'était la règle. Pour ma part, j'avais choisi d'être une faucheuse pour une raison bien précise : me rapprocher du cavalier de l'Apocalypse que tout le monde démoniaque surnommait le cavalier tatoué. Il travaillait en collaboration, ici au Domaine de Diavolos, avec les faucheuses. Cela me paraissait logique. Comme prénom, j'avais choisi Tessa. En Grec, cela signifiait « qui récolte », un choix parfaitement adapté puisque les faucheuses récoltaient les âmes que le cavalier fauchait. Et puis, cerise sur le gâteau, c'était un très joli prénom. Mon ancienne vie d'humaine me semblait déjà si lointaine, une existence remplie de peur et de captivité.
Mon ventre se mit soudainement à gargouiller, des crampes douloureuses se faisant ressentir dans mon bas-ventre. Je posai mon ordinateur sur la table basse en bois, le claquement léger résonnant dans la pièce silencieuse, et me dirigeai vers la cuisine en me crispant de douleur. La cuisine était sombre, les ombres projetées par la lumière de la rue créant des formes inquiétantes sur les murs. Je fouillai désespérément les placards, ouvrant et fermant les portes avec frustration.
« C'est pas vrai... je n'ai rien à manger. » m'agaçai-je, ma voix résonnant dans le silence oppressant.
Je jetai un coup d'œil à la pendule au-dessus de ma porte d'entrée, qui indiquait 21h. À cette heure-ci, l'Apoco devait encore être ouvert. Je haussai les sourcils, décidée à sortir pour trouver de quoi me nourrir. Mon estomac réclamait de la nourriture, et mes pensées tourbillonnaient autour de cette simple nécessité, me distrayant temporairement de l'angoisse constante de ma nouvelle existence.
Avant de sortir, je pris le temps d'aller dans ma salle de bain. La lumière froide des néons éclairait les carrelages blancs, accentuant la stérilité de l'endroit. Je pris ma pilule contraceptive, une précaution nécessaire pour éviter les conséquences désastreuses d'une éventuelle agression par un démon. L'idée de tomber enceinte dans ces circonstances me terrifiait.
Quoique, à bien y réfléchir, le mélange entre démon et faucheuse pourrait être intéressant. pensais-je avec une pointe de cynisme.
En quittant la salle de bain, je fouillai dans mon placard à pharmacie pour prendre un tampon, au cas où mes menstruations arriveraient plus tôt que prévu. Chaque geste était méthodique, une routine presque rassurante dans ce nouveau monde chaotique.
Une fois prête, je me dirigeai vers l'entrée, enfilai ma veste en cuir, pris mes clés et mes bottines, puis sortis en laissant claquer la porte derrière moi. Le bruit résonna dans le couloir désert, un écho de ma détermination à affronter cette nuit.
***
Il y avait pas mal de monde dans la rue. Les néons rouges et bleus des enseignes clignotaient, projetant des ombres mouvantes sur les visages des passants. Cependant, je restais prudente. Certains démons n'appréciaient pas les faucheuses, et quelques-uns d'entre eux nous craignaient comme la peste. Je longeai les rues étroites et les croisements, chaque bruit de pas résonnant comme une menace potentielle.
Lorsque j'arrivai enfin devant les portes de l'Apoco, je poussai la porte en faisant sonner la petite cloche au-dessus de cette dernière et allai m'installer à une table un peu isolée. L'alcool, la sueur et la friture polluaient l'air du bar, une combinaison familière et pourtant désagréable. Après dix minutes d'attente, une goule se présenta à moi pour prendre ma commande. Son odeur de soufre me fit retrousser le nez.
« Une bière et un hamburger au poulet, s'il vous plaît. » dis-je, tentant de masquer mon dégoût.
Pendant que mon repas se préparait, je continuai mes recherches sur mon téléphone. Heureusement que l'Apoco était implanté en plein centre-ville, ce qui me permettait de profiter de leur excellente connexion internet. Les bruits de conversations et de rires autour de moi formaient un fond sonore constant, mais je ne pouvais m'empêcher de me sentir isolée, une étrangère dans ce monde démoniaque.
Soudain, la porte s'ouvrit d'un coup, ce qui me fit sursauter. Je tournai la tête pour voir un groupe de trois démons entrer. Ils s'installèrent à la table en face de moi, leur présence imposante remplissant l'espace. Mon visage devint pâle et un frisson me parcourut l'échine.
L'Ordre des Mouches.
Juste après leur entrée en fanfare, un homme grand, musclé et beau entra à son tour à l'Apoco. Il portait un jean noir et un t-shirt où était inscrit "Keep Calm and Raise Hell".
Toujours dans la provocation, celui-là, pensai-je en levant les yeux au ciel.
Cet homme, c'était Kalio, un incube et mon geôlier lorsque j'étais dans le Royaume de Dis. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine en le voyant. J'agitai la main en l'air pour qu'il me rejoigne, voyant qu'il me cherchait du regard.
« Bonjour ma chère Tessa ! » salua-t-il en m'embrassant sur la joue.
Son parfum à la cannelle, Idriss, emplit mes narines, un rappel réconfortant de notre passé commun.
« Hey, ça va bien ? » demandai-je en souriant, essayant de masquer mon angoisse.
Le groupe de démons en face de nous se tourna légèrement, leurs regards perçants suivant chaque mouvement de Kalio.
Ces derniers se retourna lorsque Kalio s'installa sur la chaise à ma gauche.
Qu'est-ce qu'ils avaient tous à me regarder ? D'abord, la serveuse goule et maintenant ce groupe de tercco.
Un démon assis sur un fauteuil en cuir noir salua Kalio d'un signe de tête, que celui-ci lui rendit.
« Tu connais ce mec ? questionnai-je à mon ami.
— Oui, c'est un démon du Rang Supérieur. Un Prince de l'Enfer plus exactement. expliqua-t-il rapidement avant de poursuivre. Qu'est-ce que tu fais dans ce bar, assise toute seule, à une table à l'écart ?
— Je mange.
— Ouais, tu manges vachement. » rigola-t-il en voyant que ma commande n'était toujours pas arrivée.
La serveuse goule arriva enfin avec ma bière et un hamburger au poulet. Elle me présenta la facture, son attitude brusque et désagréable. Je payai rapidement, et une fois la transaction terminée, elle jeta la facture sur la table comme si c'était un déchet contaminé.
Pour qui se prenait-elle ?
Kalio me tint la main comme s'il avait senti que je commençais à bouillonner de l'intérieur. Lorsque la serveuse s'éloigna, je me tournai vers lui, le regard haineux.
« Non, mais tu as vu ce qu'elle vient de me faire ?
— Oui, j'ai bien vu. Les goules sont parfois... ingrates avec les faucheuses. T'inquiète pas pour ça. »
T'inquiète pas, t'inquiète pas. Pfff... Ce n'était pas la première fois qu'on me faisait des coups comme celui-là, tout ça parce que j'étais une faucheuse.
« Non, sérieusement. reprit-il en se rapprochant de mon oreille, sa voix baissant d'un ton. Qu'est-ce que tu fais ici, Tessa ? »
Je jetai un coup d'œil autour de nous, vérifiant que personne ne nous écoutait.
« J'attends qu'il vienne, et toi ? »
Kalio se pencha encore plus près, sa voix à peine un murmure.
« Tessa... On en a déjà parlé au Royaume de Dis. Tu ne peux pas le revoir, c'est trop dangereux. Pour lui, comme pour toi. »
Mon cœur se serra à ses mots.
« Mais c'est mon...
— Chut ! Pas ici ! » coupa Kalio, son index pressé contre mes lèvres, ses yeux lançant des éclairs d'avertissement.
Je sentis la tension émaner de lui, une chaleur presque palpable. Mon esprit tourbillonnait de questions et de peurs, chaque mot de Kalio renforçant le poids de mon angoisse.
Le groupe en face se retourna, à nouveau sans un mot, en entendant Kalio. Ce dernier leur offrit un sourire un peu gêné et leur fit signe que tout allait pour le mieux. La porte de l'Apoco s'ouvrit à nouveau, et mon cœur se serra d'espoir. Peut-être que l'homme que j'attendais était enfin là. Mais non, la personne qui entra n'était ni plus ni moins que... Lucifer. Alors, c'était donc lui le bras droit de Satan. Sa présence imposante fit taire les conversations autour de lui. Les sigosos et succubes s'écartèrent respectueusement de son chemin alors qu'il se dirigeait droit vers notre table, d'un pas décidé.
« Kalio ! Mon cher petit tortionnaire préféré. Mais que fais-tu en compagnie d'une... »
Il s'arrêta un instant, m'étudiant de la tête aux pieds avec un regard glacial, puis reprit avec dégoût.
« ...faucheuse. » cracha-t-il.
Je sentis la colère monter en moi, mais Kalio répondit avant que je ne puisse dire un mot.
« Mêle-toi de tes affaires, Luci ! Et va voir ailleurs si j'y suis. » rétorqua-t-il en lui pointant la sortie du menton.
Chaque mot de Kalio était chargé de défi, et je pouvais sentir la tension entre eux augmenter. Mon cœur battait à tout rompre, chaque seconde semblant étirer le moment de cette confrontation inévitable.
Lucifer se tourna vers moi, son regard glacial se fixant sur le mien. Il se pencha lentement, et je fis un léger mouvement de recul lorsqu'il s'approcha, son haleine fétide me frappant de plein fouet. Une légère remontée de mon suc gastrique me chatouilla la gorge, mais je tentai de rester impassible. La respiration de Kalio s'accéléra, et je sentis une chaleur étrange émaner de lui, signe de sa tension croissante.
« Faites bien attention à lui, chère Faucheuse. Il est bien plus puissant qu'il en a l'air. » prévint Lucifer en esquissant un sourire malicieux.
Ses mots étaient un avertissement voilé, une menace cachée derrière une façade de politesse. Chaque fibre de mon être me criait de fuir, mais je restai immobile, déterminée à ne pas montrer ma peur.
Il se tourna vers Kalio et commença à ouvrir la bouche pour prononcer quelques mots.
« Ton Pat... »
Il se tut net, ravala sa salive, et poursuivit.
« Le Roi de l'Enfer désire avoir un entretien privé avec le meilleur geôlier de tout le Purgatoire et...
— Viens, Tessa, on y va. On n'a plus rien à faire ici. » ordonna Kalio en me prenant par le bras, ignorant l'annonce de Lucifer. Sa prise était ferme, presque urgente.
Je terminai d'avaler ma bouchée, manquant de m'étouffer dans ma hâte, et abandonnai mon repas. Je n'avais rien compris à cette rencontre, mais l'urgence dans la voix de Kalio me poussait à le suivre sans poser de questions. Nous traversâmes la foule, les murmures et les regards curieux nous suivant jusqu'à la sortie.
« C'est ça, tourne-moi le dos, Kalio ! Je vais tout lui raconter ! » hurla Lucifer à travers le bar.
Mon ami ne prit pas la peine de se retourner et lui offrit un magnifique doigt d'honneur en guise de réponse. J'esquissai un sourire de satisfaction malgré la tension. Une fois dehors, il m'entraîna dans une ruelle sombre, où étaient disposées de grosses poubelles. J'en profitai pour prendre une grande bouffée d'air afin de me débarrasser de toute cette puanteur de soufre et de friture qui s'étaient incrustées dans mes vêtements. Je n'étais pas sereine, même si je savais que je n'avais rien à craindre aux côtés de Kalio.
Il fallait qu'on discute. Nous nous observâmes un long moment, en silence, avant que l'un de nous ne le rompît.
« Excuse Lucifer. Il est toujours bizarre avec les personnes réincarnées. expliqua Kalio en se passant la main dans les cheveux.
— Euh... T'inquiète pas pour ça. Kalio, il faut que je le trouve. J'ai besoin de le sentir, de le voir, de savoir qu'il va bien... »
Mon ami soupira, son regard se faisant plus sombre.
« Je sais tout ça, mais tu ne peux pas. Personne ne le peut, d'ailleurs. »
Je fronçai les sourcils à cette réponse.
« Que se passe-t-il ? m'inquiétai-je.
— C'est Thanatos, Tess. Il a disparu. »
Mes yeux émeraude s'écarquillèrent de surprise à son annonce. Ce n'était pas possible. Cela ne pouvait pas être réel.
Traduction de « Reste calme et soulève l'Enfer ».