Je déglutis. Les choses sérieuses commencent pour moi.
— Ferrat, il faut abattre ce monstre. Laissez tomber les œufs pour le moment, visez la ruche !
— Ce type d'engin possède un bouclier...
— Espérons que les hackers de l'espace le désactivent, comme ils se sont crus capables de le faire.
— Et si ce n'est pas le cas ?
— Alors il faudra s'attaquer au talon d'Achille de ce monstre : les canons.
Le point faible des boucliers, Raimundo a bien retenu les enseignements de Kalen et ses collègues. Je tourne autour du vaisseau d'Aston, mais je me fais rapidement repérer. J'accélère en direction de l'appareil ennemi. Des gouttes de transpiration perlent sur mes tempes. J'ose espérer que personne ne me tirera dessus. Malheureusement, fort de son bouclier, l'ennemi ne craint pas les tirs perdus qui rebondissent sur les parois de ma cible. Je me fais arroser. Tremblant, mon geste devient moins précis et mon drone se met à zigzaguer.
— Bonne tactique ! me félicite Raimundo.
La bonne blague, comme si je le faisais exprès !
— Tenez bon, les renforts arrivent. Essayez de forcer le bouclier en vous rapprochant d'une faille.
— Seul le trou de la bouche du canon est sans protection, maugréé-je. Il n'y a pas de passage.
— Trouvez une solution avant qu'on perde cette enflure d'Aston et toute sa clique !
Ok, Raimundo n'est pas content. J'ai quasiment perdu le contrôle de mon IAM sous le coup de l'émotion. Je lâche pourtant une main pour mettre en route mon oreillette.
— Sayan !
— Lily ? Tout se passe bien ?
— Non ! Comment je force un bouclier de vaisseau type Cassy-3 ?
— C'est impossible, il faut qu'une arme puissante vise les canons. Ce qui signifie être proche et précis.
— La mitraillette de mon drone n'infligera pas assez de dégât.
— C'est certain.
— Il n'y a que la fonction...
— La fonction... ?
— Merci Sayan, je te reprends après. Raimundo ? L'option autodestruction du drone, c'est le bouton rouge avec une sécurité ?
— Ne m'appelle pas... et puis zut, appelle-moi comme tu veux ! Qu'est-ce que tu mijotes ?
— Si j'arrive à rentrer dans la bouche du canon, et que je fais exploser le bidule... Vous nous avez dit que l'autodestruction était censée faire un max de dégât autour, c'est d'ailleurs pour ça que vous avez refusé de nous apprendre à nous en servir...
— T'es une sacrée petite maligne toi ! On essaye ! Mais arrête de sucrer les fraises !
— Ce n'est pas vraiment le moment de prendre un goûter, me sermonne Sayan dans l'oreillette.
Je suis à bout.
— Prends la manette ! m'écrié-je à l'intention de Raimundo, le tutoyant sous le coup de l'énervement. Je n'y arriverai pas !
— Nom d'un chien ! Reste immobile !
Pour la première fois depuis le début du combat, j'obéis sans rechigner. Le lieutenant se place derrière moi. Je sens son souffle saccadé sur mon crâne. D'un geste rapide, ses mains saisissent les poignets. Je lâche et me baisse pour lui laisser le champ libre. Le nouveau pilote prend vite ses repères et le drone file droit vers sa cible. Je fixe l'écran, en apnée. Le robot fonce vers une des nombreuses tourelles. Les ouvertures sont si petites ! Ça ne passera jamais ! J'écarquille les yeux, pétrifiée. Mais Raimundo est un pro, il attend le prochain tir en tournant autour du trou, puis s'y engouffre. C'est bel et bien trop étroit, et les stabilisateurs s'arrachent contre les parois, mais l'inertie entraîne le robot plus loin. Le lieutenant soulève alors la sécurité, et pose son doigt sur le bouton rouge. Un, deux, trois, quatre... il appuie enfin. L'écran devient rouge, puis noir, la sortie son de mes lunettes se déconnecte. Je les retire, saisis la paire de jumelles délaissée par le lieutenant et grimpe sur le petit relief qui nous abrite pour tenter d'apercevoir quelque chose.
— Leur bouclier a lâché ! crie notre pilote en chef.
— La coque est incendiée, renchérit une Brasilienne.
— On reproduit la manœuvre, jusqu'à faire crasher ce fichu vaisseau !
— Je crois que c'est bon, je le vois filer vers le sol ! m'excité-je.
— Non, lâche Mei d'une voix grave. C'est Cassy-17 qui s'écrase.
Non ! Non, non, non ! Mes yeux s'emplissent de larmes. Je refuse d'y croire. Pourtant, en ajustant mes jumelles, je dois me résoudre à l'évidence. Si Raimundo a fait mouche, il est trop tard pour sauver le vaisseau d'Aston.
— Sayan ! Comment peut-on faire pour ramener beaucoup de blessés situés à six ou sept kilomètres environ ? Et le plus rapidement possible... Cassy-17 est à terre.
— Le seul moyen, Lily, c'est de nous remettre en mouvement et aller les chercher.
— Raimundo, détruis ce fichu vaisseau ennemi pour nous dégager un passage ! On doit aller récupérer l'équipage. Kalen, l'escouade aérienne... ils doivent rejoindre le vaisseau de Merylt ! Il faut les prévenir !
— Doucement, Ferrat, tu n'as aucun ordre à donner ici. Laisse-nous en finir avec cet enfoiré et nous verrons après ! Maintenant, soit tu fais comme moi et tu récupères un autre drone, soit tu rejoins ton pote à l'intérieur, et tu en profiteras pour emmerder Kiodo au lieu de m'emmerder moi !
— Abruti ! maugréé-je en déposant mon matériel. Sayan ! Je reviens vers toi ! Fais activer l'ascenseur.
— Compris, tu ne seras pas de trop ici !
En effet, les œufs biplaces chargés de ramener les blessés font des aller-retour incessants. Je soupire et cours jusqu'au faisceau blanc qui vient d'apparaitre. Me voilà de nouveau à bord de Cassy-7. Je me rends dans les hangars aménagés en hôpitaux de guerre. Il y a déjà plusieurs dizaines de selcyns, dont des femmes probablement issues des armées de Ranissa. Certaines blessures sont légères et ne nécessitent qu'un simple onguent avant de laisser repartir le soldat. Mais d'autres sont... très graves. Je me lave les mains et me mets immédiatement au travail. Mei nous rejoint quelques minutes plus tard. Ses lèvres articulent le mot drone accompagné d'un mouvement de décapitation. Rien de bien surprenant. J'enchaîne les patients sans prendre le temps de faire une pause déjeuner, cherchant à glaner des informations à droite à gauche. Aux dernières nouvelles, Kalen était toujours en un seul morceau dans son œuf. Et les rebelles affrontent une armée humaine suréquipée et d'une force inattendue. Cette information me donne matière à réflexion. Les supersoldats de Muzhi sont-ils là ? Qui défend la super massive, dans ce cas ?
— Tiens, revoilà Lyna Ferrat, fait la voix de Kiodo à ma droite.
— Cassy-17 est tombé...
— Je sais, et Cassy-9 aussi grâce à ta persévérance d'humaine opiniâtre.
— Vraiment ? Nous devons nous déplacer pour aller chercher les blessés !
— C'est trop dangereux, nous devons attendre que ça se calme. Peut-être cette nuit.
— Cette nuit ! rétorqué-je sans masquer mon agacement. Mais ils ont le temps de mourir par milliers d'ici que le soleil se couche !
— L'idéal serait que certains médecins se déplacent au sol pour prodiguer leurs soins sur place, mais ça implique que tu désobéisses à ton mâle, Lyna Ferrat.
Je le regarde, surprise par cette provocation mesquine. Mais ses propos font sens, je dois le reconnaître.
— C'est loin d'être idiot, confirmé-je. Certaines blessures ne demandent pas plus qu'un bandage et une de vos crèmes miraculeuses. Nous pourrions conserver les œufs pour les cas extrêmes nécessitant une intervention d'urgence ou une séance de flaster.
— C'est effectivement loin d'être bête, et je suis volontaire pour cette mission, intervient Sayan. Mais toi, Lily, tu restes à bord !
— Ok, ça me va ! accepté-je.
— Je vais rassembler les Scinas qui souhaitent m'accompagner, reprend mon ami à l'intention de Kiodo.
Il acquiesce et je me remets au travail. Les minutes passent, les blessés continuent d'affluer et malgré la rapidité de certains soins, nous avons plus d'entrées que de sorties. Cassy-7 ne suffira pas... Soudain, un cri de détresse déchire l'air. Je reconnais la voix de Sayan. Purée de chiotte ! Je termine d'appliquer la crème suturante en tremblant et cours rejoindre mon ami. Je croise Mei qui me regarde avec inquiétude. Je suis prise de vertige. Pitié, pas Kalen... Et le ciel semble m'avoir entendu. Je découvre avec un honteux soulagement le corps meurtri de Jofen. Sayan lui tient la main, ses lèvres sont serrées et ses yeux sont brillants de larmes contenues. L'inquiétude revient au galop.
— Il est conscient, me dit Mei, mais sa jambe ressemble à du steak haché. Sayan lui a donné un puissant calmant.
Je la remercie pour ces informations et me penche sur le selcyn au corps de femme. J'attrape sa main libre et lui embrasse le front.
— Jofen, c'est Lily. Je suis là.
Il lève lentement les yeux vers moi. Son calme se transforme aussitôt en agitation frénétique.
— Lily... Lily ! Kalen est à terre ! J'ai essayé de le couvrir, mais je l'ai perdu de vue et j'ai été touché... Est-ce qu'il est ici ?
Je recule, comme si je venais de recevoir un coup de poing. J'interroge Sayan du regard, mais il secoue la tête.
— Non, il n'est pas ici.
La Terre s'arrête de tourner. J'ai la soudaine sensation de me retrouver dans un aquarium. Mes jambes se mettent à trembler. Kalen...
— Je... je vais descendre, articulé-je.
— Hors de question ! s'insurge Mei.
— Sayan, tu restes ici avec Jofen. Moi, je pars à la recherche de Kalen !
— Non ! s'écrie Mei. Sayan, dis-lui !
Mais la requête de mon amie ne trouve aucun soutien. Pire, Jofen me souffle :
— Vas-y, Lily ! Retrouve mon frère, fais en sorte qu'il survive, s'il te plaît. Il est proche des rangs rebelles, à environ neuf kilomètres et sept cents mètres au nord de notre position. Il y a une redoutable armée de terriens sur place, il possèdent des équipements impressionnants et brûlent tout sur leur passage. Les rangs des rebelles sont décimés. S'ils le trouvent avant nous...
— Mais enfin, c'est ridicule ! crise Mei. Si c'est un massacre, on ne va pas sauter à pieds joints dedans ! Jofen délire à cause de son calmant. Mais regardez-le ! Il plane plus que moi à une soirée étudiante !
— La dernière fois que j'ai laissé quelqu'un qui m'était cher se débrouiller, je n'ai retrouvé que son cadavre ! m'énervé-je. Tu n'as pas le droit de me demander de rester ici, tu n'as pas le droit de m'empêcher d'essayer de le retrouver !
— Lily..., couine la petite brune.
Je lui offre un regard meurtrier.
— Tu ne changeras pas d'avis, soupire-t-elle.
— Non.
— Ok, je t'accompagne.
— Sayan, gémit Jofen. Donne-leur des armes. Et suis-les. Je vais m'en sortir, et tu le sais. Allez-y ensemble.
— Je t'aime, Jofen.
— Je t'aime aussi, Sayan. Depuis toujours.
Nous nous reculons pour laisser un peu d'intimité au couple. Mei se triture nerveusement les doigts. Quand enfin Sayan nous rejoint, son visage est couvert de larmes. Il nous regarde, hébété, comme si lui-même ne comprenait pas la puissance de ses émotions. Il ouvre plusieurs fois la bouche avant de nous dire d'une voix hésitante :
— Suivez-moi.