Je dévale l'escalier comme si la mort était à mes trousses, Sam sur mes talons. Je n'ai pas pris la peine d'attendre que Mei se relève. Les armes, LES ARMES ! Nom d'un chien, Duarte les avait pourtant prévenus de l'arrivée des selcyns. Je franchis le seuil du bâtiment et m'élance dans les rues du campo Santa Maria. J'amorce un virage entre deux immeubles et heurte de plein fouet un homme grisonnant. Le choc me fait voir trente-six chandelles, mais je parviens à éviter la chute.
— Vous ! crie ma victime en pointant vers moi un doigt accusateur. Vous êtes l'une des leurs, vous avez tout manigancé pour les faire venir et vous causerez notre perte ! Mais nous n'abandonnerons pas sans lutter !
Je vacille en réalisant que son autre main tient fermement un colt. Sam me tire en arrière et se place en position défensive. Je suis tellement abasourdie que je regarde mon amie sans réagir.
— Votre maire a été très clair, gronde-t-elle d'une voix rauque. Vous saviez que des selcyns arriveraient pour soutenir notre combat.
— Enrico n'a jamais mentionné l'arrivée de deux vaisseaux de guerre ennemis de la taille d'un terrain de foot.
— Vous pensiez qu'ils viendraient en blablacar ? m'étranglé-je, indignée par la bêtise de ces gens.
L'homme me dévisage, méfiant. J'ai l'impression qu'il se demande si je suis sérieuse ou si je me paie ouvertement sa tronche. Il n'est clairement pas le couteau le plus aiguisé du tiroir, celui-là. Un latino légèrement plus jeune que lui se rapproche d'un pas rapide. Je reconnais son visage, c'est un ami de Jarod avec qui j'ai discuté sur la terrasse. Mais aujourd'hui, ses traits sont durs et il tient une manette que je reconnais bien : il s'apprête à faire décoller un drone militaire. Sam jure entre ses dents. L'atmosphère devient lourde et je me sens subitement oppressée. Du mouvement sur le côté me fait tourner la tête. Plusieurs dizaines de Brasiliens se rapprochent de nous. La plupart tiennent des armes ou des manettes de commande. Ils semblent nous analyser, Sam et moi, scrutant les moindres de nos gestes et réactions.
— La dernière fois que nous avons vu un de ses vaisseaux dans notre ciel, m'explique le quadragénaire, notre champ de maïs et nos tourelles antiaériennes ont été détruits. Cinq de nos femmes parties aux récoltes ont disparu pendant trois jours avant de revenir amnésiques et confuses. Nous sommes sur nos gardes, quoi de plus normal ?
J'entends Sam avaler péniblement sa salive.
— Je vous en prie, reprends-je en le regardant. Je comprends votre méfiance et la présence d'armes sur votre camp... mais ne faites rien d'insensé. N'allez pas leur donner une raison de se montrer hostiles. Ces personnes ne viennent pas pour nous menacer, mais pour nous aider.
— Ce ne sont pas des personnes, mais des monstres ! lance une voix lointaine.
— Et donc on doit attendre de recevoir le premier coup pour répliquer ? s'énerve une femme équipée d'un fusil à visée assistée. Si vous croyez que...
Silence. Je réalise que jusqu'à cet instant, un ronronnement de moteur faisait office de bruit de fond. Mais ce dernier a cessé : Cassy-7 et Cassy-13 viennent d'atterrir. Le gros de la foule se rue en direction de l'entrée tandis que certains escaladent les escaliers de secours pour accéder aux toits. Très vite, les premiers drones viennent emplir le ciel de leurs bourdonnements menaçants.
— On ne pourra pas sortir par l'entrée principale, soupire Sam. Tentons l'entrée réservée autrefois aux livraisons. J'ai vu qu'elle était encore utilisée par les soldats en patrouille.
J'acquiesce et nous voilà reparties dans l'autre sens. Je saisis au vol le bras de Mei qui attendait à quelques mètres de nous. Notre tornade brune peine à suivre en gardant l'équilibre, la faute à un verre de trop, et finit par s'étaler de tout son long. Sam marmonne quelques injures et avant de m'aider à la relever. Sans surprise, un duo de soldats garde les deux grilles de sécurité menant à la porte de sortie. Je m'apprête à devoir négocier quand une voix derrière nous crie :
— Marco, laisse-nous passer. Si personne n'intervient, la situation risque de dégénérer.
Je me retourne si vivement que je manque de refaire tomber Mei. Je souris à Jarod qui arrive à notre hauteur, légèrement essoufflé mais avec un regard entendu. Plus loin, je distingue la démarche boitillante de Nema, accompagnée de Paola. La mère et la fille s'immobilisent à bonne distance pour nous observer.
— Marco, reprend Jarod plus doucement. Ouvre-nous.
Ledit Marco interroge silencieusement son acolyte. Ce dernier fronce les sourcils, manifestement indécis. C'est alors que nous entendons les rafales d'un fusil mitrailleur typiquement terrien. Nous sursautons tous les quatre et les deux patrouilleurs nous adressent un regard inquiet. Jarod pose une main ferme, mais bienveillante sur l'épaule de son ami. J'ignore si c'est ce geste ou la nouvelle rafale qui le décide, mais le soldat s'exécute et sort précipitamment son pass de sa poche. Il nous accompagne jusqu'à la grille suivante et enfin, nous franchissons la porte qui nous conduit hors de la prison. Nous marquons tous les cinq un temps d'arrêt. Les deux Cassy se trouvent à environ cinq cents mètres de nous, peut-être davantage, tranquillement stationnés sur l'immense étendue bitumée qui entoure Papuda. Et à leurs pieds, une légion entière de selcyns avancent en cadence en direction de l'entrée principale.
— Nos nouveaux copains, souffle Mei.
— Ils ne sont pas tous sortis, analyse Sam. Cette troupe ne doit pas dépasser les mille combattants. Les vingt mille autres sont restés à bord.
Marco manque de s'étouffer en comprenant que ce qu'il a sous les yeux n'est qu'une infime partie de l'armée selcyne. Je foudroie Sam du regard tandis que le soldat bégaie quelque chose qui ressemble à un vague encouragement. Puis il rebrousse chemin en fermant soigneusement derrière lui. Jarod a légèrement pâli, mais il ne se démonte pas. Il nous suit alors que nous commençons à longer l'enceinte. Une explosion toute proche manque de me faire mourir d'un arrêt cardiaque. Sam s'est plaquée au mur contre Mei tandis que Jarod s'est recroquevillé sur lui-même.
— C'est un drone, balbutié-je en regardant des débris retomber à quelques dizaines de mètres de nous. Les selcyns ont abattu un drone qui s'est approché trop près d'eux.
— Sam, ma chérie, ce n'est pas le moment de me faire des avances, glousse Mei en ignorant le regard sévère de la lieutenante.
— Vous êtes certaines de leur bonne foi ? me demande le père de Paola d'une voix faussement calme.
— Eh bien..., hésite Mei.
— Je me fie entièrement à Kalen et à son jugement, la coupé-je pour éviter qu'elle ne fasse fuir le Brasilien.
— Ils sont là, ils nous aideront, rajoute Sam en essayant de se montrer convaincante. La plupart ne lève pas le petit doigt.
— Comment ça ? s'étonne Jarod.
— Sans ordre spécifique de leur hiérarchie, la neutralité est l'attitude la plus répandue chez les selcyns, explique Sam. D'ailleurs, la plupart des bases contactées par Kalen et Sayan ont préféré ne pas se prononcer. Les Temens aux commandes ont refusé de participer ouvertement à ce conflit tout en exprimant... leur compréhension vis-à-vis de nos positions. Ils ne se battront pas à nos côtés, contrairement à ceux-là, mais pas contre nous non plus.
— C'est lâche !
— Ce qu'il faut comprendre, c'est que dans la société selcyne, l'obéissance et l'honneur sont deux principes qui ont valeur de lois, commencé-je. C'est donc déjà énorme qu'ils refusent de s'engager au côté du Consul. Il faut voir ça comme moins d'ennemis à...
Nouvelle explosion de drones, un peu plus loin que la précédente, suivi d'une rafale. Je réalise avec soulagement que le fou de la gâchette se contente de tirer en l'air dans le but d'intimider les nouveaux venus. Si je n'étais pas si tendue, j'aurai ri de la stupidité de cette manœuvre. Il en faut beaucoup plus pour impressionner un selcyn. J'entends Sam grogner. Mei est en train de vomir tripes et boyaux à ses pieds. Jarod n'y prête pas vraiment attention, m'invitant à poursuivre mon explication.
— La société selcyne fonctionne selon un système de caste très rigide, reprends-je. Pour faire court, vous avez les politiciens et chefs militaires tout en haut, et quand ces derniers donnent un ordre, il est hors de question de discuter. Obéissance, et honneur, ce qui signifie se montrer performant dans les tâches confiées. Suivre les ordres et le faire bien. Les selcyns ont perdu leur libre arbitre et leur esprit critique depuis longtemps. Juste en dessous des chefs, il y a les scientifiques et ingénieurs. Ils sont importants et parfois même plus puissants que certains chefs. Ensuite viennent les soldats. La majorité des hommes. En bas de l'échelle, on trouve les domestiques d'intérieur, essentiellement des femmes, et enfin les préposés aux tâches ingrates ou dangereuses. Ces derniers sont des femmes ou des hommes à la mauvaise naissance ou ceux de bonne naissance, mais tout simplement punis. Mais cette catégorie a disparu en même temps que la planète Selcyon. Bref, les selcyns sont vite assimilés à une de ces castes selon leurs aptitudes, leur ascendance et peut-être d'autres critères que j'ignore. C'est une société machiste très rigide et profondément injuste.
— Les femmes y sont insignifiantes, complète Sam.
— Mais... celles des castes supérieures, les épouses et mères...
— Pas d'épouses, pas de mères. Uniquement des donneuses de gamètes et des éducatrices appartenant à la caste des domestiques, les Scalts.
— Comme Malyan ?
— J'ignore si elle donnait ses gamètes, mais elle était rattachée aux Scalts, oui. Les selcyns se reproduisent en laboratoire depuis plusieurs générations. Ils considèrent les sentiments comme une faiblesse, et l'acte sexuel comme sale.
— Alors Kalen et toi, vous ne... enfin, ça ne me regarde pas.
— Les selcyns sont en plein bouleversement, ris-je. Leur mode de vie est en train de changer. J'espère que mes explications te font comprendre à quel point sa prise de position à mon égard et son engagement contre le Grand Consul sont des actes tout à fait inédits chez son peuple, et d'un grand courage. Voilà pourquoi tant de bases ne souhaitent pas le rejoindre, malgré la menace qui pèse sur nous tous.
— Quand on parle du loup, commence Sam. Voilà ton beau guerrier extraterrestre en pleine action.
Je lève les yeux, prise d'une nouvelle angoisse. Mais Kalen va bien, il se tient fièrement face à l'armée fraîchement débarquée, Jofen, Sayan et Malyan à ses côtés. Monsieur Duarte est également sur place, anormalement proche de mon Kalen. C'est bien là le seul signe de sa nervosité. Ils sont en pleine conversation avec deux selcyns tandis que les autres se tiennent immobiles à quelques mètres de leurs chefs. Enfin, presque immobiles. Plusieurs Borls nous regardent remonter le long du mur. L'un d'eux nous fait un signe de la main. J'ai vaguement l'impression de reconnaître un visage de Tavira, mais sans certitude. Soudain, un autre dégaine un laser pour pulvériser un nouveau drone dont le propriétaire a voulu se montrer trop ambitieux. Duarte cille légèrement, mais pas Kalen, ni ses interlocuteurs. Nous accélérons le pas. Mon compagnon finit par nous repérer et son visage s'éclaire d'un doux sourire. Je ne vois plus que lui et oublie tout le reste. Je franchis les derniers mètres qui nous séparent en courant et viens me placer contre lui.
— Tu devais rester vers la porte, Chaton, murmure-t-il tendrement en refermant ses bras sur moi.
— Les habitants du campo n'étaient pas de cet avis. Nous sommes passés par une autre issue.
— Voici donc la très célèbre Lyna Ferrat, fait la voix impassible d'un des deux Temens. Ainsi que Samantha Clarson et Mei Chang. Cette dernière me paraît souffrante.
— Hey, grommelle l'intéressée. C'est pas un petit verre dans le gosier qui va me rendre malade !
— Dommage, réplique l'autre selcyn. Elle aurait pu servir d'exemple.
— D'exemple pour quoi ? demande Sam.
— Pour prouver leurs bonnes intentions, Kiodo et Merylt acceptent de soigner les malades du campo avec nos remèdes ou le flaster, explique Sayan. Mais cette proposition n'enchante pas le maire.
— Oui, répond Duarte. Je sais que mes invitées sont déjà passées par votre machine miraculeuse. Mais, voyez-vous, je trouve cela délicat de soumettre mes concitoyens sans connaître réellement les effets. Je ne connaissais pas mesdemoiselles Chang et Ferrat avant leur passage dans votre fla.. mmer.
— Flaster.
— Oui, et donc, j'ignore à quel point elles ont pu changer.
— C'est simple, ricane Mei. Lily est passée dans un flaster, et paf ! Elle en est ressortie avec une furieuse envie de se jeter sur un beau selcyn.
Duarte écarquille légèrement les yeux tandis que cette idiote de Mei se redresse, fière de sa bêtise. Je lui assène un coup de pied qui la déséquilibre. Sam lève les yeux au ciel, mais Jofen esquisse un léger sourire.
— Je vous assure que Mei a toujours été aussi stupide, grommelé-je. Le flaster n'a rien arrangé de ce côté-là. Plus sérieusement, il soigne blessures et maladies. Monsieur Duarte, j'ai vu votre hôpital de fortune, il y a cette femme qui semble souffrir d'une forte grippe. Peut-être que...
— Non ! me coupe le maire d'un ton sans appel.
— Est-ce que votre machine peut soigner une vieille blessure datant de plusieurs années ? demande une voix mal assurée derrière moi. Comme une vieille fracture au genou, au plateau tibial pour être précise. Provoquée par des coups répétés.
Je tourne lentement la tête vers la propriétaire de cette frêle voix que j'ai reconnue. Je vois monsieur Duarte se pincer les lèvres, embarrassé, puis Jarod adresser un regard inquiet à la nouvelle venue. Celle-ci garde le dos droit et le menton relevé malgré son léger tremblement.
— Nema..., murmuré-je, sous le choc.