"Le caractère le plus profond du mythe, c'est le pouvoir qu'il prend sur nous, généralement à notre insu."
Denis de Rougemont
Je me relevai.
-Tu n'aurais pas pu me le dire avant !
Il sourit.
-Chaque chose en son temps...Elle m'a dit de te dire que tu trouveras l'origine de tout dans ta propre origine.
-Ça veut dire quoi ça ?
Seth haussa les épaules.
-Je suppose qu'elle ne me faisait quand même pas assez confiance pour me dire exactement où tu devais chercher. En tout cas, elle paraissait certaine que tu comprendrais. Ici, en Nation d'Argent, tu trouveras des réponses. C'est tout ce qu'elle a bien voulu me dire.
Je soupirai.
-Elle n'a décidément pas changé...
-Je suis navré de ne pas pouvoir rester et t'aider à comprendre tout ça...
-Ce n'est pas grave. Tu es un roi, Seth, un roi d'une Nation en guerre, qui a perdu son ambassadrice. Tu ne devrais même pas être ici.
-Je suis exactement là où je devrais être.
Il déposa un baiser sur mon front.
-Je ne sais pas comment je vais affronter tout ça, Seth, lui avouai-je... être ici me semble si étrange. J'ai l'impression d'être un fantôme, d'errer dans un lieu où je n'ai pas ma place. Je suis dans le château et dans le royaume de mon père, mais je ne le connais pas, je ne le vois nulle part. Lyria me parle de lui, mais c'est comme entendre parler d'un inconnu. Finalement, je ne saurais jamais qui il était.
-Ceux qui ont aimé ton père sont encore en vie, Lyria, Maria, même Vadeck. Contrairement à ce que tu crois, son souvenir vit encore en eux, ce sont les mieux placés pour te parler de lui. Ta mère l'aimait, elle saura mieux que personne te parler de l'homme qu'il était.
-Mais elle n'est pas là... Elle n'est jamais là.
-Elle sera avec toi le jour où tu poseras à nouveau le pied sur notre continent. Tu exigeras alors les réponses qu'elle te doit depuis toutes ces années. Elle te les donnera, Era, elle te parlera de lui. Elle en a autant besoin que toi.
Penser à Alcibiade me fit automatiquement penser à celui que j'avais pris pour mon père jusqu'à maintenant. Le souvenir et l'image d'Azel Eléazar s'imposèrent avec force dans mon esprit.
-Je me demande parfois si Azel m'a seulement aimé... soufflai-je.
Je ne me faisais pas d'illusions sur Magdalena.
-Pour Maria, il t'a aimée plus que son propre fils. Tu étais sa sœur, mais une sœur qu'il aimait, il en avait déjà une. Mais une fille... Toujours selon Violette, Azel n'a aimé que trois personnes dans sa vie, sa mère, sa sœur Arianna puis toi, celle qu'il considérait comme sa fille. Que des femmes, des femmes qui lui rappelaient sa mère...
-Sais-tu depuis quand Ayaan était-il au courant de mes origines ? Galaad t'a-t-il parlé de ça ?
-Selon Galaad, très rapidement après ta fuite. Azel les aurait mis dans la confidence à ce moment-là.
-Mais Melech n'était pas au courant ? demandai-je, surprise.
-Non, il n'en a jamais rien su. Azel a toujours cherché à vous protéger, ta mère, Arianna et toi. Melech était une trop grosse menace.
-Mais pas Ayaan.
-Non, pas Ayaan...
-Parce qu'il m'aime.
-Oui, finit par dire Seth au bout de quelques secondes de silence. Aussi étrange que cela puisse paraitre venant d'un être comme lui, il t'aime. Et c'est bien la seule chose que je respecte chez lui.
-Son amour est perverti, lui opposai-je.
-Oui, mais il ne le sait pas. Pour lui, c'est sincère.
Je vis sur le visage de Seth un sentiment fugace passer.
-Tu as pitié de lui .... compris-je.
-J'ai pitié parce qu'il ne sait pas, au final, ce que c'est vraiment d'aimer quelqu'un.
-Parfois, je me demande qu'elle aurait été ma vie avec lui, si j'étais restée, fis-je soudain.
Cette pensée revenait souvent dans mon esprit depuis que j'avais que j'avais quitté la Tour.
-Tout comme moi lorsque je me demande ce que serait ma vie si mon père et ma mère étaient encore en vie. Peut-être que Gabriel serait mort à leur place, où Raphaël.... L'avenir aurait-il été meilleur, pire... on ne peut le savoir. Les choses sont ce qu'elles sont, tu as fait un choix à un moment donné de ta vie, un choix qui t'a paru être le meilleur pour toi.
-Et si je m'étais trompée, et si la haine que ma mère m'avait inculquée à son encontre avait trompé mon jugement ?
-Ou tes sentiments ? compléta Seth, toujours juste dans ses interventions.
-Ou mes sentiments, oui....
Un autre homme se serait refermé, aurait mal pris cette discussion, ou aurait pris mes hésitations pour un manque d'amour à son égard. Pas Seth. Il savait, il me faisait confiance, ne doutait pas de mon amour pour lui. Mais il savait que les choses n'étaient jamais aussi simples qu'on le souhaitait. Qui plus est, malgré la haine que lui inspirait Ayaan Malkam, il savait qu'il restait le père d'Hélios. Nous ne pouvions pas parler de notre envie de le voir mourir alors que son fils dormait dans la pièce à côté.
-J'ai eu le temps de faire le tri dans mes pensées, dans mes sentiments, expliquai-je. Si ne je suis pas toujours certaine de tout en ce qui concerne Ayaan, je sais que je l'ai aimé. Et je sais aussi que je l'ai haï, malheureusement pour lui, je pense le haïr plus que ce que je l'ai aimé. Lorsque je l'ai épousé, je le maudissais, mais plus tard, En Bas, j'ai compris que j'avais éprouvé de forts sentiments à son égard, des sentiments que j'avais enterrés en moi, ne laissant que la haine jaillir. Enfant, il a toujours été là pour moi. Il a toujours été dangereux, manipulateur et cruel, je savais que je devais me méfier, mais avec moi, ces aspects pervers de sa personnalité perdaient en force. Il n'a jamais été gentil, mais une certaine bienveillance émanait de lui lorsqu'il me côtoyait. Mis à part ma grand-mère et Iris, personne ne se comportait ainsi avec moi. Les mises en garde de ma grand-mère, le comportement d'Ayaan à mon égard, sa beauté, tout s'est mélangé... Je ne saurais même plus dire exactement ce qu'il m'inspire. De la pitié, peut-être, de la peur aussi...
Seth ne posa pas de questions, il m'écoutait, patient, attentif et tendre.
-Qu'en penses-tu ? demandai-je, hésitante.
-Je pense déjà que ce n'est pas à moi de juger ou donner un avis sur ce que tu ressens, toi seule peux y mettre des mots. Je t'aime, Era, et je ne suis pas le plus impartial pour répondre à cette question, mais je pense qu'aimer ne devrait pas aller de pair avec la haine. L'amour demande parfois une énergie considérable, mais la haine encore plus, inutile de perdre ton énergie en haïssant. Cesse de le haïr, Era, libère-toi de ça, et ainsi tu seras libérée de lui. Pour toujours.
Je m'étais attendue à tout, sauf à ça. Seth me demandait de ne plus haïr Ayaan, mais alors que resterait-il...
Sans un mot de plus, il alla dans la chambre d'Hélios et revint quelques secondes plus tard avec mon fils encore endormi dans ses bras.
-La guerre m'appelle, petit Prince du ciel, chuchota-t-il à Hélios. Je vais devoir vous quitter ta mère et toi. (Il caressa doucement la touffe de cheveux blonds du nourrisson.) Que les flots te protègent et que les montagnes te bercent, Hélios Eléazar-Malkam.
Puis il le déposa précautionneusement dans mes bras, et il m'embrassa. De doux, le baiser se fit plus ardent, plus passionné. Il me serrait contre lui, Hélios endormi entre nous.
-Je t'aime Era.
-Je t'aime Seth.
-Fais attention à toi, ajouta-t-il doucement.
-Et toi, tu n'as pas intérêt de mourir dans cette foutue guerre, Seth Sarkis.
Il sourit.
-Il faudra bien plus qu'une guerre pour me mettre à genoux.
-Ramène Elvira, soufflai-je en lui prenant la main. Ramène-nous notre ambassadrice.
Son sourire disparut et une détermination farouche illumina ses traits.
-Je la ramènerai.
Il fouilla dans sa poche et me tendit un petit objet étincelant.
Une gemme. Un Émeraude.
Je leur regardai, interloquée.
-Pour Hélios, m'expliqua-t-il. Je sais que, comme toi, tu ne veux pas qu'il appartienne à une Nation. Mais un jour, il pourra faire ses proches choix, et s'il le souhaite, intégrer ma Nation. Cet Émeraude, c'est la promesse d'un roi, Era. Garde-le, pour lui.
Je hochai la tête, émue.
-Merci, pour lui.
-Non, Era. C'est à lui que nous devrions tous dire merci, pour l'espoir qu'il incarne. Bonne chance petit Prince du ciel, dit-il en guise d'adieu. Et Bonne chance à toi, mon amour.
Il me prit la main.
-Mais avant de partir, fit-il sur un ton étrange, je dois encore te révéler quelque chose.
Il sortit sur le balcon, m'invita à le suivre et leva la tête vers le ciel. Hélios dans les bras, je le suivis sans un mot, consciente qu'une tension étrange était en train d'apparaitre sur son visage.
-J'ai voulu t'en parler plusieurs fois, continua-t-il en fermant les yeux, offrant son beau visage au rayon de lune. Les autres aussi. Mais aucun d'entre nous n'a trouvé la force de le faire.
Il se tourna vers moi. Ses yeux verts brillèrent tel l'émeraude dont il avait fait cadeau à Hélios.
-Ce que je t'apprête à te dire est un des plus lourds fardeaux de notre monde. Une vieille légende, prophétie, je ne saurais même pas dire ce que c'est vraiment ni depuis quand elle court sur la Terre ni qui l'a formulé pour la première fois. C'est un tabou, un poids, que notre génération s'efforce de soutenir.
-Cela à voir avec les morts répétés des souverains, n'est-ce pas ?
Son regard se fit encore plus sérieux, puis il secoua la tête.
-Intelligente. Tu es bien trop intelligente pour vivre en paix dans ce monde, mon amour. En effet, dit-il, cela a bien à voir avec la mort des derniers souverains. Il y a une légende, surement vieille comme notre monde, qui dit qu'en 4465 naitront les derniers souverains des Temps, et qu'à leurs 25 ans, la couronne de chacune de leur Nation se posera sur leur tête, et que le chaos tombera sur le monde, que les temps changeront.
-25 ans... soufflai-je. Comme ton âge, celui de Saef Viviana, Seraone Kizha, Xanthos Kazdar, Constantin Saren ...
-Et comme Lev Kerthan, compléta Seth. Pour l'instant c'est encore son père, Trahic Kerthan qui règne sur la Nation d'Or, mais certainement plus pour longtemps.
-Comment ça ?
Une main de glace étreignit ma poitrine.
-Tous les souverains meurent les uns après les autres pour que leur progéniture, celles nées en 4465 finissent la couronne sur la tête. Il ne reste que la Nation d'Or et celle de Diamant pour que la légende aboutisse. L'année 4490, date où les enfants nés en 4465 auront tous une couronne sur la tête, sonnera la fin de notre temps.
-Tu penses que quelqu'un assassine les souverains pour que la prophétie s'accomplisse ?
Il hocha la tête.
-Nous en sommes presque certains.
-Elina a trouvé une femme dans sa chambre le jour où Siora a été assassiné, me rappelai-je. Une femme qui lui a dit...
-Longue vie au roi, compléta Seth, la mine sombre. Erel Viviana, ma mère et le père de Xanthos Kazdar ont été assassinés dans des circonstances étranges.
-Ton père aussi, ajoutai-je.
-Oui.
-Augustin..., murmurai-je.
-Oui. (Un sourire triste joua sur ses lèvres.) Ton demi-frère est également né en 4465.
-Il ne faut surtout pas qu'il devienne roi, dis-je sans réfléchir.
-Donc tu y crois ? me demanda-t-il.
Seth ne me jugeait pas, mais il semblait curieux de connaitre ma réponse.
-Non... mais... c'est étrange non ?
-Pas si quelqu'un est derrière tout ça et cherche à déstabiliser les Nations. Nous connaissons tous cette légende, à part les Diamants qui pensent pouvoir en tirer profit, nous la craignons tous. Aucun d'entre nous ne veut voir cette légende se réaliser, nous en avons peur, Era, infiniment peur.
-Ayaan aussi à 25 ans cette année, réalisai-je, soudain, glacée jusqu'aux os.
Je levai les yeux vers Seth.
-Drôle de coïncidence, non ?
Il haussa les épaules.
-Tout ce que je sais, c'est que cette prophétie stupide m'a pris mon père et ma mère, et qu'elle a aussi pris les parents de Saef, Seraone, ceux de Sasha, et bientôt peut-être, ceux de Lev. Quant à Dana et Constantin, ils ont épargné à cette personne l'assassinat de leur parent, ils s'en sont chargé eux-mêmes pour obtenir le pouvoir.
-Le symbole ! m'exclamai-je soudain. Le jour où Elina a trouvé les preuves de la culpabilité de Sogar dans l'attaque du Palais d'Émeraude sur son lit, ils étaient glissés dans une enveloppe accompagnée d'un symbole, le même qu'elle a retrouvé le jour de la mort de la Reine Siora.
Seth porta son regard vers la ville.
-J'avais également fait le rapprochement. Mais le symbole m'est complètement étranger. Je doute qu'une personne seule puisse agir, il doit s'agir d'un groupe.
Je me souvenais très bien de ce symbole. Quatre étoiles disposées aux quatre points cardinaux, et au centre, une fleur perdant un de ses pétales.
-Un groupe que personne ne connait. Ce serait fou, non ?
-Plus rien ne m'étonne... Mais il y a autre chose.... au sujet d'Elvira...
À mesure qu'il parlait, je comprenais que la situation était encore plus grave que ce je pensais. Je regardai Hélios, et pris conscience de l'ampleur de la guerre qui venait d'éclater. Le sentiment de n'être qu'un pion dans une partie d'échecs vieille de deux millénaires prenait peu à peu plus de place dans mon esprit. Qui donc tirait les ficelles, qui....