25 août 2289 - Faraday-51, proche de Brasilia
Je n'ai pas entendu les autres revenir. Je me suis endormie comme une masse après avoir vibré contre le corps de Kalen. Deux fois. J'aurais voulu plus, car je ne suis jamais rassasiée de lui, mais j'étais épuisée. Je me réveille dans ses bras, sur un petit nuage. Des bruits de couverts m'informent de la présence de nos amis dans l'autre pièce. Je décide de les ignorer pour le moment. Je me tourne vers mon amant et admire ses traits apaisés par le sommeil. Je penche pour lui embrasser un œil et le sens tressaillir sous mes lèvres. Je renouvelle mon geste avec le deuxième et pose ma tête à quelques centimètres de son visage. Il ouvre les paupières et son regard attrape le mien. Dans ses iris noisette, je lis la force de ses sentiments et mon ventre se contracte d'émotion.
— Salut, soufflé-je.
— Salut, me répond-il sans me lâcher des yeux.
Nous restons quelques secondes ainsi. J'ose à peine respirer tant la tension entre nos deux corps est palpable. C'est lui qui craque en premier et qui s'empare de mes lèvres pour m'offrir un tendre baiser.
— J'aime me réveiller à tes côtés, Chaton.
— Pas autant que moi, mon amour.
Nous nous papouillons un moment. Ces instants de douceur sont ma bouée de sauvetage. Sa peau chaude sent... son odeur. Indescriptible, envoûtante. Je le repousse en arrière et me place à califourchon sur lui. Mes doigts viennent caresser son visage avant que ma bouche se décide à prendre le relais sur son cou et ses pectoraux.
— Lily...
La chaleur du désir envahit mon corps et mes lèvres redoublent d'entrain, remontant sur ses joues, son front, quand la porte s'ouvre brusquement. Je m'écarte vivement et saisis le drap pour couvrir mon corps nu. Mei débarque comme une tornade dans la chambre en feignant de se cacher le visage avec les mains (mais les doigts suffisamment écartés pour ne rien rater).
— Debout, les tourtereaux ! s'exclame-t-elle joyeusement. On change encore de maison ! Départ dans vingt minutes, petit déjeuner servi ! Vous avez le temps pour une turlute, mais pas plus !
Et elle repart aussi vite qu'elle est entrée en ayant la délicatesse de fermer derrière elle. Je l'entends tout de même crier :
— Jof' ! Tu me dois une bouteille de vin ! J'avais raison : ils étaient bien réveillés !
— Et l'intimité, vipère ! hurlé-je. Tu sais ce que ça veut dire ?
Je me tourne vers Kalen qui me regarde avec perplexité.
— C'est Mei, lui dis-je en souriant. On ne la changera pas ! Je n'arrive jamais à vraiment lui en vouloir.
— En effet, c'est un sacré caractère.
Je souffle en me rallongeant, les yeux fixés au plafond. Kalen se penche au-dessus de moi pour m'embrasser le front.
— C'est quoi une turlute ? fait la voix de Malyan de l'autre côté de la cloison.
— J'aimerais bien le savoir, chuchote mon amant.
J'éclate de rire.
Je suis secouée dans tous les sens dans cette fichue Jeep qui nous emmène à Papuda. Malyan semble sur le point de vomir sa brioche (et bien sûr, elle est assise à côté de moi) quand, enfin, un grand ensemble de bâtiments blancs au crépis à moitié décroché se devine. L'ancien centre pénitentiaire, deviné-je. Sur la gauche, à cent ou deux cents mètres de la prison, une tour surmontée d'antennes sort de terre au milieu de nulle part. Les étendues bitumées qui l'entourent m'indiquent que ce doit être la petite base aérienne dont le maréchal nous a parlé. Je regarde Sam. Elle semble de fâcheuse humeur ce matin, et il est évident qu'elle a esquivé tout contact avec Mei, allant jusqu'à courir pour ne pas être dans le même véhicule qu'elle. Je ne sais pas ce qui se passe entre mes deux amies, mais je me promets d'éclaircir tout ça rapidement. Je jette un œil à l'autre Jeep où Mei, cheveux au vent, ne perd rien du voyage. À ses côtés, Sayan et Jofen (ou Jof', apparemment) sont en grande discussion, tête contre épaule. Ces deux-là sont tellement mignons !
Nous arrivons enfin à la tour de contrôle. Le bâtiment qu'elle surplombe n'est pas plus grand qu'un petit pavillon de banlieue. La soldate qui nous sert de guide nous ouvre la porte avant de me confier les clés des lieux. L'homme qui conduisait la jeep de Mei propose à Malyan, Sayan et Kalen une démonstration du fonctionnement des émetteurs. Sam les suit tandis que Jofen se met à questionner notre conductrice sur le fonctionnement des prisons terriennes. Mei et moi nous retrouvons seules.
— Combien de temps resterons-nous sur place, cette fois-ci ? me demande mon amie avec sarcasme. Deux ou trois jours ?
— L'accueil ne peut pas être pire que sur Cassy-1, rétorqué-je. Quoique celui que Lee nous a réservé à Alger fait aussi partie de mon top trois des pires moments de mon existence.
— Si tu fais référence à l'accueil que nous réservent les gens de Paluda, je ne suis pas certaine qu'il sera chaleureux. Nous sommes avec quatre selcyns. Le maréchal nous a bien fait savoir qu'une simple trêve entre nous ne sera pas une sinécure.
— En effet, mais nous ne serons pas emprisonnés... du moins, je l'espère !
— Il faut attendre d'arriver en prison pour ne pas l'être, quelle ironie.
Mei rit jaune en me prenant dans les bras. Je lui rends son étreinte et me lance :
— Je suis désolée que ça ne le fasse pas avec Sam.
— Pas moi, ma Lily. Kalen et toi êtes notre couple star, et l'amour que se portent Sayan et Jofen est à la fois si naïf et si... incandescent ! Tu me connais, je papillonne de fleur en fleur. J'ai apprécié les quelques moments d'intimité que j'ai eu avec Sam, mais ça ne m'a pas donné envie de me poser pour autant. Ça ne colle pas, pas de quoi en faire tout un plat, on s'entend tout de même très bien. La plupart du temps.
— Tu me caches quelque chose, ma biche.
— Arf, je ne sais pas quoi te dire. Il se pourrait que j'aie moi-même saboté cette histoire volontairement. Je ne suis pas prête, et elle non plus. Il n'y a rien à ajouter.
— Tu me laisses volontairement dans l'ignorance ? m'offusqué-je.
— C'est temporaire. Laisse-moi un peu de temps, j'en ai besoin.
— J'espère que tu trouveras un jour chaussure à ton pied, tête de mule.
— Ne t'inquiète pas pour moi, va ! Bon, alors, dis-moi... tout se passe bien avec Kalen ? Pas déçue par son manque d'expérience ? Tu l'as fait grimper aux rideaux ? Ou l'inverse ? Oh ! il faut que je ressorte cette expression à Jof' !
— Mei ! m'exaspéré-je.
—Je trouverai un moyen de te faire parler ma Lily d'amour. Ça sera de ton plein gré ou sous la torture.
— Tu ne lâches rien, un vrai pitbull. Disons qu'il... s'est bien renseigné sur la question. Il est sans doute plutôt doué. Je n'en dirai pas plus, moi non plus.
— De toute façon, Sam et nos amis de l'espace sont de retour. Quelle bande de beaux gosses.
En effet, le quatuor redescend de la tour pour nous rejoindre. Jofen laisse la soldate pour venir écouter. Sayan commence par une explication incompréhensible sur le fonctionnement, d'après lui archaïque, des machines présentes dans la tour.
— Varely nous a laissé des instructions précises pour le contacter, enchaîne la selcyne.
— Malyan, Sayan et moi allons rester ici jusqu'à ce que nous parvenions à lui parler, poursuit Kalen. Pendant ce temps-là, vous partirez en jeep pour le camp voisin. Vous vous installerez et nous vous rejoindrons à pied quand nous aurons terminé.
— Je n'aime pas trop ça, gronde Jofen. Je serai seul au milieu d'une foule de terriens.
— Les voitures doivent repartir, et nous avons beaucoup de sacs à porter, explique Sam.
Entre le matériel de survie (ce qui inclut nos nettoyeurs buccaux) que le maréchal a consenti à nous offrir et les dons pour remercier le camp de Papuda qui a accepté de nous accueillir, les Jeeps débordent. Effectivement, nous peinerions à tout transporter à la force de nos bras. Malgré tout, j'avoue que l'idée que notre groupe se sépare une nouvelle fois me déplaît fortement.
— Comme vous le savez, le temps nous manque, déclare Kalen. Il ne reste que vingt-neuf jours avant la fin de l'ultimatum du Consul. Nous devons donner notre position à Varely et tenter de rassembler nos potentiels alliés. Pour cela, Sayan et moi allons cibler des bases selcynes abritant des individus que nous jugeons possiblement prêts à s'opposer au Grand Consul. L'arme noire doit-être détruite, rapidement. Cette opération demande toutefois une grande discrétion, nous allons devoir mentir sur nos identités. Le moindre faux pas risquerait de mettre la poudre en feu.
— Le feu aux poudres, récité-je en même temps que Mei.
— Bien, soupire Jofen. J'accepte d'être la bête de foire en attendant que vous nous rejoigniez. Les filles, allons saluer nos hôtes.
J'acquiesce et m'empresse de me coller à Kalen.
— Fais vite, soufflé-je avant de l'embrasser doucement.
— Tu me manques déjà, ma Lily.
Jofen et Sayan s'offrent une dernière étreinte également, et c'est à contrecœur que je m'éloigne de la tour. Un dernier regard en direction de mon compagnon me fait comprendre qu'il n'est pas plus emballé que moi par cette séparation. Mais ses yeux sont résignés. Mon cœur se gonfle d'amour et de fierté tandis que je monte dans la jeep.
Le centre pénitentiaire est en réalité une succession de bâtiments gris clair, hauts de trois étages et en piteux état. L'endroit est immense. Pourtant, tout me donne la sensation d'étouffer : l'absence de verdure, la chaleur qui se reflète sur le goudron déformé de l'entrée principale, et ces murs d'enceinte surmontés de barbelés qui nous encerclent comme pour nous prendre au piège. C'est pourtant bien là que réside l'intérêt de ce camp, je suppose : il possède des remparts contre la menace extérieure. Quand je songe à la puissance aérienne des selcyns, je me dis que cette muraille serait bien dérisoire en cas d'attaque. Je suis pourtant presque sûre qu'à un moment de ma vie, elle m'aurait apporté le réconfort et l'illusion de sécurité que ces habitants doivent y voir. Après tout, j'ai habité pendant quatre ans dans un ancien aéroport. Est-ce que les locaux savent qu'aujourd'hui, nous faisons entrer l'ennemi par la grande porte ?
Les jeeps avancent jusqu'à ce qu'un premier immeuble nous stoppe. Les allées entre les différentes prisons forment des sortes de rues qui, à ma grande surprise, sont pleines de vie et de couleurs, du moins pour les deux que je peux voir. Avant même que mon pied foule le sol de mon nouveau point de chute, plusieurs dizaines de badauds se sont regroupés autour de nous.
— Tu crois qu'il y a d'anciens prisonniers parmi eux ? me chuchote Mei.
Je me retourne vers elle. Son sourire figé cache son malaise. Sam a revêtu son masque de militaire. Quant à Jofen, il parcourt la foule de plus en plus dense de son regard perçant, comme pour l'analyser. Son corps féminin doit faire illusion, car nous commençons à décharger nos paquets dans le calme. Puis le silence observateur de la foule se transforme en murmure méfiant. Pour sûr, trois terriennes et quatre selcyns ont dû être annoncés aux habitants de Papuda. Et ils font face à quatre femmes. La carrure de catcheuse mexicaine de Jofen commence à le trahir, si j'en crois les regards méprisants qui se multiplient dans son dos. Instinctivement, Mei, Sam et moi nous plaçons entre lui et ces gens dans un geste coordonné qui le surprend autant que la foule.
— Vous croyez vraiment pouvoir me protéger ? sourit Jofen en nous regardant. Vous ne faites que susciter davantage de haine.
— On s'en fiche, grogne Mei en serrant les poings comme pour défier quiconque oserait un mot plus haut que l'autre.
— Suivez-moi, nous lance notre guide. Ils s'habitueront... enfin, je pense.
— Rassurant, répond Jofen d'un ton égal.
Nous traversons ainsi deux longues allées, chargés de nos cartons. Au coin d'une rue, il me semble distinguer une serre. Mais nous marchons trop vite et je me sens bien trop oppressée pour analyser plus en profondeur ce que je vois. Nous prenons la direction d'un bâtiment un peu plus isolé, mais aussi sinistre que les autres. Pour y accéder, nous devons franchir une succession de grilles métalliques qui nous rappellent l'ancien office de ce lieu macabre.
— C'était le quartier des plus hauts criminels, nous explique la soldate, amusée, comme si l'ironie de cette situation prêtait à rire. Le bâtiment des perpétuités. Vous aurez le droit à un étage privatisé. Le maréchal et monsieur Duarte, le maire du campo Santa Maria de Papuda ont judicieusement pensé qu'il était préférable de ne pas vous jeter dans la fosse aux lions. Vous bénéficierez également d'un accès à une issue de secours, au cas où vous seriez menacés.
— Menacés ? répète Sam, dépitée.
— Par des lions ? s'étonne Jofen.
— Le maréchal a ordonné que vous soyez traité avec égard, fait la femme en haussant les épaules. Mais sait-on jamais. Évitez toute forme de provocation, c'est un conseil.
— Toiser un de ces terriens arrogants comme s'il n'était qu'une sous-race, est-ce un acte jugé comme provocant ? demande notre ami selcyn de sa voix dénuée de toute émotion.
Notre guide s'étrangle à moitié tout en se forçant à maintenir un port de tête autoritaire.
— Je ne comprends pas, fais-je. C'est le campo Papuda ou le campo Santa Maria ?
— Papuda est le nom de l'ancienne prison. Ses nouveaux habitants voulaient se défaire de cette image et se sont rebaptisés campo Santa Maria. La chapelle est devenue le centre de cette nouvelle ville.
— Et les anciens détenus ? demande Mei.
— La plupart ont fui...
— La plupart ! s'exclame mon amie. Et les autres ?
— Je crois que pour eux comme pour vous, il est question de seconde chance, répond froidement la soldate.
— Et monsieur Duarte, le maire, soufflé-je tout en gravissant le troisième et dernier étage chargée comme une bourrique. Est-il prévu que nous le rencontrions ?
— Je n'en sais rien, je ne vis pas ici. Vous voici arrivés chez vous, du moins pour les jours à venir. Vous n'avez pas des allures de superhéros capables de sauver le monde, mais, si ce que vous dites est vrai, alors bonne chance.
— Vous n'avez pas l'allure de personnes méritant d'être sauvées, mais nous ferons au mieux, répond Mei du tac au tac.
Je note le sourire admiratif sur le visage de Sam et glousse silencieusement en passant la première porte de ma nouvelle prison. Dans tous les sens du terme.