23 août 2289 - Brasilia, camp de la Félicité
Encore enfermés. Ce n'est pas le pire : ces abrutis nous ont séparés. J'ai l'impression d'être un lion en cage, prêt à déchiqueter le premier malheureux qui se présentera devant moi. À croire que le monde entier nous considère, Kalen et moi, comme des bombes à retardement. Pourvu qu'ils ne lui fassent aucun mal, ni à Malyan.
Les Brasiliens se sont montrés bien plus méfiants que ce que j'avais supposé, surtout ceux de la place de la cathédrale. Bon, avec le recul, il est possible que je leur aie donné l'impression d'être une dangereuse hystérique lorsqu'ils ont conduit Kalen loin de moi. J'ai hurlé, je me suis débattue, et je crois bien que j'ai explosé l'orteil d'un de nos gardes. Kalen a réussi à me calmer avant que je casse un nez. Il a surement bien fait, un coup d'éclat nous aurait apporté des ennuis, mais j'ai si peur qu'il soit maltraité ! Malyan s'est montrée tout aussi docile sans se départir de son sourire figé. Elle veut faire bonne impression et affronte la situation avec un courage exemplaire. Qui sait ce que les gens d'ici pensent d'une alliance avec les selcyns ? Et depuis mon arrivée, je n'ai vu que cette petite pièce misérable aux murs recouverts d'une peinture vert foncé qui s'écaille (je ne peux plus voir cette couleur). Les ressorts qui s'échappent du vieux sommier du lit m'ont dissuadée de tenter une sieste, et le lavabo à la faïence fissurée ne fonctionne pas. Le grand luxe. Pour couronner le tout, aucune trace de Mei ou des autres.
Trois types sont venus m'apporter à boire et à manger en restant à bonne distance, je n'ai pourtant rien loupé de leurs regards intrigués et suspicieux. Malgré mon stress, je me suis jetée sur la galette de maïs fourrée de purée de haricots rouges et de viande porcine. Mes papilles gustatives sont revenues à la vie ! Un orgasme culinaire après plus d'un mois de gjustres. Mais l'estomac plein, l'angoisse est revenue au galop, me créant d'atroces nausées. Depuis, je patiente. Ou je tente d'enfoncer la porte. Ou je hurle un florilège hétéroclite d'insultes. Bref, personne n'est venu m'ouvrir. Je souffle de dépit et commence à réfléchir à une possible évasion quand enfin, j'entends un bruit de serrure. Je bondis sur mes pieds et atteins la porte au moment où elle s'ouvre sur un binôme d'une quarantaine d'années. Je remarque immédiatement leurs fusils. Oups, ça freine mes ardeurs. La femme est brune avec des mèches argentées, les cheveux très frisés, et la peau olive. Elle porte le même ensemble que notre comité d'accueil : pantalon noir à rayures latérales orange, débardeur noir. L'homme ressemble à un Inca déguisé en homme moderne avec ses cheveux longs et lisses, son jean et sa chemise blanche un peu froissée. C'est lui qui s'approche de moi en premier.
— Docteur Ferrat, j'espère que...
— Où sont Kalen et Malyan? le coupé-je. Que leur avez-vous fait ?
— Nous les avons simplement interrogés. Ils vont très bien.
— Je veux les voir, et je veux voir mes amis. Mei Chang, Sam Clarson, Jofen et Sayan. Est-ce que vous les avez tués ?
— Non, ils sont en vie. Vous les reverrez, mais nous devons d'abord vous poser des questions. Nous vérifions que vous avez tous la même version, c'est une mesure de sécurité. Je suis certain que vous comprenez.
Je soupire. Bien sûr que je comprends. Mais ça n'allège pas mon angoisse. Je décide donc de suivre docilement mes geôliers. Ils m'escortent à travers les couloirs de cet immeuble de centre-ville. Nous ne croisons personne et nos pas résonnent lugubrement sur le carrelage abîmé. Des bruits de conversations animées me parviennent de plus en plus fort au fur et à mesure que nous descendons les trois étages qui nous séparent du rez-de-chaussée. Nous rejoignons ce qui semble être le lieu de commandement de ce camp. Ici, des individus travaillent derrière des bureaux, penchés sur des registres divers remplis à la main, ou des plans. D'autres discutent autour d'une boisson chaude. Et pour compléter le tableau, j'attarde mon regard sur des gens en tenue de civils formant des files d'attente, pour être reçus par un responsable quelconque, j'imagine. Il faut plusieurs secondes pour que mon entrée soit remarquée, mais lorsque c'est le cas, un silence étouffant ne tarde pas à s'abattre sur les lieux comme une chappe de plomb. Une cinquantaine de Brasiliens me dévisage et je me sens rougir de gêne et de colère. Marre d'être considérée comme une bête de foire. Tout ce que je veux, c'est retrouver mes amis et mon chéri. C'est étrange de penser à Kalen en ces termes, mais c'est bien ce qu'il est : mon compagnon. Je continue de suivre le duo jusqu'à une pièce plus petite. Ils m'invitent alors à m'assoir dans le fauteuil face au bureau, puis se positionnent de chaque côté de la porte comme des sentinelles.
— On attend qui ? demandé-je.
— Eduardo Meneses, le maire du campo Felicidad. C'est lui qui procède aux interrogatoires. Il prend une pause et un café.
— Et moi, je n'y ai pas le droit ? bougonné-je.
— Bien sûr que si, répond une voix grave aux « r » roulants.
Je me retourne et vois arriver un grand type trapu au crâne chauve et ruisselant de transpiration. Beurk. Ceci dit, je masque mon dégoût, car ce dernier à la délicatesse de me tendre un gobelet fumant. Je porte la boisson à mes lèvres. Du vrai café ! Je n'en ai pas bu depuis... six ans. Bon sang que c'est bon ! Je remercie l'homme qui se présente immédiatement. Comme je l'ai deviné, il s'agit de ce fameux Eduardo Meneses, l'homme à la tête de camp de la Félicité. Je m'empresse de lui demander des nouvelles de Kalen et des autres.
— Vos amis sont en sécurité, vous allez pouvoir les rejoindre très bientôt. Quant aux aliens qui sont arrivés avec vous, ils sont retournés à l'isolement après leurs interrogatoires, juste pour la durée de notre petite discussion. Kalen... je sais qu'il est important pour vous. Ce bougre n'a pas aimé le café, vous auriez vu sa tête !
Je regarde Meneses s'esclaffer en ravalant une grimace. Mais mon manque d'enthousiasme doit se voir comme le nez au milieu de la figure. Mon interlocuteur retrouve son sérieux.
— Je pensais que ça vous aurait amusé, me dit-il en fronçant les sourcils.
— Je n'aime pas beaucoup le terme alien pour désigner les selcyns. Ils sont à présent humains. Biologiquement parlant.
— Humains ! On voit que c'est un docteur qui parle, car seul un scientifique peut penser ainsi.
— Monsieur Meneses, si une sorcière débarque et décide de vous transformer en chat, vous devenez biologiquement un chat, que vous vous sentiez humain ou non.
Ce type me court sur le haricot. Je le vois froncer davantage les sourcils : mon histoire de sorcière ne lui parle pas beaucoup (Malyan serait confortée dans l'idée que je suis obsédée par les chats). Ou bien il attend que je sorte ma baguette magique. Je m'apprête à poursuivre mon argumentaire, mais il est plus rapide à reprendre la parole.
— Mademoiselle Ferrat, entretenez-vous des relations intimes avec cet humain selcyn ?
J'ouvre la bouche, abasourdie par la brutalité de cette demande. Meneses attaque direct, sans préliminaire (et sans lubrifiant, dirait Mei). Devant ma mine défaite, il poursuit :
— Oh, j'oubliais : l'interrogatoire a débuté. Votre version des faits sera comparée à celles de vos amis. Je répète ma question. Quel genre de relation entretenez-vous avec Kalen de Selcyon ?
— Je ne pense pas que cette information vous sauvera d'un bombardement nucléaire ou d'un tir de rayon noir, marmonné-je, furieuse. Mais si vous tenez vraiment à satisfaire votre curiosité perverse, Kalen et moi avons une relation sentimentale.
— Vous l'aimez, donc, résume-t-il, étonnamment peu surpris.
— Oui, je l'aime.
— Je ne peux pas vous cacher que je trouve cette situation... perturbante. Mais il vous aime aussi. Si cela peut vous rassurer, vos sept témoignages vont en ce sens.
Je n'arrive pas à savoir si je hais ce type ou non. Il est agaçant, mais j'apprécie qu'il se soit donné la peine de me donner ces précisions.
— Je... Je veux revoir Kalen et mes amis, bégayé-je, la gorge serrée.
— Tout va bien se passer, Lyna. Je ne suis pas votre ennemi. Je suis navré que vous ayez cru le contraire. Voulez-vous bien me raconter votre histoire depuis le début ? En étant le plus précise possible. Nous avons du temps, du café et de la brioche.
Je souris faiblement à l'évocation de cette viennoiserie, et réalise à cette occasion que des larmes ruissellent sur mes joues. Je renifle de façon peu élégante et commence mon récit depuis le tout début. Ma vie a basculé le jour où un selcyn grièvement blessé est arrivé à Faraday-4, sous les ordres de Lee. J'évoque, sans masquer mon dégoût, les examens et tests que j'ai dû lui faire passer. Puis j'enchaîne, inarrêtable : l'attaque et la destruction de la base par les hommes de Kalen, venus pour le libérer, la vie à Hanoï et mon enlèvement. Après une hésitation, je parle du projet couveuse et de la véritable raison de ma détention à Tavira. J'ai le cœur lourd, mais je poursuis en racontant comment mes relations avec les selcyns ont évolué. Les cadeaux de Kalen, les discussions avec Sayan, les cours de boxe de Terk, et la protection de Jafro. Mon Dieu, ces deux derniers ne sont plus de ce monde et les évoquer réveille ma culpabilité.
Je continue tout de même mon récit. Prise dans mes souvenirs, je n'omets rien, pas même le voyage surprise à Amsterdam que Kalen m'a concocté. Cependant, prise entre mon attachement pour les selcyns et l'horreur que m'inspirait le projet couveuse, j'avoue honteusement que j'ai choisi de fuir. Meneses ne semble pas me juger. Pourtant, mon cœur se serre, car je dois maintenant expliquer les conséquences désastreuses de ce choix : la destruction de Tavira et mon retour dans une base Faraday, à Alger cette fois-ci. Je m'enfonce un peu plus dans la noirceur en relatant le traitement que m'a infligé Lee pour me faire parler, les révélations sur ses projets destructeurs et sur la haine qu'il ressent pour les habitants de l'hémisphère sud. Cela m'amène à donner la vraie version de l'assassinat d'Hassan, au moment de ma libération par Kalen, Jafro, Sayan et Jofen.
— Nous pouvons faire une pause, docteur Ferrat, me suggère Meneses avec bienveillance.
— Non, je veux en finir au plus vite pour retrouver mes amis.
Il acquiesce en souriant. Je poursuis donc avec notre fuite jusqu'à Chicago et notre capture lorsque nous avons décidé de briser la protection radar pour avertir le Grand Consul du bombardement imminent de Bleiselcyon. J'achève mon monologue en reprenant les évènements qui ont animé ma captivité sur Cassy-1 : la rébellion, nos nouveaux alliés, les machinations du Grand Consul, notre évasion en deux temps, la blessure de Malyan et la possibilité que Cassy-1 se pose sur Terre suite à un sabotage.
Je termine en expliquant notre volonté d'avertir le Maréchal Silva afin de contrer les menaces des onze Faraday de Muzhi, et de nous allier aux rebelles selcyns pour neutraliser celles du Grand Consul.
Je bois une grande rasade d'eau pour apaiser ma gorge si sèche d'avoir trop parlé. Meneses me tend une autre tranche de brioche, mais je n'ai finalement plus faim. J'ai hâte de sentir les bras de Kalen autour de ma taille.
— Nous allons vous conduire à lui, me dit le maire d'une voix douce. Je ne peux vous offrir meilleur accueil au sein du campo, mais dès demain, vous serez transféré à Faraday-51 et vous retrouverez le reste de vos amis. Je me porterai garant de votre bonne foi auprès du Maréchal. Mais je ne peux vous assurer de son soutien.
Je hoche la tête et aussitôt, les deux Brasiliens encore postés à la porte s'avancent vers moi. Je me lève péniblement, prise de maux de tête. Alors que je m'éloigne, Meneses me rappelle. Je me tourne vers lui.
— Lyna, la situation va s'arranger. Ne perdez pas espoir. Mais restez prudente, votre couple ne sera pas vu d'un bon œil.
Je bredouille un remerciement et me mets en route.