Longtemps le destin les unit
Par monts et cavernes de pierre,
Prisons de fer, portes de nuit
Et sombres forêts sans matin.
Les Mers alors les séparèrent,
Mais la Pitié les réunit;
Au temps jadis ils trépassèrent
Chantant dans les bois sans chagrin.
J.R.R Tolkien - Le Seigneur des Anneaux
J'arrêtai de caresser les cheveux d'Hélios pour le dévisager, interdite.
-Grâce à elle ? Comment ça ?
-Elle m'a dit de te dire qu'elle était désolée, qu'elle t'aimait.
Je serrai les poings, et me mordis l'intérieur de la bouche, m'empêchant ainsi de pleurer.
-Elle s'en voulait terriblement pour ce qui est arrivé, Morgan aussi. Pour la destruction d'Aviam.
Il s'arrêta alors, incapable d'en dire davantage. Je le vis fermer les yeux et essayer de se ressaisir. La destruction de la capitale d'Émeraude avait été une boucherie sans nom. Un énième crime dont la Tour s'était rendue coupable.
-Elle s'en voulait également pour ce qu'elle t'avait fait. Ils voulaient se racheter, elle voulait que tu lui pardonnes. Lorsque je suis venu lui demander des informations pour entrer dans la Tour, et que je lui ai exposé mon plan pour te faire sortir de cet enfer, elle n'a pas hésité une seule seconde. Iris savait comment s'approcher au plus près de la Tour.
Je ne savais pas qu'Iris en savait autant sur la Tour. Avait-elle appris tout ça après ma fuite ou bien savait-elle depuis toujours des dizaines de choses dont j'ignorais l'existence ?
-Elle m'a envoyé vers les bonnes personnes, m'a expliqué comment fonctionnait la Tour, les souterrains, mais surtout, elle m'a dit que ma meilleure chance de réussir mon entreprise était Galaad.
Le choc du clairement se lire sur mon visage, car Seth me dévisageait attentivement.
-Iris savait que Galaad m'aiderait ?
-Je ne dirais pas qu'elle le savait, mais elle s'en doutait. Elle disait qu'il était prêt à tout pour toi, que même s'il était fou, sa folie pouvait être un avantage.
-Il m'aime, soufflai-je.
Il hocha la tête, hésitant.
-C'est ce qu'elle m'a dit, j'ai eu du mal à la croire au début, mais elle m'a beaucoup parlé de toi, de lui, de vous. J'ai choisi de la croire, pour toi. Parce que si tu l'as un jour considéré comme ta meilleure amie, ton ancre, c'était qu'elle en valait la peine. Malgré ce qu'elle avait fait. Elle m'a donc dit que Galaad ferait n'importe quoi pour éviter qu'Ayaan...
-Me possède, complétai-je, d'une voix blanche.
-Oui. Grâce à Iris, j'ai pu approcher la Tour et me faire arrêter très rapidement, et dès mon arrivée en prison, j'ai demandé chaque jour à rencontrer Galaad Eléazar. Un jour, il est venu me trouver... Tu connais la suite.
-Où sont-ils, à présent ? Iris et Morgan ?
-Auprès des Joyaux d'Émeraude. Sous bonne garde, mais bien traités.
-Tu veux dire qu'ils sont sur le campement ? Près du champ de bataille ? m'écriai-je.
La seule idée d'imaginer mon amie entourée de soldats Diamants me donnait la nausée.
-Ce sont des prisonniers de guerre avant tout, Era.
-Pourront-ils être relâchés ?
-Quand tout sera fini, oui.
-Ils ne seront pas jugés pour les morts qu'ils ont causés, n'est-ce pas ?
Ses yeux s'obscurcirent.
-Ils devraient.
-Mais tu ne le feras pas ?
-Si tu me demandes de les laisser libres, je le ferai. Je tiens la Tour et Ayaan Malkam en responsables principales de ce massacre.
-L'as-tu rencontré ?
Inutile de préciser qui, il savait très bien de qui je voulais parler.
Ses yeux se posèrent à nouveau sur Hélios, pensifs.
-Je l'ai rencontré, oui.
-Charmant, n'est-ce pas ? ironisai-je, tout en allant coucher Hélios, mais malgré tout inquiète de ce qu'il allait dire.
Il eut un sourire en coin.
-Un vrai gentleman.
-Je me dis parfois qu'il vaudrait mieux qu'Hélios ne rencontre plus jamais son père.
-Parfois, fit-il, je me demande comment tu as fait pour survivre au milieu de tous ces loups.
Je ris.
-Peut-être que j'en suis moi aussi un...
Il sourit.
-Je ne crois pas. Avant qu'elle ne parte, Elina m'a dit que tu lui avais confié un jour que tu aurais aimé avoir une relation comme celle que nous avons nous, les Joyaux d'Émeraude...
-Elina devrait apprendre à tenir sa langue.
Il rit.
-C'est vrai, je te l'accorde. Tu l'as déjà, tu sais. (Il me prit la main.) Tu as des gens qui t'aiment partout dans ce monde. Ici, en Nation d'Argent, dans la Tour, en Nation d'Émeraude. Tu es aimée, Era. Ta mère, ton frère, Iris, même Galaad, Gabriel, Elina, Raphaël, Myriam, Clara, Néhora et moi. Tu n'as jamais été seule.
-Je doute que Néhora m'aime, ricanai-je.
-Tu te trompes. Elle t'apprécie. Même si elle ne l'avouerait pour rien au monde. Tout comme ce fut mon cas, un jour.
Je ris, puis je vis l'expression sérieuse de son visage.
Il approcha son visage du mien.
-Je t'ai dit un jour que mon épée était vôtre à ton enfant et à toi. J'ai dit que ton fils serait le mien. Je réitère mes vœux.
Il se mit à genoux face à moi.
-Aussi désuet que cet usage puisse paraitre, Era Eléazar, je souhaite t'offrir tout ce que je possède. Mon épée, mon bouclier, ma famille et mes amis, mon cœur et ma Nation. Je t'aime. Que ton prénom soit Lévana ou bien Era, que ton nom soit Eléazar ou Sildek. Que tu sois courageuse ou lâche, que tu sois une domestique ou une reine, une Souffleuse de Rêve ou une Ivoirienne, une alliée ou une ennemie.
Il se remit debout et prit mes mains dans les siennes.
-Si tel est ton désir, j'aimerai et j'élèverai Hélios Eléazar, fils d'Era Eléazar et d'Ayaan Malkam, Prince de la Tour d'Ivoire et Prince d'Argent, fils du ciel, des lignées ancestrales, et fils adoptif de la terre. Dès aujourd'hui, j'en fais officiellement un Prince de la Nation d'Émeraude, avec les titres, le respect, et la protection que cela engendre.
Il colla son front contre le mien.
-Je sais que tu ne veux pas devenir ma reine, alors je ne te ferai pas l'affront de te demander ta main et de te forcer à choisir. Il n'y a aucun choix, seulement celui que tu feras, toi. Mais je serai là, maintenant, pendant cette guerre, et à l'aube de ce Nouveau Monde que nous pourrons créer ensemble. Tu seras alors peut-être Reine d'Ivoire, ou Reine d'Argent, ou Reine d'Émeraude, que sais-je, mais quoi qu'il arrive, je serai à tes côtés.
-Et je serai du tien, soufflai-je. Je n'ai pas encore trouvé ma place ni dans ce monde, et encore moins dans celui qui viendra, mais celle auprès de toi, je sais que je la chérirai à jamais. C'est auprès de toi que mon âme réside, et rien ne pourra changer cela.
Je l'embrassai.
-Quand tout ceci sera fini, nous trouverons un moyen d'être ensemble, murmurai-je. Toi, Hélios et moi. Nous trouverons.
Les choses seraient compliquées. Il était roi, et moi ... moi je ne savais pas où était ma place.
-Pour toi... Pour toi, Seth, j'accepterai de devenir reine. Je t'aime plus que tout le reste. Plus que mes idéaux.
Plus que la liberté.
Lorsque je compris cela, quelque chose céda en moi. Un dernier verrou. Une dernière peur. J'avais tout sacrifié pour ma liberté, mise à part Hélios, j'avais tout risqué. J'avais refusé d'épouser Seth et de devenir sa reine parce que c'était le destin que j'avais fui dans la Tour. Mais Seth n'était pas Ayaan. Pas seulement au niveau du tempérament, pas seulement parce que Seth n'attenterait jamais à mes libertés, mais parce que j'aimais Seth. Je l'aimais vraiment. Je l'aimais tellement que j'étais prête à perdre tout ce que j'avais pour vivre à ses côtés. J'étais même prête à vivre en cage. Cette constatation me fit autant frissonner de plaisir que de peur. Je compris alors pourquoi l'amour pouvait autant conduire au bonheur qu'à la mort et à la tristesse. Je compris Séraphina Malkam pour la première fois de ma vie.
Seulement, Seth Sarkis n'avait rien en commun avec Melech Malkam.
-Jamais, me souffla-t-il à l'oreille, comme s'il avait lu dans mes pensées. Tu es et tu resteras libre. Tu l'as toi-même dit, nous trouverons une solution. Mais pour l'instant...
Il sourit contre ma peau.
-Aimons-nous, Era, aimons-nous jusqu'à ce que la guerre cesse.
Je ne saurais dire à quel moment je reposais Hélios dans son berceau, ni quand nous basculâmes sur le lit, ni à quel moment nous retrouvâmes nus l'un contre l'autre. Je ne me souvenais que de son visage, son sourire, ses mots, sa peau contre la mienne, son odeur et ses caresses. Des caresses qui nous firent tout deux oublier que nous nous trouvions au beau milieu d'une guerre que nous étions probablement condamnés à perdre, et que le futur roi de la Tour dormait dans la pièce à côté.
Je fus heureuse de pouvoir l'aimer enfin en tant que Era Eléazar, de voir l'amour dans ses yeux en sachant qu'il ne regardait pas Lévana, mais Era. Cette nuit effaça celle que j'avais passé avec Ayaan des mois auparavant. Cette nuit fut plus belle, elle fut vraie. Plus de faux semblants, plus de mensonges, rien que lui et moi, sans masques, sans artifices, sans couronnes et sans Nations.
Je lui murmurais mon amour, le manque de sa présence ces derniers mois. Il souffla l'espoir dans mes cheveux et embrassa mon corps de sa force. Dans ses bras, j'acceptais de devenir sa femme, à lui Seth Sarkis, l'homme, non le roi. Et lui devint mon mari, à moi, Era Eléazar, la femme, et non la reine déchue.
Le reste n'avait pas d'importance et n'en aura jamais.