François était prêt à déverser des tonnes de lignes et de livres sur la planète, mais il ne savait pas quoi écrire ! C'était le fameux "syndrome de la page blanche" ! Le trou noir ! Il n'avait même pas de stylo ! Il n'écrivait plus depuis longtemps ! Il ne faisait plus que lire !
Au fond d'un tiroir il retrouva un vieux stylo bille tout machouillé qui datait du lycée.
Le retrouver lui procura les sensations de cette époque bénie où apprendre, s'instruire et s'occuper l'esprit l'emplissaient de joie ! mais c'était aussi l'époque de son mal-être familial, de son agoraphobie, de sa profonde dépression, et de son manque d'ami et d'amour. C'était l'époque où il s'enfermait dans sa forteresse froide de sa solitude.
Écrire lui ferait tendre la main vers les autres. Il toucherait enfin le monde de sa plume magique ! Mais à distance, de loin, sans s'impliquer dans des relations humaines complexes, tordues et destructrices.
Écrire...
Mais écrire sur quoi ? Il ne voyait pas encore la lumière au bout de son tunnel. Alors il voulait y percer des petits trous sur les côtés pour la laisser y entrer.
Il voulait tout essayer, tout tenter, se frotter à tous les styles, pour trouver SON style !
Il ne voulait pas suivre qu'une seule piste mais se lancer sur toutes les pistes en même temps !
Son appétit démesuré de lecteur se retrouvait dans l'écriture !
L'encre allait couler ! Et les petits ruisseaux bleus de ses textes allaient donner de grands océans ! Des vaguelettes de ses poèmes jailliraient des vagues puissantes !
Il se sentait omnipotent, invincible, intouchable.
Il était le chevalier.
Sa plume était son épée.
Et il allait atteindre le monde
en plein coeur
Comme le dragon immonde
De ses peurs.
Il était prêt et armé.
La stratégie d'attaque était réfléchie. Il allait procéder par ordre. Il lista d'abord les différents genres littéraires.
Il voulut s'essayer à chacun, un peu comme sur un stand de tir où l'on peut essayer différentes armes pour voir celle qui nous correspond le mieux.
Il réfléchit à tous les genres qui existaient.
— C'est tellement vaste le choix d'un écrivain ! Tant de sujets, de styles, de paysages et d'époques possibles ! Se disait François qui voyait tournoyer devant ses yeux tous les romans qui l'avaient marqué.
Le roman policier était son premier amour, mais tout ce suspense revécu l'empêchait de trier et dans sa tête tout se bousculait et se mélangeait !
Poirot et Holmes enquêtaient dans Le Nom de La Rose ! Les Dix Petits Nègres montaient Les 39 Marches ! Et Maigret trainait dans Écho Park !
Il se sentait perdu dès ses premières réflexions !
Il se tourna vers le roman d'amour. Il repassa alors dans sa tête toutes les aventures amoureuses qu'il a vécues par le biais de ses livres ! Et Dieu sait s'il s'en souvient ! Mais là encore ses souvenirs se bousculaient et l'émotion était encore au rendez vous ! De ce fait il voyait Anna Karenine volant la vedette à Juliette, Cyrano de Bergerac écrire à Yseult, et La Dame aux Camelias être une figurante des Liaisons Dangereuses !
Ses émotions l'emportaient. Il était submergé de frissons et de larmes.
Sa petite voix reprit les commandes de cette âme à la dérive et lui chuchota :
— Essaye le roman d'aventures !
— Oui ! répondit-il ! Je vais réfléchir à ça !
Et à nouveau le voilà sombrer dans d'affreux délires de mélange et de confusion : Tarzan passait de liane en liane sur L'Île au trésor, Michel Strogoff partait pour un voyage de 80 jours autour du monde, Croc Blanc répondait à l'Appel de la Forêt et Robinson Crusoe trouvait l'Atlantide !
C'était fou ! Tout se retrouvait sens dessus dessous quand il voulait repenser à tous ces chefs d'œuvres. Rien n'était à sa place dans sa tête. Passer d'une œuvre à l'autre lui donnait le tournis à tel point qu'il se sentait comme le narrateur de la Recherche où quand, dans un demi sommeil, au moment où les paupières sont encore closes, l'esprit virevolte et ressent tout ce qui gravite autour de lui, et où les lieux et les époques, auparavant si chronologiques, tournoyaient dans son esprit, à la différence que chez Proust, tout était organisé et construit.
Bref il était perdu. Tout ce qu'il avait lu n'était plus que de la poussière inexploitable, insondable, inutilisable.
Ses amis les livres ne l'aidaient pas. Il était désespéré. Il fallait qu'il trouve tout seul quoi écrire et aussi comment l'écrire !
Et sans ses livres, il était livré à lui-même !