19 août 2289 - Cassy-1
Quand Mei est revenue, nous n'avons rien osé lui demander. Elle était si fatiguée qu'elle a sombré dans le sommeil quasiment instantanément. Puis Varely a débarqué quelques heures plus tard, réveillant tous les dormeurs, moi incluse. Le Grand Consul avait urgemment besoin des talents de traductrice de Mei. La pauvre a bien lancé quelques insultes, mais elle a obtempéré. En revanche, malgré notre insistance, aucun de nous n'a pu l'accompagner. Et la voici enfin de retour, avec des valises sous les yeux. Allongée en étoile de mer sur le matelas, elle fixe le plafond tandis que Sam lui caresse un bras. J'attends sans rien dire, dans les bras de Kalen. C'est Mei qui rompt le calme de la pièce.
— Muzhi possède deux têtes nucléaires supplémentaires, déclare-t-elle d'une voix lointaine. Dont une super massive capable de rayer toute une nation de la carte. Du moins, c'est ce qu'il a dit à ses généraux. Ah, et il s'est proclamé Maréchal. Enfin, on s'en fiche. Je peux me proclamer reine des licornes si je veux.
— Je sens que c'est de l'humour, émet prudemment Jofen.
— Oui, tu as raison, c'est de l'humour, lui sourit Mei.
— Autre chose à nous divulguer, Majesté ? demandé-je en m'inclinant.
— Ouais... une sacrée mauvaise nouvelle.
— Oh, tu sais, on commence à avoir l'habitude, marmonne Sayan.
— Muzhi a déjà choisi la cible de sa première bombe. En revanche, il a longuement hésité pour la super massive. S'il pensait dans un premier temps la destiner aux selcyns, il a à présent un doute. Il sait ses ennemis faillibles, il les a vu fuir la Terre et semble ignorer que nous ne sommes pas si loin. Alors, ce n'est pas dit clairement, mais je crois qu'il envisage sérieusement de détruire l'Afrique Réunifiée, du moins en grande partie.
— Tu plaisantes ! s'écrie Sam. Qu'est-ce qu'on lui a fait à ce crétin ?
— Muzhi veut être le héros de cette planète. Celui qui la sauvera, celui qui la dirigera. Il sait que la supériorité technologique de l'Afrique sera un frein.
— Et l'Amérisud ? questionné-je.
— Dans une moindre mesure, ils suivront l'Asie après la destruction de l'Afrique.
— Attends un peu, la coupe Kalen. Ce Muzhi pense que tous les selcyns qui ont fui Bleiselcyon sont partis définitivement de la Terre ?
— C'est l'impression que ça donne. Il pense sa victoire proche, et donc s'interroge sur la possibilité d'utiliser son arme la plus puissante sur ses rivales.
— Ce type est stupide, en conclut Sayan.
— Comment imaginer qu'un vaisseau de la taille d'une mégalopole pouvant abriter plusieurs millions d'individus stationne à proximité de la Terre ? le contré-je. Depuis le Grand Chaos, nous n'avons plus nos satellites. Seuls quelques drones orbitaux ont pu être renvoyés pour assurer le minimum en termes de communication. Les terriens ne savent absolument rien de l'existence de Cassy-1.
— Il y a autre chose, soupire Mei. Carotte Man a ordonné des attaques de bases africaines en représailles du bombardement de Bleiselcyon, en sachant pertinemment que les fautifs sont en Asie. Ça a bien énervé les potes à Sam.
— Tous les Africains ne sont pas mes potes ! grommèle la lieutenante.
— Mouais. Enfin le résultat, c'est que les humains commencent à se déchirer. Hémisphère nord contre hémisphère sud. Bonjour l'ambiance. Et ça rajoute du crédit aux envies meurtrières de Muzhi.
— D'un côté, nous avons Muzhi prêt à détruire la plus puissante nation humaine pour dominer le nouveau monde, résumé-je. Et, de l'autre, c'est Carotte Man qui meurt d'envie d'exploser la Terre pour tous nous tuer, sans distinction ethnique.
— Et au sein même des selcyns, une rébellion se prépare, rajoute Jofen. Le Grand Car... Consul est sur le point de se faire assassiner.
— Par nous, rajoute Kalen, dépité.
— Tiens, c'est marrant que tu évoques ta carrière de meurtrier, fait Mei en se relevant. Justement, Faraday-23 est persuadé que c'est toi qui a tué Hassan.
Mon selcyn préféré contracte ses mâchoires et ses poings.
— Je leur expliquerai, le rassure Sam. Ils me croiront, je suis sa belle-fille. L'acte de Lee et Gatien ne peut pas rester impuni, je ne le permettrais pas.
— Si on sort d'ici un jour, grogne Jofen.
— En effet, fait Kalen, toujours aussi tendu. Mei, tu dis que Muzhi a déjà choisi sa cible pour la prochaine attaque. La connais-tu ?
— Oui, la prochaine bombe visera une grande base d'Europe de l'Est, proche de Budapest, si j'ai bien compris. Je ne sais même pas où ça se trouve exactement.
— Budapest ! m'exclamé-je. En plein dans la zone de repli des populations européennes chassées par les selcyns. Mei, mes parents sont peut-être là-bas !
— Il y a aussi Tchùblei, la petite ombre, rajoute Kalen. Deuxième plus grande cité selcyne sur Terre.
— T'inquiète, Carotte Man fait évacuer ta cité par les tunnels, l'informe Mei. Par contre, il n'a clairement pas l'intention d'informer les villes terriennes de survivants qui se situent à proximité.
— Quand doit avoir lieu ce bombardement, demande Kalen.
— Le vingt août à vingt heures.
— Et nous sommes ?
— Aucune idée.
J'ai la soudaine sensation que ma vie n'est pas réelle, que ce n'est qu'un vaste cauchemar sans fin. C'est vrai, comment a-t-on pu se retrouver dans une mouise pareille ? J'ai l'impression que je suis sur le point de vivre la fin du monde, la fin de l'humanité. Je ne peux pas l'admettre. Ma tête se met à tourner. Je sens Kalen raffermir sa prise autour de ma taille. Lui est bien réel, il est ma bouée de sauvetage. Et pourtant, malgré notre proximité forcée, nous avons bien du mal à communiquer sur nos sentiments. Ai-je un avenir avec cet homme hors norme ? Est-ce que je ne me fais pas du mal à m'accrocher à lui ? Ai-je un avenir, tout court ? Le froid et le chaud se livrent alors une bataille sans pitié dans mon corps. Prise de vertiges, je me mets à transpirer et ma vision devient trouble.
Je sens de l'eau sur mon front, j'entends les voix de mes amis se mêler dans une étrange cacophonie. Ils me regardent avec inquiétude. Et la douleur. Je prends conscience que je meurs de faim. Littéralement. Je grignote péniblement le gjustre que Kalen m'enfourne dans la bouche. Après deux bouchées, je n'en peux plus. Je vide deux verres d'eau et cale ma tête entre mes genoux pliés.
— Ça va mieux, Chaton ? me demande Kalen.
— Oui, c'était juste un petit coup de mou.
— Tu es encore bien pâle, constate-t-il en fronçant les sourcils.
— Ton rythme cardiaque a brutalement ralenti, analyse Jofen. Je mettrai mon pied à couper que ta tension s'est également effondrée.
— La main, chuchote Mei. La main à couper.
— Ton teint suggère également des carences, malgré une alimentation basée sur des gjustres, continue Sayan. Je pense que tu ne manges pas en quantité suffisante et que la faim, combinée au stress et à l'enfermement, met ton corps à rude épreuve.
— Merci, Sayan, je suis médecin, je te rappelle.
— Alors, mange ! s'exclame Kalen en me remettant l'horrible biscuit sous le nez.
Cette fois, je ne peux retenir un haut de cœur. Mon selcyn n'insiste pas. Mei et lui me caressent le dos. Je me sens un peu mieux. Mais Sayan a raison, je souffre du stress, et de l'enfermement. Purée de chiotte, mais combien de temps va-t-il falloir à Ranissa pour trouver ce fichu bracelet donnant accès aux vaisseaux d'évacuation ! L'univers semble, pour une fois, sensible à ma détresse, puisque c'est à ce moment-là que la porte se met à coulisser. Et Varely apparait avec sa sœur, Malyan. Le visage de cette dernière est éclairé par un large sourire, contrairement à celui de son frère qui semble légèrement préoccupé.
— Kalen ! minaude Pocahontas en lissant son haut gris. Sayan, Jofen, mesdames les hum... terriennes. Je viens vous apporter de bonnes nouvelles !
— Enfin ! soupire Sam. Nous en avons plus que besoin.
— Ranissa a réussi à se procurer un bracelet de sécurité, nous allons pouvoir passer à l'étape suivante de son plan.
— Pourquoi n'est-elle pas là pour nous en parler ? demandé-je.
— Elle a pris beaucoup de risques ! s'énerve alors Varely. Bien trop, selon moi ! Elle se met en danger constamment ! Elle est maintenant obligée de faire profil bas. Les rumeurs enflent. Quoi que vous fassiez, il faut le faire vite, mais en attendant, je me suis assuré de la sécurité de Rany en la cachant en lieu sûr.
— Mon frère est amoureux, sourit Malyan.
— Tais-toi, ce que tu dis n'a aucun sens.
— Au contraire ! renchérit la grande brune. Ici, sur Cassy-1, la séparation des castes n'est plus aussi rigide. Et les terriens nous ont laissé entrevoir une autre façon de fonctionner, de vivre ensemble. Oh, tout n'est pas à prendre chez cette race belliqueuse...
— Hey ! s'indigne Mei.
— ... mais plus les années passent, et plus les interactions sociales se multiplient. Les selcyns découvrent l'amitié, l'amour...
— La colère, la déception, poursuit Varely. La peur, la solitude...
— Waouh, marmonné-je. Je rajouterai la dépression.
— Nous sommes comme des enfants qui découvrent une nouvelle façon de voir le monde, conclut Malyan.
— À moins que la mémoire génétique soit une réalité, marmonné-je.
— Qu'est-ce que c'est ? me demande Sayan.
— Plus tard, revenons à notre problème, se renfrogne le Borl. Si les informations traduites par Mei sont exactes, une nouvelle bombe à énergie atomique va tomber dans vingt-deux heures terriennes sur Tchùblei.
— Vingt-deux heures ! nous exclamons-nous en chœur.
— Goharin et le Grand Consul vont convoquer trois d'entre vous pour assister à ce désastre. Kalen, Jofen et la traductrice.
— Elle s'appelle Mei, grogne le frère de K.
— Oui. Pendant ce temps, Sayan, et les deux autres... euh... Lila et Sam...
— Lyna, lui chuchote sa sœur.
— Oui... et bien vous serez libérés et emmenés aux vaisseaux d'évacuation pour y patienter. Kalen, Jofen, des soldats de la rébellion appuieront votre tentative de neutralisation du Grand Consul, à condition que vous parveniez à déverrouiller l'accès aux quartiers du pouvoir. Je suis hacker à mes heures perdues, je vous laisserai la procédure à suivre pour désactiver la sécurité, au cas où je ne puisse pas vous aider.
— Les meilleurs des hackers, renchérit Malyan.
— Le Grand Consul ne doit pas survivre, poursuit son frère. Quand il sera mort, vous rejoindrez Sam, Sayan et Lyna.
— Pourquoi ne pas le tuer vous-même, interroge Kalen avec méfiance.
— Si vous parvenez à nous ouvrir les accès, nous nous ferons un plaisir de lui donner la mort. Le Consul est méfiant, il ne laisse que la première garde l'approcher, explique Varely. J'en fais partie, mais je peux vous assurer que vous ne trouverez aucun autre allié de ce côté-là. La place est trop belle pour risquer de la perdre.
— Alors, pourquoi trahir ? demande Sayan.
— Pour Ranissa, crions-nous, Sam, Mei et moi.
— Pour Ranissa, confirme le selcyn. Je tremble pour elle, et pour Malyan. Mais elles ne sont pas les seules raisons. Je ne suis pas aveugle, je sens bien que le monde change. Nos femmes sont d'un courage exceptionnel. Maintenant, rien ne me paraît plus évident. Le sort est injuste.
Le grand asiatique aux cheveux courts marque une pause. Après avoir pris une grande inspiration, il reprend la parole du bout des lèvres, comme si chaque mot lui coûtait.
— Et je vous vois, tous les six. La guerre avec les humains... terriens est stupide. Je ne suis pas sûr, mais peut-être que... aucune importance, nous devons mettre fin à l'oppression du Grand Consul et à ces bombardements. Nous verrons après ce que nous ferons pour mettre en place une paix durable.
— C'est donc demain que tout va se jouer, murmure Sam, songeuse.
— En effet, confirme le Borl. Demain, vous mourrez ou vous gagnerez votre liberté, et la nôtre.