Sur le trajet menant à notre cellule, nous avons croisé des selcyns en planches à roulettes électriques, ou un truc qui y ressemble. Un tel gadget n'aurait pas été de refus étant donné les distances à parcourir pour nous rendre d'un point à un autre. Mon corps épuisé par le manque de sommeil et l'angoisse avance laborieusement et sans le soutien de Kalen, je me serais effondrée au milieu du couloir. Après trente minutes de marche militaire, nous arrivons enfin. Ici, les couloirs sont ocres et les portes toujours aussi blanches.
La paroi coulisse lentement et nous dévoile une pièce d'environ vingt mètres carrés. Comme dans les appartements que j'ai pu occuper, une longue et fine table métallique s'étire sur un pan de mur crème. Quatre sièges lui font face. Deux couchettes sont encastrées à même le sol, elles me paraissent un peu étroites pour accueillir trois dormeurs chacune. Sur le mur du fond, pas de baie vitrée donnant accès à une vue à couper le souffle comme à Tavira ou à Lausanne. Non. La paroi est totalement opaque et supporte une de leurs toilettes bizarroïdes. Là, en plein milieu. À la vue de tous. Je repère également un robinet mural, et un pommeau de douche surplombant un carré au sol légèrement creusé pour l'évacuation. À ma plus grande surprise, une femme de type amérindien d'une trentaine d'années est présente sur place. Elle est magnifique. À genoux, elle frotte avec un grand chiffon le pourtour d'un des deux lits. Ses longs cheveux noirs traînent négligemment au sol. Elle nous remarque à peine, mettant un entrain inapproprié à sa tâche. Je constate que sa main tremble légèrement. La selcyne est plutôt petite et mince. Tout comme Houlm, elle ne semble pas avoir eu le droit aux séances fortifiantes de flaster, ni aux entraînements physiques. Comme toutes les femmes, elle appartient à la caste des domestiques. Je serre les poings, révoltée par cette société qui cultive le contraste entre technologies extraordinaires et mentalités arriérées.
— Malyan, fait Varely d'une voix douce. Les prisonniers sont là. Tu dois rejoindre ta prochaine mission.
— Pardonne-moi, répond-elle en se relevant. J'ai du retard sur mon planning. Tu ne me dénonceras pas ?
— Évidemment que non, mais nous ne sommes pas censés nous croiser, rétorque notre garde avant de nous désigner du menton. Et plus encore, tu ne dois pas les croiser, eux.
— Toutes mes excuses, je pars de ce pas.
Abasourdie par cet échange, je regarde la grande brune s'éloigner d'un pas pressé. Je vois distinctement sa main glisser brièvement dans celle de Varely, lui laissant un papier entre les doigts. Ce dernier s'empresse de resserrer son poing dessus, pour le faire disparaître dans sa paume. Mais je comprends à son regard qu'il sait que je l'ai vu. Sans un mot, il disparaît derrière la porte coulissante. Dans mon cerveau, une alarme se met en route. Manifestement, ces deux selcyns transgressent les lois du Consul. Cela en fait-il de potentiels alliés pour nous ?
Mei se laisse tomber sur une couchette, et Sam la suit rapidement. Sayan et Jofen vont s'assoir en silence. Je reste plantée devant Kalen malgré l'irrésistible envie de fermer mes paupières. Ce dernier me prend dans ses bras et je m'y blottis volontiers. Je m'endormirais presque, bercée par le rythme entêtant de son cœur. Quand je pense que j'ai entendu ce son pour la première fois à Faraday-4, en branchant son corps meurtri à l'électrocardiogramme du laboratoire de Lee. Ce souvenir douloureux me transperce et je raffermis mon étreinte, passant une main dans ses fins cheveux noirs.
— On va s'en sortir, Chaton, me chuchote Kalen. Je te le promets.
— Je l'espère.
— Nous trouverons un moyen.
— K, tu disais bien connaître Varely...
— Oui, enfin aussi bien que deux selcyns amenés à se croiser à plusieurs reprises. Lors de l'élaboration du projet couveuse, l'idée était de...
— ... tuer les terriennes après leur prélèvement de gamètes, le coupé-je. Oui, je me rappelle. Varely appartenait au groupe militant pour leur survie.
— Et un traitement digne, sans douleur, me confirme K.
— Varely fait donc partie des selcyns qui ne haïssent pas les humains.
— Je n'en sais trop rien, Chaton.
— Cette Maya...
— Malyan.
— Elle l'attendait pour repartir de notre cellule. Elle lui a glissé un papier dans les mains en partant.
— Oui, j'ai vu, me fait Kalen d'un ton toujours aussi plat.
— Ils sont amants et agissent dans le dos du Consul ! m'excité-je. Ils pourraient peut-être nous aider !
— Ils ne sont pas amants. Ils sont frère et sœur. Le Gouverneur était leur géniteur.
— Ce sont les enfants de votre ancien chef ? Le type que vous avez envoyé mourir sur une Selcyon inhabitable en pensant qu'il avait sciemment détruit votre planète ?
— Oui...
— Alors que c'était cet enfoiré de Carotte Man qui avait tout manigancé...
— Qui ça ?
— Le Consul !
— Ah, oui. La carotte est orange comme la peau du Consul, j'ai saisi. Pour ce qui est de son rôle dans la destruction de Selcyon, voilà une version de l'histoire que je découvre en même temps que toi. Toujours est-il que Malyan avait une place particulière à Selcyon. Le Gouverneur, tout comme le Consul, ne souhaitait pas engendrer de femelle. Il ne souhaitait pas être associé à une Scalt. Mais même à Selcyon, l'erreur est possible. Malyan est née, et malgré les réticences du Gouverneur, elle a entamé une formation de domestique, puis de tisseuse. Malgré son statut inférieur, le Gouverneur a toujours gardé un œil sur elle. Ainsi que Varely, né quelques années après elle. Malyan et lui n'ont pas la même génitrice. Celle de Malyan ayant engendré une erreur, elle a été démise de ses fonctions de donatrice pour rejoindre la caste des Galtrs, la plus basse dans la société, assignée aux tâches dangereuses.
— C'est affreux, murmuré-je.
— Vous dites avoir une société évoluée, tonne Mei. Mais de ce que j'ai compris, vous avez rendu votre environnement inhospitalier, vos histoires de castes ont déclenché une guerre qui a abouti à la destruction de votre planète, et les femmes sont traitées comme des moins que rien.
— L'attention que le Gouverneur et Varely ont eu envers Malyan est assez encourageante, la reprend Sam. Et maintenant que nous savons que le Consul est un traître, nous avons les armes pour faire renaître la rébellion entamée par les selcyns et selcynes opprimés.
— Tu veux nous pousser à nous battre entre nous ? s'étonne Jofen. La première rébellion a très mal fini, comme tu le sais. Je ne suis pas pour remettre ça.
— Bizarrement, tu n'es pas contre le fait de diffuser l'enregistrement de cet enfoiré de Lee sur Terre, s'agace Sam. Tu sais, celui qui poussera les humains à se retourner les uns contre les autres !
— C'est un carnage, conclus-je tristement. Nous allons finir par tous nous entretuer.
Un silence tombe sur notre groupe telle une chappe de plomb. Mei soupire longuement et finit par s'endormir, la tête dans l'épaisse chevelure bouclée de Sam. Cette dernière lutte à peine plus longtemps. J'entraîne Kalen sur le deuxième matelas tandis que Jofen et Sayan restent assis à parler cinéma humain. Comment peuvent-ils être si détachés ? Je pose mon gilet et me rappelle avec amertume que je porte encore ma petite lingerie sexy. Je n'aurais jamais cru que cette soirée Action ou Vérité se serait terminée comme ça. Je cale ma tête dans le cou de Kalen. Alors que Morphée commence à m'envelopper de ses bras, mon compagnon me serre légèrement la main.
— Chaton ? chuchote-t-il.
— Hummm.
— Tu as vu le Grand Consul. Tu as maintenant une idée assez précise de mon véritable corps. Tu n'es pas... dégoûtée ? Je t'ai vu avoir un mouvement de recul face à lui.
— J'ai été impressionnée, oui. Mais je sais qui tu es, Kalen. Peu importe ton apparence, c'est ton âme qui m'a touchée. Par contre... tu puais autant ?
— Sans doute.
— Ça, ça craint. Je préfère ton odeur actuelle, affirmé-je en reniflant la base de son menton.
Je sens Kalen frémir sous mon corps. Je remonte le long de son visage pour déposer un tendre baiser sur ses lèvres. Grisée par cette sensation de plénitude, je prolonge le contact. C'est une vive protestation qui nous contraint à nous séparer. Nous nous retournons vers Jofen qui nous dévisage avec perplexité. Il nous regarde l'un et l'autre avant de fixer son attention sur moi.
— Tu m'as pourtant dit qu'il n'était pas convenable de procéder ce type d'interaction devant témoin.
J'esquisse un dernier sourire avant de sombrer pour de bon.
Lorsque j'ouvre les yeux, je constate que je suis écrasée entre Jofen et son frère. Sam et Mei sont déjà réveillées et discutent à voix basse, assises à la table métallique. Je me contorsionne pour les rejoindre sans troubler le sommeil des selcyns. Et aussi parce que j'aimerais passer au petit coin tant qu'ils sont encore dans leurs rêves. Je salue d'un signe de la main mes deux amies.
— Vous êtes matinales, chuchoté-je. Enfin, façon de parler puisque je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est.
— C'est à cause de ça, grommèle Mei en me désignant le deuxième couchage.
Je baisse mon regard et constate que Sayan occupe l'intégralité du deuxième matelas, écartelé comme une étoile de mer. Je pouffe doucement avant de demander aux filles de faire une barrière d'intimité avec leurs corps pendant que je soulage ma vessie. On ne sait jamais, si l'un de nos trois compagnons de galère se réveille au mauvais moment... Évidemment, Mei ne se dérange pas pour se retourner pendant que je suis en peine action avec mon pisse-debout.
— Hey ! C'est le petit string en dentelles ! s'exclame-t-elle un peu trop fort.
— Lui-même, mais il réclame l'arrivée de la relève maintenant, maugréé-je. J'imagine qu'il n'y a pas moyen de trouver des dessous propres dans cette prison.
— Tu crois qu'on va revoir Carotte Man ? demande Mei d'un ton taquin. Je rêve de lui demander en personne des sous-vêtements de rechange !
— Sa combi était tellement moulante que je peux vous affirmer une chose, fait Sam en se retournant à son tour. Ce mec ne porte pas de slip. On voyait tous les reliefs de... oh mince, je me sens mal rien que d'y penser...
— Bon, eh bien on dirait que petit string va devoir faire des heures supplémentaires, soupiré-je en me rhabillant.
— Est-ce qu'au moins il a fait de l'effet à Kalen ?
— J'ai eu envie de lui enlever, répond la voix grave de mon selcyn préféré. Mais je n'en ai pas eu le temps.
Je sens le rouge me monter aux joues. Kalen s'étire tel un félin. Un félin tout en muscles.
— Qu'est-ce que tu fais ? le questionné-je en le voyant se déshabiller.
— J'ai besoin d'une douche.
J'ouvre la bouche, puis la referme, et la rouvre. Il a lâché sa réponse avec son habituel flegme, et ne semble pas déranger par la présence de mes amies pour se mettre à poil. Mei glousse comme une ado dégoulinante d'hormones tandis que Sam finit, après de trop longues secondes, par détourner les yeux. Chose que je suis incapable de faire.
— Tu es rouge comme une pivoine, me lance Kalen. Es-tu malade, Chaton ?
— Tu, tu... tu ne te rappelles pas de ce que j'ai dit à propose de la pudeur ? On n'est pas dans un flaster !
— Si tu es incommodée, pourquoi ne regardes-tu pas ailleurs ?
— C'est vrai ça, Chaton, minaude Mei. Pourquoi tu continues de le fixer ?
— Vous êtes des causes perdues ! m'écrié-je en me dirigeant vers le point d'eau juste à côté de la douche.
Je saisis l'un des deux appareils à brossage de dents disponibles afin de le marquer. Hors de question que je me passe de ce gadget ! Les éclaboussures de la douche m'arrosent légèrement dans un premier temps, puis de plus en plus. Je me tourne vivement pour passer un savon à Kalen, au sens figuré. Ce dernier affiche un large sourire. Seigneur qu'il est craquant quand il perce sa carapace de selcyn insensible. Et agaçant ! Il fait exprès de me mouiller pour me faire enrager ! Et ça marche, évidemment. Je commence à peine à râler qu'il me saisit pour m'attirer à lui, sous le jet, toute habillée. Je pousse un cri de surprise.
— Kalen ! Espèce de pourriture ! Tu te rends compte que je vais mettre la journée à...
Je ne termine pas ma phrase. Je ne peux pas, ses lèvres se sont scellées aux miennes et mon traître de corps apprécie bien trop pour vouloir repousser cet assaut. Je passe mes bras autour de son cou pour en demander davantage. Je finis toutefois par mettre fin à cette étreinte en me rappelant avec un certain malaise que nous ne sommes pas seuls. Je suis trempée et ce n'est absolument pas un sous-entendu licencieux. Me voilà obligée de me mettre en sous-vêtements pour essorer mes habits. Je râle pour la forme. Le rire de Kalen soulève mon cœur, il vaut bien ce désagrément.
Pour résumer la situation, Kalen est nu sous la douche, et moi je suis mouillée et en sous-vêtements. Mei et Sam sont en plein fou rire tandis que Jofen, réveillé par tout ce brouhaha, est en pleine admiration devant un Sayan au sommeil imperturbable. C'est à ce moment-là que notre porte se met à coulisser. Je fais un bond en arrière, prise de panique. Kalen m'attire à lui tandis que nous voyons se dévoiler devant nous une silhouette féminine.