« We've got to live,
no matter
how many skies have fallen. »
- D. H. Lawrence, L'amant de Lady Chatterley
Iris observe les vagues s'échouer sur le sable et inspire une grande bouffée d'air frais. Depuis cette nuit, un poids semble s'être retiré de sa poitrine, la laissant plus légère et rendant chaque inspiration plus facile, plus spéciale. C'est un samedi calme et ordinaire comme il y en a tant, toutefois, Iris a l'impression que cette journée est une des plus importantes de son existence. C'est un sentiment des plus rares, c'est pourquoi elle en vient même à se demander si elle ne serait pas encore en train de rêver. Mais non, tout est réel. Elle a frôlé la mort et en est ressortie pas tout à fait entière, tentant par tous les moyens de retrouver des bouts de son quotidien d'avant, et luttant pour oublier la précarité de la vie. Une nouvelle angoisse a grandi en elle, celle de ne pas savoir quand tout peut s'arrêter, celle de regretter ses choix, et enfin, celle de ne pas se sentir à sa place, d'être de trop.
Puis est apparu Lucas. Différent et similaire à Iris tout à la fois, il a su la faire sortir de sa zone de confort et lui faire prendre conscience qu'un monde immense n'attendait qu'elle. Elle a trouvé sa place, elle s'est rendue compte qu'elle voulait vivre par dessus tout, ne rien laisser la démotiver et se battre pour ce qu'elle voulait. Il lui a montré ce qu'aimer quelqu'un à la folie veut vraiment dire. Sa rencontre avec la Mort lui a quant à elle appris qu'une main tendue est le plus grand cadeau qu'on puisse faire à quelqu'un, particulièrement quand cette personne s'apprête à quitter tout ce qu'elle a toujours connu. Enfin, la Vie lui a prouvé qu'une allégorie pouvait être plus humaine que bon nombre d'individus de cette espèce, et qu'il faut toujours regarder une situation sous un angle différent pour trouver les réponses à ses questions.
Telles sont les réflexions d'Iris Beaumont en ce samedi après-midi grisâtre et ordinaire, un contraste qui est loin d'échapper à la jeune fille. Un sourire étire ses lèvres tandis que l'écume vient presque lécher ses pieds, puis elle inspire à nouveau une grande bouffée d'air iodé. Il ne neige pas mais le froid l'entoure et tente de se faufiler sous les différentes couches qu'elle a empilées avant de sortir. Lucas a quelques minutes de retard mais Iris ne lui en tient pas rigueur, cela lui permet ainsi de profiter de ce moment en tête à tête avec elle-même et avec l'océan. Il devait passer voir son père à l'hôpital avant de la rejoindre, sans doute cela a-t-il pris plus longtemps que prévu. Elle espère au moins que Lucas aura pu dire ce qu'il voulait dire afin qu'il puisse enfin aller de l'avant. Prendre de la distance avec les choses ou les personnes qui nous font du mal est nécessaire mais cela n'en reste pas moins difficile et douloureux.
Sans s'en rendre compte, la jeune fille se met à fredonner un mélodie inconnue, comme un écho à son propre état d'esprit enfin en paix avec toutes ses inquiétudes.
- C'est joli, la complimente Lucas en faisant enfin son apparition.
Iris, qui ne l'avait pas entendu arriver, sursaute puis fait volte face, un immense sourire aux lèvres.
- Te voilà ! dit-elle en s'appuyant sur ses deux mains pour se relever.
Debout, elle ne tarde pas à enlacer son petit ami en inspirant son odeur familière au passage. Les doigts de Lucas trouvent ses hanches pour la rapprocher davantage et leur étreinte se finit par un baiser langoureux de retrouvailles.
- Alors, comment ça s'est passé ? s'enquiert la jeune fille en lui faisant signe de s'asseoir à côté d'elle sur le sable.
Une fois installé, Lucas prend le temps d'observer le mouvement des vagues sur le rivage et le balai des mouettes dans le ciel nuageux. Pendant ce temps, Iris se perd une fois de plus dans la contemplation de son profil songeur, chaque jour un peu plus magnifique à ses yeux. Enfin, le garçon prend la parole après avoir poussé un soupir douloureux et fatigué.
- Ça s'est passé comme je m'en doutais : mal. Tu te rends compte qu'il ne m'a même pas remercié ? Je lui ai raconté comment on l'a retrouvé, à quel point j'ai eu peur que ce soit trop tard, et il a fait comme si tout ça n'avait jamais eu lieu. Comme si c'était normal de retrouver son père inconscient dans le salon parce qu'il s'est saoulé plus que d'habitude. J'ai failli vriller.
Iris sent son cœur se serrer et attrape instinctivement la main du jeune homme pour lui faire parvenir son amour et son soutien. Un nouveau soupir franchit les lèvres de ce dernier, suivit par un rire nerveux.
- Malgré tout, j'ai réussi par je ne sais quel moyen à garder mon calme, continue-t-il en traçant des formes circulaires sur le dos de la main d'Iris. Je lui ai dit que ça ne pouvait plus durer comme ça, que je partais et que j'espérais qu'il finirait par se prendre en main. Puis avant de m'en aller, je lui ai avoué que maman nous avait peut-être abandonné ce jour-là, mais qu'au final c'était mes deux parents que j'avais perdus. Je crois que c'est ça qui l'a un peu secoué, plus que tout le reste en tout cas. Puis je suis venu te rejoindre le plus vite possible.
Iris pousse à son tour un soupir entre soulagement et amertume, puis se blottit contre son petit ami, la tête posée délicatement sur son épaule.
- Tu as fait ce qu'il fallait, dit-elle d'une petite voix. Peut-être que ton départ sera l'électrochoc dont ton père avait besoin.
- Ou bien il retournera à sa solitude et à son pack de bière sans une autre pensée pour moi. Tout s'arrange rarement en un claquement de doigts.
- Dans tous les cas, cela ne te regarde plus.
L'attention de Lucas se reporte sur elle et un silence s'étire, seulement interrompu par le doux rouleau des vagues. Alors qu'elle commence à croire qu'elle a dit une bêtise, Lucas dépose un baiser délicat sur sa tempe en l'enserrant d'un bras. Malgré la gravité du sujet, Iris se sent paisible, protégée de tous les dangers ainsi entourée par celui qu'elle aime.
- Tu sais, je pensais n'en avoir rien à faire de lui, ou de ce qui pouvait lui arriver, lui confie Lucas. Ce n'est que hier soir que j'ai compris à quel point j'avais tort. J'ai peur que mon départ n'empire les choses, que ça se reproduise et que cette fois je ne sois pas là pour éviter le pire.
- Je comprends, acquiesce Iris. Malgré tout il reste ton père, le seul membre de ta famille qu'il te reste, ça ne s'efface pas si facilement. Mais parfois, il faut savoir être égoïste et se protéger d'abord. On ne peut pas sauver tout le monde, même en y mettant tout son temps et son énergie. À la fin, le résultat ne dépendra pas forcément de toi, mais de lui.
- Quand êtes-vous devenue si sage, Mademoiselle Beaumont ?
Un rire léger s'échappe d'entre les lèvres de la jeune fille tandis qu'elle tente elle-même de répondre à cette question. Ce n'est pas quelque chose qui lui est tombé dessus, mais plutôt un long processus de réflexion qui a abouti hier soir, lorsqu'elle a fait la rencontre de deux êtres exceptionnels. Pendant quelques secondes, Iris hésite à parler à Lucas de ce qu'il s'est passé cette nuit. De sa conversation surréaliste avec la Mort et son frère la Vie dans sa simple chambre de lycéenne. Comment elle a finit par comprendre une chose extrêmement importante : il ne sert à rien de constamment se demander pourquoi les choses se sont passées comme elle se sont passées. Rien ne sert de se sentir coupable de vivre, ou de regretter toute sa vie d'avoir perdu quelqu'un qu'on aimait. Rien ne pourra jamais changer le passé.
Elle a pris conscience que nous faisons tous des choix qui affectent notre vie et celles des gens qui nous entourent, chaque jour nous prenons des risques, chaque jour lorsque nous nous levons et allons travailler, nous ajoutons notre tisse à la toile géante constituant ce monde. Nous sommes tous liés, par des fils complexes et passant par des millions et des millions d'autres êtres humains et il est impossible de savoir comment nous allons impacter la toile de l'humanité en prenant une certaine décision. Alors il faut vivre avec. Aller de l'avant. Chacun possède un libre-arbitre et l'utilise. La Mort et la Vie suivent simplement celui-ci, et chaque vie créée et chaque vie prise n'en est que le résultat. Ils ne sont que les messagers, pas ceux qu'il faut blâmer.
Mais Lucas la croirait-elle ? Penserait-il qu'elle a complètement disjoncté cette fois-ci ? Au fond cela n'a pas d'importance, il n'a pas besoin de savoir qui lui a fait comprendre toutes ces choses, seulement de les entendre. Mais avant que la jeune fille n'ait pu organiser ses pensées pour lui faire part de tout ce qu'elle a sur le cœur, Lucas s'adresse de nouveau à elle.
- Il y a quelque chose d'étrange dont j'aimerais te parler. Quelque chose que tu as dit après être tombée au badminton hier, mais dont tu ne te souviens sûrement pas.
Iris relève la tête de son épaule pour dévisager le jeune homme avec appréhension.
- Ah oui ? demande-t-elle, la gorge nouée.
Lucas acquiesce de la tête.
- Tu étais tellement sonnée que tu n'arrêtais pas de dire des choses qui n'avaient ni queue, ni tête, du moins sur le moment. Ce n'est qu'après avoir découvert mon père inconscient que j'ai cru comprendre, et depuis, je ne peux m'empêcher d'y penser.
- Qu'est-ce que j'ai dit ? s'enquiert-elle prudemment.
- Tu as parlé de la tête de quelqu'un en sang. Puis, une heure plus tard, on a retrouvé mon père gisant sur le sol, une blessure à la tête et du sang partout. Je sais que ça paraît dingue de penser un truc pareil, mais j'ai l'impression que tu as prédit ce qui allait se passer, ou que tu l'as vu, mais qu'une fois revenue à toi tu n'as pas pu t'en rappeler.
Lucas ose enfin lui jeter un regard en biais, et semble surpris de voir qu'elle ne se moque pas de lui, mais qu'au contraire, elle a l'air de le prendre au sérieux. En effet, le cerveau de la jeune fille tourne à mille à l'heure mais pas une seule fois songe-t-elle qu'il a perdu la tête. Au contraire, elle est soulagée de voir qu'il est prêt à croire une chose si extraordinaire, cela veut sûrement dire qu'il serait prêt à la croire, elle.
- Je te crois, lui dit-elle, c'est un peu confus dans ma tête, mais il est possible que j'ai eu une vision de ton père proche de la mort.
- Comment ça ? Attends, tu es sérieuse ?
Iris prend alors une profonde inspiration avant de plonger son regard dans le sien.
- J'ai quelque chose de fou à te dire moi aussi, alors j'espère que tu garderas l'esprit ouvert.
Les yeux de Lucas s'écarquillent mais après quelques secondes à dévisager la jeune fille, il hoche la tête. Alors Iris lui raconte tout. Depuis les détails de son accident, là où tout a commencé, jusqu'à cette nuit, lorsqu'elle a parlé avec les deux êtres régissant ce monde. Elle lui explique comment la culpabilité d'avoir survécu était nourrie, entre autre, par la présence de la Mort jamais très loin d'elle, et la façon dont elle a pensé devenir folle. Elle a cru que le décès de Julien Lavy et celui du CPE étaient de sa faute mais elle a compris qu'il n'en était rien, et depuis elle se sent tellement plus légère, prête à affronter le monde et à profiter des jours qu'il lui reste, sans plus avoir peur qu' à tout moment cela ne s'arrête.
Lucas l'écoute en silence, et le choc puis la réalisation se succèdent sur son visage. Il ne l'interrompt pas pour se moquer ou pour la mettre en doute, il semble au contraire peu à peu intégrer l'information et ce que cela veut dire. Néanmoins, Iris ne peut s'empêcher d'appréhender sa réponse, car à sa place, elle ne sait pas si elle aurait été si prête à croire une chose aussi tirée par les cheveux. Lorsqu'elle termine son récit, le silence qui suit met à rude épreuve sa patience et ses nerfs, tandis qu'elle observe attentivement Lucas traiter toutes les informations qu'elle vient de lui fournir.
- Wow, finit-il par dire, et la jeune fille retient instinctivement sa respiration pour la suite. C'est complètement fou. Je veux dire, je devrais être totalement sceptique et flippé, mais je te crois.
- C'est vrai ? demande Iris, incrédule.
Le soulagement l'envahit et elle sent les larmes lui monter aux yeux.
- Oui, acquiesce Lucas en lui saisissant la main. Je n'ai aucune raison de douter de toi et puis, certaines choses prennent enfin sens. Comme ce que tu as dit à propos de mon père ou quand tu m'as avoué sur cette même plage qu'une femme fantomatique t'avais provoqué une crise d'angoisse. Je comprends mieux maintenant.
- Oui, moi aussi, dit-elle avec soulagement.
Les larmes roulant sur ses joues, Iris sourit de toutes ses dents à Lucas avant de l'enlacer de toutes ses forces. Elle ne pensait pas lui avouer toute la vérité un jour et voilà que c'est fait, et qu'en plus il la croit ! La jeune fille n'aurait pu être plus comblée.
- Merci Lucas. Merci d'avoir été là pour moi quand j'en avais le plus besoin, et merci de me croire. Tu n'imagines pas à quel point je me sens libre et heureuse maintenant que je sais tout cela.
- Merci à toi aussi la rouquine, articule-t-il en resserrant son étreinte, la voix transformée par l'émotion.
Iris ne peut pas voir son visage mais elle sent son amour et sa gratitude dans la façon dont il l'enlace.
- Je t'aime, dit-elle en laissant ses larmes couler de plus belle.
- Je t'aime aussi, plus que tout.
*
Les semaines se sont écoulées rapidement après le samedi ordinaire le plus important de la vie d'Iris, rythmées par les journées de cours et les sorties entre amis. La jeune fille n'aurait pas cru possible de revenir aussi facilement à la normale après tous ces événements, mais elle n'est pas fâchée de ne plus avoir à s'inquiéter constamment. Son esprit est enfin débarrassé de tous ses tracas, du moins ceux concernant le surnaturel, car la tonne de révision qui l'attend chaque soir est, elle, bien présente. C'est justement pour faire une pause bien méritée qu'elle et ses amis ont décidé de se retrouver aujourd'hui au café-restaurant Les Gâteuses, leur repère depuis la seconde.
Étant six, deux tables ont été collé pour pouvoir accommoder tout le monde, et Iris se trouve confortablement installée entre Lucas et Killian. En face de ce dernier, Eileen, qui a décidé il y a deux semaines de laisser une chance à leur relation, lui lance des regards énamourés digne d'une Juliette à son Roméo. Iris est tellement heureuse pour eux qu'elle ne peut s'empêcher de sourire dès qu'elle les voit ensemble. À côté d'Eileen, Kate n'a rien à lui envier car elle file toujours le parfait amour avec Adèle, l'autre cool cinéaste du groupe, toujours enthousiaste lorsqu'il s'agit de venir dans ce café. Elle et Kate ont passé les dernières semaines a construire leur relation en communicant leurs doutes et leurs peurs lorsque cela était nécessaire, c'est pourquoi Kate est beaucoup plus détendue ces temps-ci, et n'hésite plus à montrer son affection à sa petite amie comme c'est le cas maintenant. Les deux filles échangent un baiser passionné tandis qu'une des gérantes du café leur apporte tour à tour leurs boissons chaudes.
- Vous n'avez vraiment plus aucune gêne, commente Eileen d'un ton à la fois agacé et amusé.
Kate se détache enfin d'Adèle pour faire face à son amie, une lueur espiègle dans le regard.
- Mais rien ne t'empêche de faire de même avec notre très cher Killian ici présent tu sais. Je serais d'ailleurs bien curieuse de voir Eileen Bonnet faire preuve d'autant de dépravation.
Iris observe la pique de la jeune fille faire son effet avec un amusement non dissimulé. À sa droite, Lucas lui lance un regard tout aussi amusé lorsqu'elle jette un coup œil complice dans sa direction. Face à la remarque de Kate, le rouge monte aux joues d'Eileen, ce qui provoque l'hilarité de la tablée. Vexée, la jeune fille d'ordinaire loin d'être exubérante, décide de leur prouver le contraire en saisissant soudain le visage de Killian entre ses mains pour l'embrasser avec fougue. Des exclamations surprises se mettent à fuser de leurs amis tandis que les deux jeunes amoureux échangent un baiser langoureux en public. Iris ne peux s'empêcher d'éclater de rire lorsque Eileen se détache du garçon le feu aux joues. Des applaudissements se font entendre tandis que Killian sourit de toutes ses dents comme s'il était l'homme le plus heureux du monde.
- OK, je retire ce que j'ai dit, tu es une vraie dévergondée ! s'écrie Kate sous le choc tout en donnant un coup de coude à la jeune fille.
- N'exagère pas Kate, je ne t'arriverai jamais à la cheville, rétorque Eileen avec finesse.
Pour toute réponse, celle-ci lui tire la langue avant d'avaler une gorgée de son chocolat chaud.
- Bon, au fait, vous avez tous fait vos vœux pour l'année prochaine ? s'enquiert Iris pour changer de sujet.
- Merde, c'est à rendre pour quand déjà ? demande Kate, alarmée.
- Dans deux semaines, tu as le temps, la rassure Adèle avec douceur.
- Ouf ! J'ai eu peur.
- Qu'est-ce que vous avez mis ? interroge Lucas, curieux.
Killian finit de boire une gorgée de son latté puis répond :
- Licence de lettre modernes pour moi ! Je n'ai pas trop à m'en faire, ce n'est jamais vraiment sélectif.
- Oh la la, il y en a qui sont chanceux ! s'exclame Kate avec une mine soudain renfrognée. Ce n'est pas le cas de tout le monde, surtout quand tu veux rentrer en école de cinéma.
- C'est si compliqué que ça ? interroge Lucas.
Adèle et Kate se jettent un regard fatigué, puis Adèle finit par répondre.
- Disons qu'il y a beaucoup de candidats et pas beaucoup de places. Ensuite si on ajoute à cela les entretiens et le portfolio à mettre au point, ça commence à faire beaucoup d'obstacles.
Iris compatit avec ses deux amies. Savoir que son rêve est à portée de main mais qu'il peut rester inatteignable malgré toutes ses capacités et sa motivation, cela a de quoi faire désespérer.
- Mais vous allez y arriver, j'en suis sûr ! les encourage Killian avec un clin d'œil.
- Évidemment ! rétorque aussitôt Kate.
Iris pouffe de rire avant de recevoir un regard courroucé de cette dernière.
- Et toi Iris, ton inscription est faite ?
- Elle a tout finalisé ce matin, répond Lucas à sa place. Vous auriez dû voir le stress dans lequel elle était ! J'ai dû appuyer sur le bouton « envoyer » pour elle tellement elle avait peur de faire une bêtise.
- Traître, murmure la rouquine avec un sourire.
Pour se venger, elle lui pince la cuisse mais celui-ci parvient à capturer sa main sous la table pour y enlacer leur doigts. Il n'a pas tort, elle était si nerveuse ce matin qu'un rien l'aurait fait pleurer si Lucas n'avait pas été là. Elle espère tellement être prise dans cette école d'art ! Son rêve est à portée de main, elle espère juste que ses notes et son portfolio seront à la hauteur de leurs attentes.
- Et toi Lucas, qu'est-ce que tu as demandé ? l'interroge Killian avec curiosité tout en sirotant son café.
Iris croit voir son petit ami rougir et elle serre davantage sa main sous la table avant de lui lancer un regard attendri. Elle est tellement fière de lui pour avoir enfin osé franchir le pas et écouté sa passion.
- J'ai postulé à la même école d'art qu'Iris, annonce-t-il sous l'étonnement général.
En réalité, personne à part elle n'était au courant de l'attrait de Lucas pour l'art, en particulier le fusain. C'est un hobby qu'il a longtemps abandonné après le départ de sa mère, puis caché comme un secret inavouable. Iris est heureuse d'avoir contribué à sa remise en scelle ces dernières semaines. Il était un peu rouillé mais maintenant il semble avoir repris de la main et la jeune fille ne peut détacher son regard lorsqu'elle le voit dessiner. Tout comme elle, il aime jouer avec les ombres et dépeindre des choses dures mais réalistes, et il n'hésite pas à tenter des choses, à se lancer dans l'inconnu. C'est une chose qu'elle lui a toujours admirée ; sa volonté d'explorer, d'affronter la vérité et de la pousser à faire de même. Elle prie de tout son cœur pour qu'ils soient tous les deux accepté là où ils veulent, même si avec les notes bancales de Lucas au premier semestre, il part avec un certain retard. Mais Iris y croit, il a du talent, et les membres du comités seront forcés de l'admettre.
- Mais attend, tu dessines toi aussi ? s'exclame Eileen avec un choc non dissimulé.
Lucas se frotte nerveusement la nuque tout en lançant un regard en biais à sa petite amie. Celle-ci lui offre son plus beau sourire et espère qu'il peut lire tout l'encouragement qu'elle lui transmet sur son visage. Le garçon semble se tenir soudain plus droit sur sa chaise et répond par un sourire tout aussi empli d'amour.
- Je dessine surtout au fusain oui, explique-t-il. J'avais arrêté pendant longtemps mais je m'y suis remis il y a quelques semaines après qu'Iris m'ait gentiment menacé de mettre mon soi-disant « talent » en pratique.
Cette remarque lui vaut un coup de coude dans les côtes.
- Ce n'est pas « soi-disant », c'est un fait, rétorque la jeune fille. Et puis il était temps que quelqu'un te remette les idées en places. On n'abandonne pas un talent pareil sans avoir essayé de voir où il peut nous mener.
- Des paroles très justes, acquiesce Adèle en hochant la tête.
- Je sais qu'elle n'a pas tort, renchérie Lucas, mais je ne fais pas trop d'illusions pour l'école d'art, après tout je reste un cancre.
Iris lève les yeux au ciel et grommelle, ce qui lui vaut un regard amusé de son petit ami et du reste de la tablée.
- Plus maintenant j'espère, rétorque Killian avec un sourire malicieux.
- Hmm, il faut bien que je rattrape mon retard.
Iris a le cœur qui se serre mais répond au sourire chaleureux de Lucas qu'il lance dans sa direction avant de croquer dans son cookie.
- Bon et toi Eileen ? l'interpelle Adèle. C'est toujours licence d'anglais ? Sûr ?
Celle-ci acquiesce derrière son mug.
- J'ai tellement hâte de partir en Erasmus ! Je crois que c'est la raison principale pour laquelle je m'inscris dans cette filière mais on s'en fiche.
Tout le monde rit avec elle puis Kate prend à nouveau la parole :
- Aw, ça veut dire que tu seras dans la même fac que Killian ! N'est-ce pas romantique ?
Eileen lui fait la grimace avant de saisir la main de Killian posée sur la table et de le regarder avec la passion des premiers jours. Iris est contente qu'ils se retrouvent ensemble. Si tout le monde s'éparpille, son amie aura besoin d'une présence familière à ses côtés.
- Bon, c'est bien beau tout ça, mais on a même pas passé le BAC, faudrait arrêter de s'emballer, s'exclame Kate avec un soupir désespéré. On est pas au bout de nos peines.
- Justement, dit Eileen, je pensais organiser des séances de révisions chez moi pour nous préparer au mieux, qu'est-ce que vous en dîtes ? On sera plus efficace ensemble.
- Bonne idée ! s'exclame Iris, soudain motivée.
- Je suis partant évidemment, approuve Killian à son tour, suivi de près par Lucas et Adèle.
- Je veux bien mais ce n'est pas un nouvel an, tu sais Eileen. Tu n'es pas obligée « d'organiser » des séances de révisions, se moque gentiment Kate en entourant celle-ci d'un bras protecteur.
Eileen lève un doigt solennel.
- L'organisation c'est une des clés de la réussite, et je tiens à ce qu'on est tous notre diplôme à la fin de l'année.
- On l'aura, t'inquiète pas, la rassure Iris.
- Ça oui ! Allez, on trinque ! lance Kate à la tablée.
Tous consentent avec joie et lèvent leurs mugs encore fumants avant de les entrechoquer les uns aux autres. Les rires fusent et les conversations reprennent leurs cours, dans une ambiance légère et pleine d'espoirs et d'aspirations. Iris se sent heureuse d'être ici, en compagnie de ses amis les plus proches, mais quelques part au fond d'elle-même, la jeune fille sent poindre un faible sentiment d'angoisse. Malgré tout, elle a peur de finir le lycée, car elle sait qu'après ça ils ne seront plus tous ensemble comme ils le sont maintenant, plus aussi souvent du moins. Au fond, elle craint que la vie ne les fasse malencontreusement s'éloigner et que plus jamais ils ne puissent retrouver ce qu'ils possèdent à cet instant : cette facilité à être eux-mêmes, à rire et à se confier. Son cœur se gonfle soudain d'une nostalgie d'un moment qui n'est pas encore terminé et elle sent les larmes lui monter aux yeux.
Lucas semble lire dans ses pensées car il choisit ce moment pour l'enlacer d'un bras et déposer un baiser sur sa tempe. Sa présence la rassure instantanément et les larmes refluent, laissant la place à un sourire plein de reconnaissance. Elle sait que même si tout va changer, lui sera là. Le temps qu'il faudra et le temps que la vie leur accordera mais-et elle le comprend à présent-cela suffira. Elle ne le gâchera pas, elle en profitera à chaque instant comme si à tout moment cela pouvait être leur dernier. Elle se sent déjà plus forte pour affronter les épreuves que lui réserve l'avenir. Peut-être est-ce grâce à lui, ou bien à la Mort et à la Vie et leur précieuse leçon, au fond, cela importe peu. Elle veut vivre pleinement.
Et sur ces pensées, elle laisse sa tête retomber sur l'épaule de Lucas et sourit.