8 août 2289 - Nord de Chicago, zone d'exclusion
Mon esprit a du mal à assimiler l'information. Alors ça y est, ça va commencer ? Dans deux heures, la Terre va rentrer dans une guerre nucléaire ?
— Combien ? murmuré-je.
— De quoi parles-tu ?
— Combien d'habitants sur Bleiselcyon ?
— Environ huit millions, répond Kalen.
— Il faut les prévenir, soufflé-je. Il faut le faire, le plus vite possible. Pour qu'il puisse évacuer. Je ne sais même pas si deux heures seront suffisantes.
— Je suis d'accord avec toi, mais tu comprends que ça implique que nous risquions de nous faire repérer par le Grand Consul ?
— Je sais, mais il est hors de question de ne rien faire. Nous n'avons qu'à lancer l'alerte et partir au plus vite vers une nouvelle planque ?
— Pour aller où ? me demande Kalen. J'ai retourné le problème dans tous les sens, nous ne sommes les bienvenus nulle part !
— Il existe des zones très faiblement peuplées plus au nord, je suis certaine que nous pouvons trouver un autre lieu de repli.
— Nous pouvons essayer... Je me charge de joindre le Grand Consul et Bleiselcyon. Va prévenir nos compagnons afin qu'ils se tiennent prêts au départ.
J'acquiesce et me rhabille en deux temps trois mouvements. Avant de quitter la pièce, j'offre un baiser passionné à Kalen.
— J'ai confiance en toi, nous allons y arriver. Nous sauverons les tiens, et nous survivrons au Grand Consul.
— Je ferai au mieux pour ne pas te décevoir. Je t'aime, Chaton.
— Je t'aime, K.
— Pour toi, je décrocherai la lune.
J'explose de rire et pars en courant en direction des chambres. Celle des selcyns est la première où je m'arrête. Je colle mon oreille contre la porte. Aucun son ne me parvient. J'hésite à enclencher l'ouverture. Je ne tiens pas à voir Jofen et Sayan frotter le lard ensemble... Le temps presse, tant pis, je me lance. La paroi coulisse, et je découvre les deux selcyns dans le lit, mais absolument pas en pleine action. Sayan écrit des choses sur sa tablette tandis que Jofen regarde un documentaire sur le cerveau sur un mini écran holographique. Ils sont tous les deux à moitié dévêtus, mais hormis ce détail, rien ne laisse penser qu'ils aient pu avoir une relation sexuelle. Ils ne m'accordent qu'un bref regard, pas le moins du monde perturbés par mon intrusion. C'en est désobligeant. Je leur rapporte donc les dernières nouvelles sans fard. Sayan sort des draps et bondit sur ses pieds. Il est à poil. OK, j'en déduis qu'il s'est bien passé quelque chose. Je me retourne avant que mes yeux ne s'attardent là où ils ne devraient pas, et les informe que je file prévenir les filles.
Rebelote devant la porte de ma chambre. Vais-je interrompre quelque chose ? Quand je pense que Kalen et moi, on aurait pu... Je réalise que je ne suis pas si déçue que ça. J'ai aimé ce moment passionnel, j'ai vibré au contact de sa peau. Encore une étape de franchie, j'apprécie de nous voir découvrir nos sentiments et explorer nos corps en prenant notre temps. En espérant que nous vivions assez longtemps pour pousser l'expérience plus loin. Bref, je suis devant ma chambre. Connaissant Mei, je juge plus prudent de toquer fortement sur la paroi avant de l'ouvrir. J'entends quelqu'un me répondre et j'entre. Mei et Sam sont en plein visionnage de film. Je renouvelle mes explications. Sam semble compréhensive, mais Mei râle en comprenant que nous allons encore devoir fuir. Cette situation ne pourra pas durer éternellement, elle a raison sur ce point. En manque d'argument, j'écoute ses revendications sans réagir alors que nous marchons d'un bon pas vers les trois selcyns.
Jofen fixe Mei. J'imagine qu'il s'en veut, mais son manque d'expression faciale est mal interprété par ma brunette préférée, et elle choisit de l'ignorer royalement. Sam se place à côté de Kalen (trop près à mon goût) et va droit au but.
— Tu as pu joindre quelqu'un ? lui demande-t-elle.
— Seulement Cassy-1, soupire-t-il. Sans surprise, l'appel a rompu le bouclier du mode furtif, et je me tiens prêt à un décollage d'urgence. Je n'ai pas eu d'autres choix : les communications étrangères vers les bases selcynes sont totalement coupées. Mesure de sécurité imposée par Goharin, le bras droit du Grand Consul.
— Pourquoi dit-on bras droit, et pas bras gauche ? marmonne Sayan pour lui-même.
— Qui c'est, celui-là ? demande Sam en ignorant les questions existentielles de notre scientifique.
— Goharin est un grand Scinas, explique Jofen. C'est lui qui a découvert l'existence de la Terre et, c'est également lui qui a contribué à la création de l'arme noire.
— Pas une grande réussite ! grommelle Mei.
— En effet, c'est pourquoi il ne voulait pas l'utiliser, poursuit Sayan. Il pensait, à raison, qu'elle avait encore besoin d'amélioration. Il en était tellement convaincu que, voyant que le Gouverneur ne changerait pas d'avis, il a mis en place le projet Bleiselcyon, qui signifie « l'ombre de Selcyon ». Le projet de fuite vers la Terre.
— Et qui est devenu le nom de votre capitale, rajoute Sam. Mais si Kalen et Lyna disent vrai, elle ne sera bientôt plus qu'une immense plaie dans le paysage.
— La communication a brisé notre bouclier, le temps nous est compté, grogne Jofen. Mon frère, tu dis avoir réussi à joindre Cassy-1. Que dit le Grand Consul ? Ne devrions-nous pas fuir immédiatement ?
— Je n'ai parlé qu'à un simple Borl, le Grand Consul dormait. Je l'attends pour lui donner des détails.
— Un Borl ? demande Mei.
— La caste des soldats, fait Jofen en essayant d'accrocher le regard de mon amie, qui continue à l'ignorer en retour. Notre peuple fonctionne selon un système de castes et...
— Il est vingt-deux heures et vingt-cinq minutes, m'agacé-je en coupant Jofen dans ses explications. Voilà plus de vingt minutes que tu as donné l'alerte, Kalen. Je sens le piège... On devrait bouger !
— Regardons sur les radars s'il y a du mouvement sur Bleiselcyon, propose Sayan tout en se mettant à pianoter la surface tactile.
Nous sommes suspendus à ses doigts. Je vois du coin de l'œil Kalen rentrer sa tête dans les épaules. Son teint est si pâle ! Je pose une main sur sa nuque et le sens frémir légèrement sous ce contact. L'écran s'allume pour faire apparaître l'hologramme d'une cartographie. De nombreux points lumineux sont en mouvement. K émet un léger bruit plaintif, je comprends que mes craintes sont fondées.
— Bleiselcyon est en train d'être évacuée, déclare simplement Sayan. Le Grand Consul n'a pas donné cet ordre depuis son sommeil. Il est bel et bien éveillé et le Borl lui a transmis le message.
— Combien de temps avant que les hommes du Consul arrivent jusqu'à nous ? demande Sam.
— Ils sont déjà là, grogne Mei en fixant les écrans de pilotage à l'autre bout de la pièce. On est encerclés par des suppos dorés !
— J'ignore ce qu'est un suppo, mais nous les appelons les œufs, la reprend doucement Jofen dans une maladroite tentative de rapprochement.
Mei le regarde avec la nette envie de l'envoyer bouler. Mais contre toute attente, ses traits s'adoucissent et elle finit par dire avec un sourire triste :
— Avant de mourir, je t'expliquerai ce qu'est un suppositoire. Je t'en fais la promesse.
— Cassy-3 est bien plus grand ! On doit pouvoir les semer ! s'affole Sam en se précipitant vers les vitres. Kalen, tu as dit que tu étais prêt à décoller !
— Impossible, fait Sayan en continuant de pianoter. Non seulement notre bouclier s'est désactivé après l'appel de Kalen, mais en plus, Cassy-8 a pris le contrôle du poste de pilotage. Kalen, tu l'avais déjà remarqué, c'est ça ?
Le principal intéressé hoche lentement la tête. Au même moment, je sens une légère vibration. Notre vaisseau se met en mouvement.
— Je suis désolé, marmonne mon selcyn. Il leur a fallu moins de cinq minutes pour prendre la main. Cassy-8 n'était qu'à deux cents kilomètres.
Je me rapproche davantage de son siège et plaque sa tête contre mon ventre, tout en regardant les arbres disparaître au profit du ciel étoilé.