Lorsque je pénètre dans la salle de communication, j'y trouve Kalen assis, tête enfouie dans ses bras croisés. Une sonate de piano en musique de fond donne un aspect irréaliste à cette pièce bourrée de gadgets futuristes. Je m'approche à pas feutrés, mais la rapide tension qui parcourt son corps m'informe qu'il a repéré ma présence. Son ouïe est surdéveloppée, je n'avais aucune chance de passer inaperçue. Je m'installe donc sur la chaise à côté de la sienne. Subitement, je me sens intimidée. Et inquiète. Je n'ai jamais vu Kalen aussi fatigué. Les craintes qu'il a exprimées un peu plus tôt m'ont surprise. Évidemment, j'avais compris son profond sentiment de culpabilité, mais je n'aurai jamais imaginé que sa confiance dans le Grand Consul avait totalement disparu. C'est toute sa vie, tous ses principes qui doivent voler en éclats.
Des témoins lumineux clignotent silencieusement de part et d'autre de la console. Un écran holographique projette un radar en trois dimensions. En haut à gauche, un minuteur indique le temps restant avant la prochaine utilisation du stabilisateur d'atomes : douze heures, cinquante-trois minutes et trente-neuf secondes. Trente-huit... Je pose une main sur le bras de Kalen, puis ma joue. Il ne bouge toujours pas. La sonate laisse place à un air enjoué, je reconnais la Petite musique de nuit de Mozart.
— Tu danses ? tenté-je timidement.
— Danser ? marmonne K en levant légèrement la tête.
— Oui, tu es censé avoir étudié la question, lui rappelé-je avec malice.
Il acquiesce et déplie son corps immense. Ses larges épaules tendent le tissu de son tee-shirt, et mes yeux s'attardent sur ses bras musclés. Tout en gardant son air sérieux, il me tend une main que je saisis avec délicatesse. Il m'approche alors de lui et me susurre à l'oreille :
— En danse, c'est le cavalier qui guide la cavalière. Tu dois donc me suivre et t'en remettre entièrement à moi. En es-tu capable ?
— Tu es une des rares personnes à qui je peux répondre oui.
— Je préfèrerais être la seule, même si je ne le mérite pas.
Je n'ai pas le temps de répondre que déjà, il se met en mouvement. Je ne suis pas experte en danse de salon et je dois rester concentrée pour parvenir à suivre ses pas sans le piétiner. Il est raide, mais sa technique me paraît excellente.
— Laisse-toi faire, arrête de regarder le sol ! me sermonne K.
— Je vais te marcher dessus ! protesté-je.
— Aurais-tu deux pieds gauches ? demande-t-il, amusé.
J'esquisse un sourire et redresse le menton pour être immédiatement happée par ses iris marron clair. J'y décèle des reflets dorés. Mais aussi une certaine mélancolie. J'ouvre la bouche pour essayer de lui dire quelque chose de réconfortant, mais son beau visage me laisse sans voix. Après un temps que je ne saurai définir, je réalise que nous ne dansons plus. Nous nous tenons toujours, incapables de détourner le regard de l'autre. Toutes mes résolutions coquines se terrent au creux de mon ventre, effrayées à l'idée de brusquer Kalen, de le faire fuir. J'attends, le cœur au bord des lèvres. Un air lent et magnifique de violoncelle nous enveloppe.
— Lily, je suis désolé de t'avoir entraînée dans ma chute.
— Je sais que tu es désolé, je t'ai pardonné depuis longtemps, K. Tout ce qui nous est arrivé nous a emmenés jusqu'à la découverte des manigances de Lee et de Muzhi. Nous pouvons peut-être empêcher le monde de basculer dans une guerre destructrice. Alors, dans le fond, ce n'est probablement pas une mauvaise chose de nous retrouver coincés ici. Et puis... je suis contente d'être là, avec toi.
— Mon peuple a apporté du fin fond de la galaxie une arme capable de détruire ta planète.
— Tu n'es pas responsable des décisions de ton peuple. Tu es Kalen, tu es unique. Vraiment unique. Depuis que je te connais, tous tes actes me montrent à quel point tu es quelqu'un de bien. Nous allons trouver une solution, ensemble.
— Nous sommes si insignifiants à l'échelle de cette planète, Chaton.
— Même les choses qui paraissent insignifiantes peuvent avoir du poids. C'est l'effet papillon.
— Si tu le dis, je te crois. Nous trouverons, mais pas ce soir, me souffle-t-il en rapprochant son visage du mien.
— De quel genre ? murmuré-je en sentant la tension ambiante grimper en flèche.
— Des pensées qui impliquent que tu n'aies plus de vêtements, ni moi d'ailleurs... Si tu savais tout ce que je m'imagine faire avec ton corps sans oser faire le premier pas.
Je n'ose pas y croire ! C'était inespéré, mais ça y est, je vais pouvoir me repaître de son essence, de son être. L'intensité de mes émotions me fait perdre la tête, ma libido entame sa danse de la victoire. Ma bouche, elle, peine à articuler quelque chose d'intelligible.
— Les... terriens... ne disent pas ce genre de chose..., bégayé-je.
— Ça tombe bien, je ne suis pas terrien.
Ses lèvres fondent alors sur les miennes : douces, chaudes, charnues, irrémédiablement érotiques. Je glisse mes doigts dans ses cheveux de jais et réponds à son assaut avec une vigueur qui m'étonne moi-même. Je trouve rapidement le goût de sa langue sur la mienne. Kalen suit le rythme, et pourtant, je l'attaque sans relâche, lui arrachant des grognements de plaisir. Bon sang, j'adore ça. Une de mes mains s'est frayé un chemin sous son tee-shirt et s'y balade librement, caressant les muscles saillants qui s'y cachent. Ces derniers se contractent sous mes caresses. Je profite de l'obligatoire pause respiration pour lui enlever son haut. Et nous repartons au combat. Kalen saisit une de mes jambes pour l'enrouler autour de lui, me plaquant un peu plus contre son corps. Ainsi positionnée, je sens parfaitement la bosse de son pantalon contre moi. Purée de chiotte, je vais devenir dingue ! Front contre front, notre baiser est suspendu. Mes lèvres gonflées et douloureuses récupèrent.
Je commence alors à me frotter contre lui de manière totalement impudique. Non, je n'ai pas honte. Je le veux comme je n'ai jamais voulu personne. Des gémissements s'échappent de mes lèvres et je sens les doigts de Kalen s'enfoncer dans mon dos. Son souffle est rauque, rapide. Son regard, incandescent. Je me libère alors de son emprise pour me délester de mes vêtements. Je me retrouve en culotte et soutien-gorge face à lui. Et mon petit ensemble semble lui faire de l'effet. Victoire !
Ses pupilles se dilatent et il a presque la bave aux lèvres. Son corps sous tension paraît prêt à me bondir dessus, ses yeux se plissent pour exprimer un désir bestial, sauvage. Mon amant semble lutter contre lui-même afin de ne pas perdre le contrôle, alors que mon corps excité ne demande que ça. Il reste immobile, à me regarder comme s'il n'allait faire qu'une bouchée de moi. Je frissonne d'impatience, mais mon instinct me souffle de le laisser approcher en premier. Sois patiente, Lily. Lentement, j'ôte mon soutien-gorge, dévoilant ma poitrine à mon amant. C'en est trop pour lui : Kalen écarquille brièvement les yeux avant de s'élancer en émettant un léger grognement.
Je ne contiens plus mes soupirs de satisfaction, agrippée à sa chevelure. Oh mon Dieu, c'est exquis... Bon sang, mais je ne vais quand même pas jouir comme ça ! Je le repousse alors un peu sèchement, il se recule à contrecœur, un air mauvais sur le visage. Je lui offre un sourire diabolique et m'attaque à son pantalon. Il finit de s'en débarrasser d'un geste vif et m'attire brutalement à lui. Je laisse mes mains explorer cette zone encore inconnue. Ses râles redoublent. S'il ne me serrait pas si fort, je pourrais presque croire qu'il souffre. Je dépose de doux baisers sur son cou, ses épaules, ses clavicules tout en continuant mes opérations plus bas. Je vais lui faire du bien avant de lui montrer comment me rendre la pareille. Forte de cette décision, j'accélère le mouvement. Un bip retentit alors derrière nous. K se fige. Je m'en fiche, je continue. Nouveau bip.
— Lily...
— Kalen, laisse-moi finir...
— ... c'est peut-être important.
— K, je t'en prie...
— D'accord, Chaton.
Bip Bip Bip
— Lily ! Merde, je dois vérifier...
Mon partenaire se libère de mon emprise et se retourne en direction de la console en me laissant contre le mur, le corps couvert par un string en dentelle et une épaisse couverture de frustration. Il s'approche rapidement et analyse les différents signaux qui se présentent à lui. Non, mais ce n'est pas croyable ! L'univers s'est ligué contre moi ! Je vais lui faire bouffer son fichu écran holographique tellement je suis furieuse. Et encore, le mot n'est pas assez fort. Je m'apprête à lui balancer une remarque bien acide, mais il prend la parole en premier.
— C'est une transmission au départ de Pékin, dirigée vers neuf récepteurs en simultané.
Un écran projette un hologramme. Je reconnais une partie de planisphère. Pékin est un point lumineux duquel s'échappent neuf arcs clignotants. Je récupère mon soutif et m'avance à mon tour tandis que Kalen pianote sur les touches d'un panneau tactile.
— Séoul, Jakarta, Bombay, Bangkok, Kazan... Moscou, énuméré-je. Les trois autres, je ne suis pas certaine. Mais à vue de nez, je dirai que le Général Muzhi s'adresse à ses alliés. Les dix, enfin les neuf Faraday restants. Hanoï ayant été détruite. Que dit la transmission ?
— J'y travaille. Ça vient, ça vient, une petite seconde...
J'aurais préféré entendre cette phrase pour une autre raison...
— Voilà !
Une voix masculine grésillante emplit alors la pièce.
... en Europe de l'Ouest. Nos radars estiment que la région parisienne abrite leur base principale. Nous devrions faire beaucoup de dégâts en visant cette zone. Trois courageux pilotes se sont portés volontaires pour la mission. Je tiens à souligner leur courage exemplaire. Leur ultime sacrifice sera loué et leurs noms marqueront l'histoire, la nouvelle histoire. Celle de la libération et du renouveau. Je répète : Big Ginger sera lâchée le huit zéro huit, à huit zéro zéro. Merci de me confirmer la bonne réception de ce message sur le canal habituel. On va les atomiser ces enfoirés d'aliens ! Bip Biiiip.
Le silence qui suit est vertigineux. J'ai peur d'avoir trop bien compris. C'est forcément un cauchemar. Je frissonne d'horreur et ferme les yeux. Quand je les rouvre, Kalen n'a presque pas bougé. Il repasse la transmission, toujours en caleçon. Nouveau blanc. Les mains appuyées sur le bord de sa console, mon compagnon fixe son écran sans ciller. Le planisphère est toujours affiché, mais il n'y a plus d'arcs lumineux au départ de Pékin. La capitale de la Grande Asie abrite la base du Général Muzhi : Faraday-1. Mon compagnon tourne enfin la tête vers moi, ses yeux expriment le même effroi que les miens. Cette voix était bien réelle, ce n'était pas un cauchemar. La fureur disparaît encore plus vite qu'elle n'est arrivée.
— Qu'est-ce que c'est, Big Ginger ? me demande K d'un ton calme en totale opposition avec son expression.
— Je n'ai jamais entendu ce nom, avoué-je. Mais le message était suffisamment clair : il s'agit d'une bombe atomique. Le plan dont Lee m'a parlé se met en place.
— huit zéro huit, huit zéro zéro, répète Kalen de façon presque inaudible.
— Le huit août à huit heures, je traduis. Nous sommes quel jour ?
— Le sept août, fait Kalen en vérifiant sur un écran. Et il est vingt-deux heures et trois minutes. L'attaque aura lieu dans neuf heures.
— Non, pas dans neuf heures, le corrigé-je en jetant un œil à l'horloge universelle. Il y a sept heures de décalage entre ce coin du monde et l'ouest de l'Europe.
— Ce qui nous laisse... deux heures.