7 août 2289 - nord de Chicago - zone d'exclusion
Dix jours que nous sommes ici. Et rien ne bouge. À chaque lever de soleil, je sens Kalen sombrer un peu plus dans ses idées noires. Je mets un point d'honneur à ne pas le brusquer, mais je le vois s'éloigner de moi sans parvenir à le retenir. K semble obsédé par ce fichu communicateur. C'est à peine s'il nous adresse la parole, à présent. Je lui offre pourtant toute l'attention et toute la tendresse dont je suis capable en pareille situation. Je suis terriblement inquiète. Il va mal, et je constate avec tristesse que mon amour ne pourra pas à lui seul lui maintenir la tête hors de l'eau. Il me répète sans cesse qu'il doit trouver une solution pour nous mettre tous hors de danger et pour empêcher la destruction de la Terre, que tout est de sa faute et que c'est à lui de régler la situation. Il s'entête, rongé par la culpabilité et les regrets. Un peu de Xanax lui ferait du bien... Je contemple les jolis sous-vêtements que j'ai rapportés du centre commercial. Faut-il que je passe à l'offensive pour lui changer les idées ?
Sayan est également bien occupé : il espère pouvoir créer une onde capable d'émettre l'enregistrement de Lee chez les terriens, sans qu'elle soit détectable par les puissants radars du Grand Consul. Sam y tient beaucoup : elle veut que l'armée sache qui a assassiné son beau-père. Elle a raison, le Maréchal Silva doit absolument être averti des manœuvres de Muzhi. Le seul point positif est que notre Viking de l'espace semble avoir trouvé un début de solution pour étendre notre champ de communication à l'échelle planétaire... enfin quand nous aurons compris comment l'utiliser de manière discrète.
Seul Jofen semble détaché de tout ce bazar, comme s'il se fichait éperdument d'avoir été condamné à mort par son peuple et de devoir se cacher dans une zone dangereuse. Désormais, il passe trois heures par jour en salle de sport et ne relaie que très rarement Kalen, préférant passer son temps libre à épauler Sayan, même si, manifestement, il ne lui est d'aucune aide. Ces deux-là forment un drôle de duo. Je le soupçonne aussi de vouloir esquiver Mei. Jofen a de plus en plus de mal à masquer son agacement face aux sarcasmes de mon amie qui ont redoublé après la soirée cinéma. Mei s'est pourtant toujours entendue avec tout le monde, elle a le contact facile et cette décontraction insolente qui signifie : soit toi-même, je ne te juge pas. Je l'envie pour ça. Mais avec le frère de Kalen, ça ne passe pas. Voilà qui n'arrange pas mon moral en berne.
Sam est plus mystérieuse, à mon sens. Malgré notre belle complicité naissante, je la sens encore sur la retenue. Hassan était sa seule famille, et même si les démonstrations d'affection entre eux étaient rares, elle est terriblement bouleversée par sa mort. Elle lâche des informations sur sa vie au compte-gouttes. Après ses révélations fracassantes concernant son goût prononcé pour le fromage, j'ai appris au détour d'une conversation qu'elle a été en couple avec un sous-officier. Avec Mei, on a vite compris que le sujet était tabou. Depuis la soirée film, je remarque qu'elle observe avec attention les moindres faits et gestes de ma meilleure amie. Je soupçonne chez elle une bisexualité non assumée. Voilà qui contraste avec le côté bien trop assumé de la tornade asiatique. Là encore, drôle de duo. En tout cas, Sam est une personne que j'apprécie énormément, malgré sa réserve. Son esprit est étonnamment affuté pour son jeune âge, et elle possède un grand sens moral. On sent qu'elle a été élevée par un militaire possédant de belles valeurs. Et il a été tué par ma faute. Moi aussi je vais avoir besoin de Xanax si ça continue.
Aujourd'hui, je décide de passer à la vitesse supérieure. Sur les conseils de Mei, j'organise une soirée action ou vérité, et je supplie Kalen de lâcher son poste pour y participer. Je vois bien qu'il lui en coûte, mais il accepte de nous rejoindre avec son oreillette. Ses yeux sont cernés. À cet instant, j'ignore ce qui me touche le plus : la déchéance de cet homme que j'aime plus que de raison, ou les menaces nucléaires et selcynes.
— Il a besoin de relâcher la pression, m'a dit Mei ce matin. Et tu sais ce que je pense sur le meilleur moyen d'y parvenir, ma biche. À toi de jouer !
Oui, ben je fais ce que je peux ! Sa libido est au point mort ces derniers jours (ce n'était déjà pas facile avant). Espérons que mon ensemble en dentelle fasse son petit effet. Je me donne corps et âme pour son bien-être !
Sam est installée à l'envers sur une chaise, bras croisés sur le dossier métallique. À côté d'elle, Mei est allongé sur un drap épais avec une lime à ongles. Jofen s'est placé un peu en retrait, installé sur un canapé vert qui n'a pas l'air très confortable. Kalen s'est assis au sol, et je me suis empressée de me caler entre ses jambes. Opération séduction en cours ! Enfin, le dernier à arriver est Sayan. Il nous annonce qu'il a peut-être une piste pour diffuser un message sans nous compromettre, mais je n'écoute pas vraiment ses explications longues et techniques. Il s'installe à côté de Jofen et lui offre un sourire. Attends... un sourire ? C'est suffisamment rare pour que je le remarque ! Mei aussi n'en a pas raté une miette. Elle m'adresse un petit clin d'œil avant de reprendre sa manucure. J'ai l'impression d'avoir manqué un épisode. Une partie d'action ou vérité arrosée de vin est l'occasion pour rattraper tout ça. J'explique le principe et le jeu commence. Sam est la première à passer. Elle choisit vérité.
— Es-tu déjà tombée amoureuse ? demande Mei.
— Oui.
— Oh, mais il faut en dire bien plus ! s'exclame mon amie. Le militaire de Faraday-23 dont tu nous as parlé ?
— Oui, le sous-officier. Il était bien plus âgé que moi. Je me suis laissée impressionner. Ce n'était pas quelqu'un de bien. Il... ce n'était pas quelqu'un de bien.
— Comment ça s'est terminé ? la questionné-je.
— Il a été expulsé de la base, fait Sam en baissant les yeux, mais avec un léger sourire. Je suis certaine qu'Hafid n'y était pas pour rien. On continue. Lyna, action ou vérité ?
— Action, réponds-je en espérant avoir l'autorisation officielle de rouler un patin à Kalen devant tout le monde.
— OK, tu dois rester silencieuse pendant un tour complet. Kalen, action ou vérité ?
— Vérité.
— Que penses-tu du Grand Consul ?
Je fulmine. Pas croyable : Sam réussit l'exploit d'être la plus jeune et la moins fun du groupe. Ce jeu n'est pas censé être sérieux. Je la fusille du regard.
— Il m'inquiète, avoue Kalen. J'ai beaucoup repensé à notre dernier échange, et à la guerre de Selcyon. Il a apporté cette arme ici, elle était en orbite autour de votre planète, et maintenant, elle est entreposée dans Cassy-1, prête à l'emploi. Et s'il avait vraiment réussi à la réparer ? Et si elle n'avait jamais cessé de fonctionner ? Je n'en dors presque plus. Je me sens coupable d'avoir cru à ses mensonges, et plus encore de vous mettre tous les cinq en danger. Je dois trouver un moyen d'arranger ça...
— Kalen, tu ne peux pas porter tout le poids sur tes épaules, soupiré-je en me retournant vers lui. Nous allons trouver une solution. Sayan est sur le coup et les émissions reçues n'indiquent rien d'alarmant pour le moment.
— Lyna, tu as parlé, tu es punie ! s'écrie Sam d'un ton autoritaire, malgré son petit sourire. En plus de te taire, tu dois aller t'assoir face au mur.
Purée de chiotte de crotte de merde. Je m'exécute en la maudissant. Ce fichu jeu ne se déroule pas comme je l'espérais.
— Sayan, fait K. Action ou vérité ?
— Vérité.
— Choisis l'un d'entre nous pour poser une question que tu n'as jamais osé formuler.
— Hum... Jofen, est-ce que tu apprécies mon apparence humaine ?
Rien à faire des règles, je me retourne pour voir la tête du frère de K. C'est trop intéressant pour que j'en rate une miette.
— Pour voir que tu possèdes le corps d'une race peu développée, tu ne manques pas de charme, répond-il avec beaucoup de sérieux.
— Tu sais ce qu'elle te dit la race peu développée ?! s'indigne Mei.
— Et je choisis action, poursuit Jofen en l'ignorant.
— Imite Mei, fait notre Viking.
— Facile, rétorque son ami avant de prendre la voix aigüe de sa cible. Pour souder le groupe, je propose qu'on se mette tous nus et qu'on se touche. Ça va nous détendre. Et vous verrez, même les aliens sans âme que vous êtes apprécieront. Lyna, ma biche, arrête de tourner autour des mots et montre ton corps à Kalen ! J'aime tellement les plaisirs de l'acte reproductif, je ne pense qu'à ça !
— Stoppe ! s'écrie Mei, rouge de colère. T'es vraiment qu'un idiot prétentieux ! Non... une idiote prétentieuse, t'as un corps de pétasse, après tout ! Et on dit tourner autour du pot, abruti. C'était une idée débile de jouer à ce jeu avec des dégénérés pareils !
Et elle quitte la pièce, laissant couler quelques larmes. J'en reste sans voix. Je n'ai que très rarement vu Mei être atteinte par la critique. Sam réagit plus vite que moi.
— On félicite Jofen, marmonne-t-elle en s'élançant derrière mon amie.
— J'ai été si mauvais imitateur que ça ? demande Jofen avec une légère contrariété.
— Tu lui as fait de la peine, réponds-je en me levant à mon tour. Mei est une fille joviale, sociable, drôle... mais toutes ses blagues grivoises sont en quelque sorte une carapace, pour cacher sa gêne et briser la glace plus facilement.
— Briser la glace ?
— Nouer des liens, éviter les conversations ennuyeuses ou trop sérieuses qui la mettent mal à l'aise. Elle le cache bien, mais elle a beaucoup de complexes et un passé difficile. Si tu essayais de voir ce qui se cache derrière toutes ses remarques parfois idiotes, je te l'accorde, tu comprendrais qu'elle est une belle personne qui a besoin de se sentir aimée.
— Je devrais aller m'excuser alors, conclut Jofen en se triturant nerveusement les doigts.
— Oui, je crois. Je t'accompagne.
— Tu ne devais pas rester silencieuse face au mur ? demande Sayan avec sérieux.
Je ne prends pas la peine de lui répondre. Cette soirée vire au drame, je ne suis pas d'humeur à supporter le côté premier degré des selcyns. Kalen saisit l'occasion pour retourner en salle de communication. Bien sûr. Il faudra que j'ai une conversation avec lui, aussi. Je ne peux pas le laisser sombrer dans l'autoflagellation. Mais chaque chose en son temps. Jofen et moi nous dirigeons vers la chambre que je partage avec Sam et Mei. Malgré l'immensité du vaisseau, aucune de nous n'a jamais songé à faire chambre à part. Nous ouvrons la porte sans nous annoncer et tombons sur une scène déconcertante. Sam est allongée sur Mei et les deux femmes sont en plein baiser passionné, option tripotage intensif. La totale, gémissements inclus. J'en reste sans voix. Elles finissent par prendre conscience de notre présence et se redressent avec empressement. Sam baisse les yeux, confuse, mais Mei fusille Jofen du regard. L'intéressé ne perçoit pas l'ambiance lourde qui règne entre nous et suit son idée jusqu'au bout. Il adresse donc ses plus plates excuses à mon amie qui paraît halluciner. Je tire mon comparse par la manche et nous regagnons la salle commune. Sayan n'y est plus. Je soupire et me sers un grand verre de vin blanc récupéré hier au centre commercial. Jofen m'imite et nous restons un moment silencieux. Je jure de ne plus jamais jouer à action ou vérité, quel jeu stupide !
— Lyna, tu es docteur, fait Jofen.
— Oui.
— Docteur Lyna Ferrat.
— Hum hum, m'agacé-je en sirotant mon vin.
— Alors tu vas pouvoir m'expliquer, comment font deux femmes pour s'accoupler.
Je recrache l'intégralité du liquide que j'avais en bouche dans un hoquet de surprise. Purée de chiotte, celle-là, je ne m'y attendais pas ! Loin de s'offusquer de ma réaction, Jofen poursuit en accompagnant ses propos de mouvements de mains explicites :
— Ça ne s'emboîte pas.
— Euh... alors effectivement, les femmes ne possèdent pas de pénis, répliqué-je en essayant de prendre ma voix de médecin professionnel. Mais crois-moi, il y a bien d'autres façons de faire l'amour.
— Lesquelles ?
— Je t'avoue que je suis un peu gênée de parler de ça avec toi...
— Pourquoi ? me demande prudemment le frère de Kalen. Si tu préfères, je peux aller observer Mei et Sam, mais je suis presque sûr que ce n'est pas moralement acceptable.
— Euh, non, en effet.
— Je crois qu'elles mettaient chacune leur langue dans la bouche de l'autre. Je t'ai vu faire la même chose avec Kalen.
— Euh, oui. C'est ce que font les..., commencé-je avant de laisser ma phrase en suspens.
— Les couples ? propose Jofen.
— Oui, les couples, confirmé-je. Appelons un chat, un chat.
— Vous les hum... terriens, vous parlez par énigmes. Pourquoi parles-tu de chats ?
— Nous parlons de façon imagée, c'est une manière de te dire qu'il faut appeler les choses par leur nom. Je prends conscience de ce que nous sommes, Kalen et moi. Un couple, malgré nos différences.
— À part mêler vos langues, vous faites autre chose ?
— Jofen, les terriens parlent rarement des détails intimes de leurs vies.
— Ah. Alors j'imagine que ça ne sert à rien que je me confie sur mon envie de tester.
— Bon sang ! m'écrié-je en manquant de renverser mon verre. Tester quoi ?
— En attendant de pouvoir glisser dans un corps masculin, autant essayer les possibilités que me donne ce corps féminin. Hier, Sayan m'a fait comprendre qu'il ne serait pas opposé à ce que nous nous accouplions tous les deux. Je suis stérile, comme toutes les femelles que nous avons assimilées. Alors je sais bien que cet acte sera purement... occupationnel.
Mes yeux doivent être aussi grands que des balles de golf, car Jofen se tait. Il me dévisage sans broncher.
— Tu... veux coucher avec Sayan ? Mais... tu as des sentiments pour lui ? Pas que ce soit réellement obligatoire, mais...
— Je ne suis pas certain de savoir ce que c'est.
— Bon, alors, tu as du désir ? Tu as envie de partager un contact intime avec lui ?
— Oui. Je crois. Même si le côté sale de l'acte me rebute un peu. Sur Selcyon, nous n'avions pas le droit d'opérer à de tels rapprochements.
— Ce n'est pas sale ! le contredis-je. Tu vas aimer, je pense. Si vraiment tu le veux et que lui aussi le veut, alors ça devrait bien se passer. Et vous avez l'air de beaucoup tenir l'un à l'autre. Le mieux est d'engager une discussion sincère pour savoir jusqu'où l'autre est prêt à aller, ce que chacun veut et désire.
— Je vois, dit-il en se levant.
— Et n'y aller pas comme des sauvages, prenez le temps de découvrir le corps de l'autre.
— Merci pour tes conseils, je te ferais un retour.
— Non, ça ira... sauf si vraiment tu as besoin d'en parler. Sinon, tu peux garder ça pour toi. Ou mieux, continuer d'en parler avec Sayan, directement.
— J'y penserai. Bonne nuit, Lily.
Je le regarde s'éloigner, abasourdie. Jofen ? Pourquoi Kalen n'a pas cette curiosité-là ? Je ne suis peut-être pas à son goût... Non, son corps me montre qu'il en a tout autant envie que moi. Il est juste bien trop préoccupé. Purée de chiotte, je vais finir par me mettre à poil et me frotter contre lui pour lui changer les idées ! Ça me rappelle que je porte toujours mon petit ensemble sexy. Et puis crotte, je vais le rejoindre. Y a pas de raison que tout le monde s'amuse ici sauf moi ! Le monde attendra demain pour être sauvé.