Cassy-1 est, à l'origine, le vaisseau du Gouverneur. À présent, il est sous le commandement du Grand Consul. Sa taille est si impressionnante qu'il reste en orbite autour de la Terre. S'il se posait, le faire redécoller serait impossible, ou demanderait une quantité démente d'énergie et abîmerait une large zone sur Terre. Pour les chefs d'armée, il existe des versions miniatures de Cassy-1. Une cinquantaine, d'après Kalen. Cassy-3, où nous embarquons, est l'un d'eux. Un concentré de technologies aussi bien dans le domaine de la navigation que de l'armement. Jofen en parle avec passion, et c'est ce qui me fait peur. Même si Sayan affirme pouvoir nous rendre invisibles et intraçables grâce à la mise en place d'un protocole furtif, je doute que notre nouveau copain le Consul apprécie la tournure de notre mutinerie. Il s'attend visiblement à ce que Kalen, Jofen et Sayan se rendent, et nous embarquent dans leur sillage. De braves soldats courant droit vers leur mort sans protester, parce que le grand manitou leur a demandé de le faire. Ce dernier a tellement l'habitude de se faire aveuglément obéir qu'il n'a pas prévu d'escorte. D'ailleurs, à bien y réfléchir, les selcyns ne disposent pas de l'équivalent de nos policiers. Sa vengeance risque d'être terrible.
Assise sur une banquette, je laisse Mei et Sam contempler la sombre salle où les vitres et les écrans permettent une vue à trois cent soixante degrés autour du vaisseau. Un renfoncement abrite les commandes de combat primaires, les armes avancées se situent dans la pièce voisine. Une deuxième alcôve fait office de salle des communications. Les murs sont d'un noir intense. Le contraste avec le blanc de la base ne pouvait pas être plus saisissant. Toute mon attention va à Kalen qui procède aux dernières vérifications au poste de pilotage qui se place au centre de la salle. Sur son siège rotatif, il fronce les sourcils, concentré. J'imagine ses bras musclés me serrer contre lui. Mon cœur accélère. J'ai besoin de lui parler, de m'excuser, de savoir que notre dispute ne change rien à ce que nous ressentons l'un pour l'autre. Je ne pourrais pas nommer ce sentiment avec précision. J'ai aimé Saïd, est-ce la même chose ? Non. Kalen et moi, c'est à la fois plus que ça, et... C'est juste différent.
Sayan revient nous annoncer qu'il a effectué sa part : les traceurs ont été détruits, et le bouclier antiradar est à présent renforcé grâce au talent de Jofen. Nous sommes, selon lui, parfaitement silencieux. Aucun selcyn n'a cherché à faire obstacle à notre fuite. L'un d'eux, un des boxeurs de Tavira, est même venu nous souhaiter bonne chance. Il m'a affirmé sans émotion apparente que mes petits plats humains lui manqueraient. Il n'a rien dit quand je l'ai rapidement pris dans mes bras. C'est certain, ce type m'apprécie. Comme quoi, peu importe la planète d'origine, un homme s'achète avec de la nourriture (ou du sexe, dirait Mei). Houlm ne nous a pas fait l'honneur de sa présence, mais nous avons tous conscience que notre fuite ne doit probablement pas lui échapper.
Ma principale inquiétude réside désormais dans la capacité de Cassy-3 à décontaminer la région de Chicago. Elle est devenue inhabitable quand le tyran à la tête d'un minuscule pays s'est mis en tête de bombarder les États-Unis, une nation qui fait maintenant partie de l'Amérinord. Une première bombe classique, et pourtant déjà dévastatrice, suivi par une effroyable expérimentation : une massive. Personne n'avait jamais vu ça, et peu pensait qu'une telle arme pouvait exister. La course au nucléaire était prohibée depuis un moment, mais les despotes, comme celui qui dirigeait la Corée du Nord, n'en avaient que faire.
Le drame a au moins permis l'accélération de la formation des États Nations : l'Amérinord, l'Amérisud, la Grande Asie, l'Europe, l'Empire Russe et les terres désolées d'Océanie. Le plus gros défi a été de mettre d'accord les pays d'Afrique, et l'Afrique Réunifiée a été la dernière à suivre le mouvement. Mais une fois que ça a été fait, elle est rapidement devenue l'État Nation le plus puissant du monde, dépassant en moins de deux décennies la très prometteuse Amérisud, et enfonçant les leaders du passé (l'Amérinord et l'Europe) dans l'archaïsme.
Kalen donne l'ordre de décollage, et c'est à peine si je ressens les vibrations. Ses mains s'agitent sur les commandes qui l'entourent, et je me remets à avoir des pensées perverses. N'en pouvant plus, je me lève pour chercher la solitude dans cet immense vaisseau. Six passagers, je suis presque certaine que Cassy-3 n'a jamais eu aussi peu de monde à son bord. Cet engin doit pouvoir abriter plusieurs milliers de personnes sans problème. Je déambule dans les couloirs blancs aux portes vertes et finis par retrouver l'endroit aux six colonnes. Les stores sont fermés : je ne peux pas profiter de la vue. Je m'affale sur le canapé et regarde le plafond. Nous sommes à l'aube d'une attaque destructrice de la part des deux camps, et j'ai l'impression que seules six personnes semblent vouloir éviter le pire. Et j'en fais partie. Comment en suis-je arrivée là ? J'entends des bruits de pas. À ma grande surprise, je vois Kalen arriver.
— Nous arrivons dans vingt minutes, me dit-il.
— Tu n'es plus aux commandes ?
— Jofen a voulu prendre ma place. Mei le guide, mais leur duo est explosif. Bon sang, elle ne se tait jamais !
— Rarement, mais c'est une personne bien.
— Et Samantha ?
— Je ne la connais pas assez pour te dire, mais elle semble avoir les pieds sur terre.
— Si on peut dire.
Je regarde K. Son expression est impénétrable. Je lui lance un sourire timide et prends mon courage à deux mains.
— Je suis désolée. Je t'ai manqué de respect en tenant des propos offensants. Je ne réalise probablement pas assez l'ampleur des sacrifices que tu fais pour éviter les injustices, et pour me sortir de mes problèmes. Kalen... Pardonne-moi, je t'en prie, j'ai besoin de savoir que tu ne m'en veux pas.
— J'accepte tes excuses, Chaton. Après tout, je suis celui qui t'a enlevée, séquestrée et presque forcée à prendre part à un projet dont je perçois à présent toute l'horreur. Je t'ai comparé à un animal de compagnie et ne me suis pas montré particulièrement empathique.
— Ce n'est pas ton point fort, en effet, approuvé-je en riant.
Je me lève pour aller le rejoindre, mais je n'ose pas le toucher malgré mon envie dévorante de le faire. J'ai peur d'aller trop vite, de me montrer trop pressante. Je suis là, plantée à quelques centimètres de lui comme une gourde, ne sachant pas quoi faire.
— Kalen, j'aime qui tu es, ta façon d'être. Comment prouver au monde qu'une entente entre terriens et selcyns est possible si nous-mêmes, nous nous laissons emporter dans des querelles puériles malgré le profond attachement que nous ressentons l'un pour l'autre.
— Je ne sais pas, Chaton, susurre Kalen en frôlant ma joue avec ses doigts, provoquant d'agréables frissons dans mon dos.
— C'est le truc le plus romantique que j'ai jamais entendu, bégayé-je.
— Oh, on ne t'avait pas prévenu que les selcyns étaient romantiques ?
— Et si on arrêtait de dire que les selcyns sont comme ci, et les terriens comme ça, proposé-je. Si on acceptait que chaque individu ait sa propre personnalité, ses propres envies ?
— Bonne idée, Chaton, me répond Kalen en m'entourant de ses bras. Je suis donc un grand romantique.
Je glousse comme une bécasse. La sensation de son corps touchant le mien me donne l'impression d'être ivre. Je passe mes mains dans ses cheveux bruns et l'attire à moi. Nos lèvres se trouvent, comme aimantées, pour se mettre à danser comme elles savent si bien le faire. Le goût de sa langue sur la mienne m'arrache un petit gémissement de satisfaction. Je l'aime. Aucun doute sur ce point. Je l'aime à en crever.
Ce doux moment s'arrête bien trop vite. Cassy-3 se déplace très rapidement (sans la moindre secousse !), et nous sommes proches de notre point d'arrivée. Nous retournons main dans la main dans la cabine de pilotage, et déjà, le vaisseau survole à vitesse réduite l'Amérinord. J'ignore les chamailleries entre Mei et Jofen pour contempler le paysage désolé qui se déploie à travers les vitres et les écrans, alternance d'espaces vides et de villes détruites. Malgré tout, je repère des camps de rescapés.
— Ils ne prêtent pas attention à nous ? m'étonné-je.
— Nous sommes invisibles, me rappelle Sayan. Le bouclier nous rend presque indiscernables et nous ne formons aucune ombre grâce au système de torsion de la lumière. Le protocole furtif est extrêmement performant. Je faisais partie de l'équipe de conception.
— Waouh ! sifflé-je, admirative.
— Vous ne venez jamais ici ? demande Sam. Sur ce continent ?
— Si, bien sûr. Des détachements selcyns sont chargés de la surveillance de toutes les zones habitées et nous possédons quelques bases dédiées à l'étude géologique. Mais ici, il n'y a que peu d'attaques contre nous. Et quand ça arrive, c'est toujours désastreux pour les humains.
— Les terriens, le reprend Mei. Nous nous sommes accordés pour dire que nous étions tous humains à présent.
— Tu t'es accordée toute seule, grogne Jofen, avant de se reprendre devant l'air sévère de son frère. Mais si cette nuance t'empêche de partir dans un délire de suppliques et de revendications, alors je la ferai.
Mei parait satisfaite de la réponse. Elle est sur le point de reprendre la parole quand je la coupe :
— Là-bas ! J'aperçois une délimitation, comme un haut grillage. Et au loin, les sols sont jaunis, comme asséchés. Ce doit être la zone d'exclusion.
— Il y a la mer ? demande Jofen.
— Non, c'est un lac immense, expliqué-je. Comme dans ma région natale, la montée des eaux a englouti une partie des terres habitées. La ville de Chicago a été en partie déplacée, tandis que l'ancienne ville a les pieds dans l'eau. Les habitants se déplaçaient en taxis-barque autonomes. Cette ville est également devenue le nouveau centre économique de la nation après l'effondrement de... euh...
— New York, je crois, termine Sam. Trop près de l'océan, la ville n'a pas survécu aux changements climatiques malgré les digues. Résultats : côtes inondées et destruction des villes due à la multiplication des cyclones.
— Bon sang, il ne reste plus aucun bâtiment ou arbre debout, ici ! s'exclame Kalen en se penchant un écran. J'avais un doute, mais maintenant je suis convaincu : cette arme peut réellement détruire Bleiselcyon.
— Ne jamais sous-estimer la puissance de l'atome, souligne Sayan. Je dois dire que je suis étonné que les humains, enfin les terriens, aient réussi à maîtriser suffisamment cette source d'énergie pour en faire quelque chose, même si ce quelque chose est une véritable désolation.
— On en parle, de la matière noire ? le questionne Sam d'un ton railleur. Vous avez fait des prouesses avec cette source d'énergie là, paraît-il !
— Kalen, mon frère, fait Jofen d'un ton détaché. Nous avions déjà du mal à gérer une terrienne, et maintenant, grâce à toi, nous en avons trois sur les bras. Et pas les plus conciliantes, si tu veux mon avis.
Et c'est reparti pour une nouvelle dispute entre Mei et Jofen sous les sourires de Sam et la perplexité de Sayan. J'en profite pour scruter attentivement les écrans qui zooment en direction du Nord. Je montre à Kalen l'épicentre de l'explosion et lui suggère de remonter un peu plus, dans une zone d'exclusion suffisamment éloignée pour posséder encore des bâtiments solides. C'est ce qu'il fait et nous trouvons assez rapidement une zone boisée interrompue par une clairière suffisamment large pour poser Cassy-3. Les capteurs du vaisseau confirment la présence d'un fort taux de radioactivité. Sayan s'éloigne afin de mettre en route son stabilisateur d'atomes. En moins de cinq minutes, il parvient à mitrailler les alentours avec son bidule. Le taux chute en flèche. Il faut encore patienter trente minutes pour rendre le coin habitable. Kalen insiste pour que nous passions tous par le flaster afin de prévenir d'éventuelles lésions dues à cette mortelle pollution. Je suis sidérée. Même Mei reste sans voix, ça lui arrive de plus en plus souvent.
Notre point de chute est proche d'une petite ville possédant un centre commercial : nous aurons besoin de nourriture, de vêtements, de produits d'hygiène et d'un épilateur. Il se peut que je n'ai pas abordé ce dernier point avec K. Je lui jette un regard en coin. Ses yeux noisette sont toujours concentrés sur les commandes de son vaisseau. Il a l'air terriblement soucieux, mais ça n'enlève rien à son charme. Je rajoute parfum, sous-vêtements affriolants et maquillage sur ma liste personnelle. Mais qu'est-ce qui m'arrive ?