21 juillet 2289 - Faraday-23 proche d'Alger
Mon sang se glace. Cet homme est le mal personnifié, et je sais à quel point il me déteste. Habitués à la pénombre, mes yeux distinguent à présent son regard de prédateur et son sourire pincé.
— Eh bien, j'ai cru que vous ne reviendrez jamais à vous ! s'exclame-t-il. Presque vingt heures d'inconscience, et votre cœur qui a failli lâcher. Vous n'êtes pas aussi chimiorésistante que vos nouveaux amis.
— Vous vous trompez, articulé-je à grand-peine. Je ne suis pas selcyne, je suis toujours moi.
— Oui, je sais. Je l'ai compris quand j'ai croisé votre regard insolent.
— Alors pourquoi me retenez-vous en otage ?
— Parce que vous nous cachez délibérément la vérité, me dit-il avec simplicité.
— Dites plutôt que vous craignez que je révèle vos petites expériences commanditées par le Général Muzhi depuis Pékin !
— Oui, aussi. Mais je maintiens que vous n'êtes qu'une sale petite cachotière. Vous mentez sur les raisons de votre enlèvement, vous mentez sur les liens qui vous lient à vos ravisseurs, vous mentez quand vous affirmez ne pas en savoir plus sur les secrets de notre ennemi. Je suis un militaire, Ferrat, je sais voir quand une personne en protège une autre. Et vous, vous protégez les selcyns. Hafid Hassan est probablement disposé à vous laisser du temps, mais nous, nous n'en avons pas. Les bases de Grande Asie s'apprêtent à agir.
— Que voulez-vous dire ? m'inquiété-je.
— Que ces babouins africains et leurs homologues Sudaméricains n'ont plus le monopole des armes de destruction massive. Nous allons leur prouver que le peuple de Grande Asie et ses alliés de l'Empire Russe peuvent régler la question Aliens mieux qu'ils ne semblent le faire. Nous avons... un nouvel argument de taille qui nous replacera au rang de première puissance mondiale, qui élèvera le Général Muzhi au rang de héros des Nations.
— De quoi s'agit-il ?
— Je voudrais bien vous répondre, Docteur, minaude-t-il d'un air narquois. Mais dois-je vous rappeler que vous ne semblez pas savoir tenir votre langue quand il s'agit d'informations classées top secret ? Je ne plaisantais pas quand je vous ai menacé de vous faire exécuter. Vous mourrez pour trahison, quand vous m'aurez donné les informations que je désire. L'appareil médical alien attire tout particulièrement notre attention. En tant que médecin, je suis certain que vous pouvez comprendre cela. Tout comme je ne doute pas qu'une petite fouineuse comme vous n'a pas manqué de s'y intéresser de près. Et votre propre transformation est un sujet d'étude à ne pas négliger. J'ai étudié de près les résultats des tests que les médecins de Faraday-23 vous ont fait subir. Je suis impressionné, sincèrement. Sans être égales à celles de nos adversaires, vos capacités physiques sont à présent supérieures à la moyenne. La nécessité de recourir à une double dose de sédatif en est une preuve supplémentaire. Voici donc ma conclusion : non seulement Tavira possède cet appareil miraculeux, contrairement à ce que vous nous avez affirmé, mais en plus vous y avez eu recours.
— Je ne vous dirai rien, marmonné-je, furieuse.
Lee se lève et se dirige vers moi avec assurance. Je me redresse pour ne pas lui montrer ma peur, et il en profite pour m'asséner une violente gifle qui propulse ma tête sur la gauche. La mâchoire douloureuse, je prends néanmoins sur moi pour me redresser rapidement et ne rien laisser paraître.
— Celle-là, c'est pour avoir parlé au Général Hassan de notre petit secret, clame-t-il avant d'abattre à nouveau sa main sur mon visage.
La force de ce second coup est telle que je reste quelques secondes tête baissée à voir trente-six chandelles. Le goût du sang envahit ma bouche.
— Et celle-là, c'est pour l'avoir fait avec votre copine lécheuse de timbres à Hanoï.
L'évocation de mon amie me fait l'effet d'un électrochoc.
— Mei... elle est là ! me rappelé-je subitement. Et Gatien...
— Oui, je suis allée la récupérer à Hanoï avec votre négro de petit ami... ex-petit ami, peu importe. Je pensais qu'ils me seraient utiles pour savoir si vous étiez devenue une des leurs, et pour vous faire chanter au besoin. Sitôt arrivé à Faraday-23, j'ai pu récupérer une copie de l'enregistrement de votre sauvetage. L'un des soldats avait une caméra embarquée. Vous auriez dû voir la tête de vos amis quand ils vous ont vu mettre votre langue dans la bouche de ce monstre. Il n'a pas été difficile de les convaincre que leur chère Lyna avait été tuée et que vous n'étiez plus qu'une enveloppe possédée par un esprit étranger et ennemi. Cette pauvre miss Chang a été bouleversée. C'est bien la première fois que je la vois fermer la bouche à cette garce. Monsieur Moussaka s'est montré bien plus stoïque.
— C'est vous le monstre, Lee. Hassan va me retrouver et vous dénoncer au Maréchal Silva. Vous allez être jugé pour désobéissance.
— Qu'il fasse donc, le Maréchal ne pourra rien pour lui. Quoiqu'en dit Hassan, vous êtes officiellement une citoyenne de Faraday-4, et donc sous mon autorité. J'ai lancé un recours pour m'en assurer, et tant que ce litige n'est pas résolu, mon brave collègue n'est pas en droit de vous revendiquer comme sa propriété. S'il ne respecte pas cet état de fait, il se mettra dans une situation des plus délicates ! Il est temps que le monde sache que l'union des onze ne plaisante pas. Le Maréchal Silva a compris que le vent tournait, il se méfie de nous à présent.
— L'union des onze ? répété-je, abasourdie.
— Faraday 1 à 11. Nous ne sommes peut-être pas équipés de protos ou d'hélicoptères à propulsion gravitationnelle, mais nous avons bien plus dangereux.
— Vous allez déclencher une guerre entre humains ? le questionné-je en me demandant si je ne suis pas en train de m'enfoncer dans un cauchemar.
— Seulement si Hassan m'y pousse. Enfin, ne nous inquiétons pas davantage pour lui, nous allons fuir Faraday-23 avant qu'elle ne soit détruite par votre nouveau petit ami. Et vous, ma chère, vous allez passer de bien mauvais moments en ma compagnie.
Choquée, je ne vois arriver la pluie de coups de pied qu'au dernier moment. L'impact de ses semelles sur mon corps résonne jusqu'au plus profond de mon âme, et recommence encore et encore jusqu'à ce que je ne ressente qu'une douleur diffuse qui me pousse à l'inconscience.
Je ne desserre pas les dents. Je suis affamée, assoiffée, et j'ai sans doute quelques côtes cassées, mais je ne dirais rien. C'est la troisième fois que Lee essaye de me faire parler. La règle est simple : il me pose une question, et si ma réponse, ou mon absence de réponse ne lui convient pas, il m'entaille le corps avec son couteau, gravant sur ma peau l'ampleur de sa cruauté. Mais je tiens bon, j'ai déjà suffisamment causé de torts à Kalen et aux siens. Quand je me sens défaillir, je me remémore la sensation des lèvres chaudes de Kalen sur les miennes, leur douceur et tout le désir qui m'a embrasé à cet instant.
Je ne mourrai pas sous les tortures de Lee. Ce n'est pas ce qu'il veut. Le sang se répand lentement, trop lentement pour me tuer. Chaque fois, l'interrogatoire se termine de la même manière : des coups jusqu'à ce que mon corps ne puisse plus faire face. J'observe avec détachement mes bras striés de fines lacérations rouge vif. Lors de notre dernière entrevue, Lee a commencé à s'attaquer à mon abdomen. Quelle sera la prochaine étape ? Je n'arrive plus à réfléchir, la seule chose que je sais, c'est que je ne dois pas parler. Comment réagirait Lee s'il avait connaissance du projet couveuse du Grand Consul ? J'aime mieux ne pas le savoir. Et hors de question que je divulgue la moindre information sur le fonctionnement du flaster. Imaginer un démon comme Lee avec la force physique d'un selcyn me donne envie d'en finir tout de suite. À vrai dire, j'ai déjà envie d'en finir.
Cette remarque me fait douloureusement revenir au moment présent. Lee affiche désormais un sourire satisfait. Il demande à un de ses sbires de m'emmener dans une autre pièce. Je suis étonnée de pouvoir encore tenir sur mes pieds, même si le trajet n'a rien d'une promenade de santé. Un coup d'œil autour de moi m'indique que nous sommes dans le couloir des mécanos, je reconnais les avertissements placardés au mur. Je suis jetée dans un bureau sans ménagement. Un petit gémissement étouffé m'accueille, et lorsque Lee m'attrape les cheveux pour me faire relever la tête, c'est pour que je puisse faire face à Mei, ligotée devant moi.
Une vague d'indignation me parcourt comme une lame de fond. Je ne suis pas la seule à ne pas apprécier ce que je vois. Mei a les yeux écarquillés et brillants de larmes contenues. Si elle en doutait encore, je pense qu'elle a à présent compris que j'étais toujours moi, et pas une selcyne dans le corps de son amie. Son regard désolé s'attarde sur mes bras lacérés et mes multiples hématomes. Elle est solidement attachée sur une chaise et bâillonnée, mais je vois sa respiration accélérer. Vêtue d'une légère chemise blanche et d'un short en jean, elle a l'air si vulnérable. Les mots du général me reviennent en tête : il va utiliser Mei pour me faire chanter. Quel sale enfoiré de fils de... J'entends son rire démoniaque derrière moi, puis il me tire au fond de la pièce et se rapproche de ma meilleure amie. Le néon vacille légèrement, offrant toutefois bien plus de luminosité que dans ma cellule précédente. Je plisse les yeux, mais refuse de les fermer devant le spectacle ignoble qui se joue devant moi.
— Je pense que vous avez compris les nouvelles règles du jeu, mademoiselle Ferrat, déclare le démon qui me fait face. À présent, si vous refusez de me répondre, c'est votre copine qui prendra à votre place.
Et il sort un couteau de sa poche qu'il place contre la joue de Mei. Cette dernière semble avoir repris du poil de la bête, car elle bombe fièrement le torse, le regard braqué devant elle.
— Pourquoi ce commandant Selcyn vous a-t-il enlevé ? me redemande encore une fois Lee.
J'ai à peine le temps de prendre ma respiration qu'il commence à entailler le visage de mon amie. LE VISAGE ! Purée de chiotte, ce type ira en enfer, et le plus tôt serait le mieux.
— Attendez ! lâché-je d'une voix éraillée. Je vais parler, mais libérez-la. Je ne peux rien dire tant que vous la menacez.
— Quel dommage ! ricane mon adversaire en enfonçant son arme plus profondément sur le visage de Mei. De la bile me remonte dans la gorge tandis que mon amie serre silencieusement les dents.
— Pour le pouvoir, Docteur. Ces dernières années, Séoul et Pékin ont bâti dans le plus grand secret un arsenal d'arme nucléaire.
— Impossible, elles sont interdites depuis plus de cent ans, rétorqué-je. Après l'attaque de ce qui fut la Corée du Nord contre l'Amérinord et le désastre écologique qui a suivi, toutes les têtes nucléaires ont été démontées. Et avec le Grand Chaos, vous n'avez pas pu réaliser une telle horreur.
— Je me fiche que vous me croyiez ou non, miss Ferrat. Les têtes ont été remontées, voilà ce que je vous dis. Aux grands maux, les grands moyens. Les Africains et les Amérisudiens auraient pu entreprendre la même démarche pour nous débarrasser de ces envahisseurs, ils en avaient largement les moyens. Ils sont juste trop lâches pour prendre les bonnes décisions.
— Vous allez déclencher une guerre nucléaire et détruire notre planète !
— Nous allons mettre fin à ce conflit contre les aliens. Les terres européennes seront sacrifiées, mais c'est le moindre mal. Elles sont de toute façon devenues une zone ennemie. Vous verrez, face à la puissance de feu que Pékin va déployer, tous les hauts dirigeants des armées des Nations Unies plieront devant le Général Muzhi. Il deviendra le nouveau maréchal, celui des armées libératrices. La Grande Asie et l'Empire Russe, ainsi que l'Amérinord, si elle nous en fait la demande, dirigeront le nouveau monde. L'hémisphère nord reprendra sa place de leader. L'hémisphère Sud paiera pour son arrogance et son manque de réactivité. Nous les ferons ramper.
— Ils sont bien mieux équipés que vous, ils ne se laisseront pas faire. En plus d'une guerre nucléaire qui déclenchera le courroux des selcyns, vous allez provoquer une guerre entre terriens.
— Nous serons plus forts, croyez-moi. Mais chaque chose en son temps, occupons-nous d'abord des aliens. À vrai dire, ce qui me pousse à vous garder en vie n'est qu'une simple curiosité, et le besoin d'être certain de ne pas rater une information capitale. Les armées de Muzhi se sont rendues sur la base abandonnée de Tavira et ont récupéré l'appareil médical que vous avez vaguement évoqué. Vous savez, celui que vous n'avez soi-disant pas vu. Les scientifiques vont essayer de le faire fonctionner, avec ou sans vous. Plutôt sans, si vous voulez mon avis. Nous deviendrons physiquement aussi résistants que les selcyns. Et quand viendra le moment de remettre en place l'Afrique et l'Amérisud, leurs simples soldats ne pourront rien contre nous. Nos hommes ont également mis la main sur les rations alimentaires des aliens, nous les étudierons avec soin. Pour résumer, nous quittons Faraday-23 dans vingt-quatre heures. J'espère que, d'ici là, vous pourrez me donner davantage d'explications sur votre rôle chez nos ennemis, ainsi que sur cet étrange laboratoire que nous avons trouvé à Tavira.
Il souligne sa dernière requête par un rapide coup de couteau qui vient frôler l'œil de Mei. Je regarde mon amie, impuissante. Ce taré a récupéré un flaster et des gjustres, il me torture donc pour son bon plaisir ? La situation est bien pire que tout ce que j'avais imaginé. Il faut absolument que je reste en vie pour dénoncer ce fou, quelqu'un doit l'arrêter ainsi que son pote, Muzhi. Comment faire ? Il me tuera dès que je lui aurai donné ce qu'il me demande, s'en prendra à Mei si je refuse, et dans tous les cas, il ne nous gardera pas vivantes bien longtemps.
Je commence à bredouiller une vague explication sur les castes selcynes et le Grand Consul afin de gagner du temps pour réfléchir à mes options. Voilà qui suscite son intérêt sans apporter d'eau à son moulin tyrannique. Il souhaite en savoir plus sur la guerre de Selcyon, mais il est hors de question que j'évoque l'arme qui tourne en orbite autour de nous, le rayon noir qui a détruit une planète en un seul et unique tir, même si ce dernier ne fonctionne plus d'après les dires de Kalen. Kalen... Mon cœur se serre en pensant à lui. Où est-il ? Est-ce que je lui manque ? A-t-il pu se soigner correctement ?
Lee s'agace de mon soudain silence et me le fait savoir en enfonçant brutalement sa lame dans la main de Mei. Le bâillon étouffe son cri de douleur, mais pas mon gémissement d'effroi. Au même moment, une alarme s'enclenche, suivie de près par les systèmes d'arrosage.
Alerte rouge, Alerte rouge, un incendie est signalé au niveau moins un. Hormis le personnel compétent, veuillez rejoindre le niveau -5 pour vous mettre en sécurité.
— C'est quoi encore cette histoire ! rugit le Général Lee en ouvrant avec grand fracas la porte.
À peine passe-t-il la tête qu'il se met à convulser. Je perçois un éclat, puis un autre : quelqu'un s'acharne sur lui avec un taser. Je bondis sur mes pieds, ignorant les suppliques de mon corps meurtri, et j'arrache le bâillon de Mei.
— Lily, c'est toi ? C'est bien toi ? me demande-t-elle en laissant enfin couler ses larmes.
— Mais oui ma biche, c'est bien moi.
— Vous aviez raison, lieutenante, fait une voix dans mon dos.
Debout dans l'encadrement de la porte, je vois Gatien me faire face avec un regard méfiant, l'eau du système anti-incendie ruisselant sur sa peau sombre. Sam apparaît derrière lui, deux tasers en main.
— Le personnel de sécurité ne va pas tarder, s'affole-t-elle. Si l'on nous voit à côté du général inconscient, on va avoir de gros problèmes. Je n'ai déjà pas le droit d'être là...
— Comment ça ? demandé-je. Nous sommes bien dans ta base !
— Oui, mais votre pourri de général a ouvert un litige auprès du maréchal pour obtenir les droits de jugements te... vous concernant. La procédure est donc l'isolement jusqu'au verdict. Aucun habitant de Faraday-23 n'est autorisé à vous approcher, Lee et vous.
— Il comptait pourtant prendre la poudre d'escampette dans quelques heures, grommèlé-je.
— On ferait mieux de le tuer tout de suite, ce chien de tyran ! grogne Mei alors que je la libère de ses sangles.
— Mais où pourrions-nous aller ?! s'énerve Gatien. On est dans une base sécurisée, on ne partira pas sans se faire remarquer, et Lee est le commandant de notre avion longue distance.
— Il n'est pas question de partir, répliqué-je. Ni de tuer un général, Mei. Nous devons parler à Hassan de toute urgence.