Darius se leva avec humeur en fixant toujours Lupita.
— Où est Jung ? questionna-t-il en prenant son smartphone. Et ne me réponds pas vaguement, grand-mère !
Le retour du « grand-mère » était un point positif pour Iseul, mais l'arrêt brusque de la confrontation avec Lupita l'inquiétait. Elle se demandait si elle ne les avait pas interrompus trop tôt. La réplique suivante de la jeune femme la rassura. Rien n'était fini.
— Tu comptes encore t'enfuir comme un lâche ?
— Un quoi ? hurla-t-il presque, en abattant ses deux mains sur la table face à la jeune femme.
Loin d'être impressionnée, Lupita se leva et le fixa bien en face avant de répondre.
— Un lâche, répéta-t-elle posément avant de reprendre aussitôt. Tu vois, je cherche à comprendre ce que tu fais ici exactement. Bien sûr, je vois bien la nécessité de la vengeance. Moi-même, je crois que j'aimerais assez voir cet enfoiré de Deimos Yannopoulos s'écraser à mes pieds, mais répandre son sang n'est pas indispensable. Alors pourquoi ce départ précipité de New-York ? Pourquoi m'avoir laissée seule face à mes questions, alors que notre histoire n'avait même pas commencé ? Un baiser ne peut suffire à imposer une certitude, surtout quand il existe autant de non-dit, autant de divergences... j'en suis arrivée à cette conclusion : Ta colère s'est alimentée de la peur que Deimos récidive comme il l'avait annoncé, mais pas seulement. Elle s'est alimentée également de la peur de ce qui se tissait entre nous. Et au lieu de nous donner une vraie chance, au lieu de te laisser porter, tu as décidé de foncer tête baissée vers ce qui pourrait tout détruire à coup sûr. Tu pourras te justifier autant que tu le voudras, Darius Ryker, ne pas vouloir affronter ses sentiments, j'appelle ça de la lâcheté, finit Lupita en l'abandonnant là
Les derniers événements avaient fait mûrir la jeune femme, lui conférant une lucidité au-delà du raisonnable. Elle brûlait ses vaisseaux, prête au naufrage. Prête à nager vers la rive suivante, mais espérant que le capitaine du bateau actuel entende enfin son cri.
Darius était immobile, les mains toujours sur la table, le regard fixé sur le dos de Lupita qui s'éloignait. Son esprit subissait une tornade d'émotions contradictoires. Il était en train de se perdre et ne voyait rien qui puisse le sauver. Plus rien. Enfin, presque plus rien.
— Tu vas la laisser partir comme ça ? Toute seule ? Sans compter qu'il est tard, qu'elle est une jeune femme ravissante, et que les rues de cette ville ne sont sûres pour personne dépassée une certaine heure, elle a pris la mauvaise direction pour rejoindre l'hôtel. Je crois que cette gamine n'a aucun sens de l'orientation, dit Iseul en farfouillant dans son sac à main à la recherche de son smartphone.
Les arguments de Mlle Jones pouvaient aussi bien faire mouche que le contraire. Si Darius décidait de fuir à l'opposé, il fallait que quelqu'un s'occupe de récupérer la jeune femme avant qu'elle ne fasse de mauvaise rencontre ou ne se perde. Pour sa part, elle rentrerait en taxi. Elle en avait assez fait ce soir.
À peine avait-elle mis la main sur l'appareil téléphonique qu'elle sentit le vent tourner. Et pas seulement métaphoriquement. Une grande bourrasque humide accompagna le départ en trombe de Darius. À ce rythme, il rattraperait Lupita en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Iseul sourit en sentant une main se poser sur son épaule.
— Je crois que ton plan va peut-être fonctionner finalement, Jung.
— Je l'espère bien, murmura ce dernier. Je nous appelle un taxi ?
— Avec plaisir. Je suis épuisée. J'ai faim aussi.
— J'ai tout prévu. Avec un peu de chance, ils nous rejoindront à l'hôtel sous peu.
— Tu n'imagines pas qu'ils vont manger avec nous quand même ?
— Pourquoi non ?
— Ce que tu es naïf quand même... ils auront bien d'autres choses à faire, crois-moi ! Si ces deux-là ne finissent pas par coucher ensemble, ils vont s'entre-tuer.
— Halmeoni !
— Quoi, Halmeoni ! Je suis assez vieille pour me permettre de dire les choses telles qu'elles sont. Allons rejoindre Aïko et Emmanuelle. J'imagine qu'elles doivent trépigner d'impatience.
— J'ai eu du mal à obtenir des deux qu'elles restent à l'hôtel pour attendre.
— Tu as eu raison. Ces deux-là, lâchées dans Cape Town, c'était une catastrophe assurée.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Mon petit, ça veut dire que, si tu n'y prends pas garde, ta « ténébreuse » pourrait bien se trouver un autre prince noir, sans jeu de mot. Quant à son amie, elle ne se rend pas compte de l'effet qu'elle produit autour d'elle. Les deux ensembles, c'est l'assurance d'un incident diplomatique de grande envergure, finit Iseul avec un large sourire.
Jung éclata de rire en montant dans le taxi à la suite de sa grand-mère.
***
Lupita était si furieuse qu'il lui fallut plusieurs minutes pour se rendre compte qu'elle était perdue. Elle se trouvait dans une longue avenue quasi déserte bordée de sièges d'entreprises, dont les entrées silencieuses et obscures témoignaient de l'heure tardive. Elle se morigéna en cherchant son téléphone. Elle devait appeler Jung et rentrer à l'hôtel.
Le bruit d'une course rapide la fit se retourner, téléphone en main et air inquiet sur le visage. Elle était seule dans une ville inconnue à l'autre bout du monde. Une proie facile.
Elle ne reconnut pas Darius immédiatement. Son cœur eut le temps de s'affoler quelques secondes avant de reprendre un rythme normal. Ce qui, à bien y réfléchir, étonna la jeune femme. Elle était en colère contre Ryker. Son cœur pouvait bien battre comme un tambour de guerre. Ça aurait été bien plus approprié que cette sérénité qui l'envahissait à la vue de cet homme qui lui courait après.
Il s'arrêta enfin face à elle et reprit son souffle avant de lui lancer :
— Est-ce que tu es folle ? Tu sais où tu vas au moins ?
Lupita ne répondit rien, mais se détourna et reprit sa marche en silence.
— Attends, dit-il en la retenant par le bras.
Le tumulte dans l'esprit de Darius ne cessait de l'assaillir encore et encore. Il luttait contre lui-même. Il luttait non pas pour comprendre, parce que ça, c'était déjà fait. Lupita avait raison. Il avait pris le prétexte de se venger pour s'éloigner d'elle. Il s'était convaincu qu'il la mettait en danger en restant près d'elle. Il s'était convaincu qu'il devait éliminer Deimos de l'équation pour la récupérer, sachant très bien qu'une fois l'acte horrible commis, elle se détournerait de lui. Parce qu'il avait eu peur. Parce qu'il avait eu mal aussi. La croire morte l'avait détruit. C'est pourquoi, à présent, il luttait pour accepter. Il luttait pour céder à ses sentiments. Pas comme à Central Park où il s'était laissé porter, poussé par les paroles de son frère, et l'ambiance générale. Cette fois, il devait passer outre sa peur de la perdre et la souffrance que cela lui causerait si cela arrivait.
Lupita voyait le combat intérieur qu'il se livrait à lui-même. Ses yeux vagues et confus, son air inquiet et en colère. Ses hésitations. Son silence même. Malgré les paroles blessantes qu'elle lui avait assénées, elle savait comme ce devait être difficile pour lui. Il l'avait vu mourir. Dans le cas inverse, elle se serait effondrée aussi. Peut-être aurait-elle été pire que lui ? Quoi qu'il en soit, en cet instant, elle comprenait qu'il fallait le laisser venir à son rythme, vers elle. Elle avait fait sa part. Le reste dépendait de lui.
— Excuse-moi, finit-il par dire.
— Pour quoi veux-tu que je t'excuse, Darius ? demanda-t-elle d'une voix qu'elle voulait neutre.
— Ma fuite, ma colère... tout. Je m'excuse.
Il la fixait en la tenant par les bras. Elle sentait la crispation de ses mains et un léger tremblement. C'était son tour à elle, maintenant. Il avait peur. Elle pouvait abréger ses souffrances ou faire de sa vie une longue descente aux enfers.
— Excuse acceptées, finit-elle par dire en se mettant sur la pointe des pieds pour atteindre sa bouche où elle déposa un baiser léger.
Il n'en fallut pas plus pour déchaîner toute la violence des sentiments de Darius. Il l'enlaça aussi fort qu'un noyé étreint la bouée qui lui est lancée dans un océan furieux. En cet instant, elle était son ancre. Elle l'arrimait à des sentiments qu'il pensait avoir chassés pour toujours.
— Arrête ! Idiot ! Tu vas me casser les cotes ! s'écria-t-elle en riant.
— Dis-moi que tu ne me quitteras plus, murmura-t-il en lui laissant un peu plus d'espace.
— Je te signale que c'est toi qui m'as quitté !
— Alors dis-moi que tu ne me laisseras plus jamais faire une telle connerie !
— Est-ce que ça veut dire que si tu me quittes parce que tu ne m'aimes plus, je suis autorisée à te pourrir la vie en te harcelant jusqu'à la mort ? demanda-t-elle avec un petit sourire ironique, en se collant à lui.
— Ne plus t'aimer ? Comment peux-tu envisager la fin d'une histoire qui ne fait que commencer ?
— Je suis pragmatique.
— Tu es une idiote et je t'aime, lui murmura-t-il à l'oreille avant de l'embrasser.
— Idiote, je dois l'être, c'est sûr, pour m'enticher d'un type aussi compliqué que toi. Quand je pense que j'aurais pu tomber sous le charme d'un gentil informaticien... comme Klaus, tiens !
— Pas les bonnes mensurations. Pas le bon look, lâcha-t-il en riant sous cape tout en la resserrant contre lui.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ? demanda-t-elle avec un ton faussement indigné en le fixant.
— Mlle Mercier est potelée, rousse et ne porte que des robes pastel...
— Tu veux dire qu'il aurait été insensible à mes magnifique baggy et mes sweat informes ? Je ne comprends pas... ça te plaît à toi...
— Oui et non. Ça me plaît parce que je sais ce que cache tes fringues informes. Mais je te préfère en robe... ou en uniforme de cheerleader...
— Je vois, dit-elle en tentant de s'écarter.
— Pas de ça maintenant, Mlle Jones ! Je ne compte plus me battre ce soir. J'ai envie de bien autre chose, et pas question d'atermoyer plus longtemps.
Et sur ces paroles, il attrapa son smartphone d'une main pour appeler un taxi, tout en serrant Lupita contre lui de l'autre bras. La jeune femme souriait. Elle avait gagné la partie. Darius ne tuerait personne. Ni ce soir, ni un autre jour. Ils trouveraient ensemble un autre moyen de mettre Deimos Yannopoulos hors-jeu.