Alors que le sommeil gagnait Lupita de manière inéluctable, elle entendit quelqu'un frapper à sa porte. Le chien redressa la tête et émit un grognement de mécontentement avant de se lever. Ne pouvaient-ils pas avoir une fin de soirée tranquille ?
Lupita le suivit en frémissant. Et si elle avait eu tort d'imposer à tout le monde sa volonté de solitude ? Et si Rochemer avait eu des « amis » à Paris ? Elle s'avança vers l'œilleton de la porte avec appréhension.
— Jung ? s'exclama-t-elle en ouvrant la porte.
— Je n'arrive pas trop tard ? murmura-t-il en jetant un bref coup d'œil à la porte voisine.
Manifestement, il ne voulait pas qu'Aïko vienne. Lupita le fit donc entrer sans délai. Ils n'avaient pas beaucoup parlé depuis son arrivée à Paris. Trop d'émotions, trop d'amitié, trop de fatigue.
Jung ne fit aucune remarque sur le visage fatigué et défait de la jeune femme. Il alla directement s'asseoir sur le fauteuil du bureau, en tournant le dos à l'ordinateur neuf qui y trônait, et auquel Lupita n'avait même pas encore fait attention. Il fallait vraiment qu'elle soit totalement chamboulée pour ne pas remarquer ce détail éminemment important dans sa vie d'habitude. Elle soupira en se laissant tomber sur le canapé défoncé.
— Que ce passe-t-il encore ? demanda la jeune femme.
— Rien de grave pour le moment.
— Pardon ? Pour le moment ?
— Darius ? Tu ne l'as pas vu depuis quand exactement ?
— Mais... Je...
— Réponds Lupita. Magnus n'a pas osé te questionner à ce sujet. Il pensait que peut-être vous étiez en contact à l'hôpital, car tu ne posais aucune question sur lui. Il ignorait s'il pouvait te demander si tu connaissais ses projets, si tu savais où il se trouvait. Il avait peur que tu te mettes en colère, que tu surréagisses... il avait peur pour toi. Il voulait éviter que tu ne saches... je ne suis pas d'accord avec lui.
— Je n'ai pas vu Darius depuis le soir de mon enlèvement. Je l'ai vu pour la dernière fois au repas dans l'appartement de Magnus.
— Pas à l'hôpital ?
— Non.
— Mais il...
— Il quoi ?
— Il était avec toi jusqu'à ton réveil. Tout le temps. Je pensais que tu savais au moins ça. Ça explique ton ressentiment.
La jeune femme ne fit aucune remarque de plus. Son cœur venait d'exploser en millier de petits morceaux. Elle n'avait donc rêvé, ni ses mots, ni ses bras. Darius avait été là. Mais elle, pas tout à fait. Elle se mit à sourire. Bêtement. Comme ça. C'était plus fort qu'elle. Le soulagement, et cet amour qui refusait de la quitter malgré le doute et la colère.
— Je l'ignorais. Où est-il maintenant ?
— En Afrique du sud.
— Qu'est-ce que... qu'est-ce qu'il fait là-bas ?
— Il veut se venger.
Lupita se dressa comme si on lui avait infligé une décharge électrique. Son visage était figé sur une expression atterrée, et tout son corps était crispé d'appréhension.
— Se venger ? Mais...
— Magnus fait tout ce qu'il peut pour accélérer les procédures judiciaires, afin que son grand-père soit arrêté avant qu'il ne comprenne que l'affaire ne s'arrêtera pas là. Il veut éviter une fuite vers un autre pays. Vers un pays d'où il ne pourra pas être extradé. Mais les engrenages sont lents. Deimos a des amis haut placés.
— Pourquoi Darius est-il là-bas, alors ? Il le surveille ?
— Il n'est pas d'accord avec son frère. Il pense que la prison n'arrêtera pas Deimos. Il veut en finir.
— Il veut en finir ? Mais... Est-ce qu'il est malade ?! Il ne va pas le... ?!!! Il est devenu fou ou quoi ?!
— C'est ça... Il est devenu fou. Fou de rage. Fou de désespoir. Il t'a vu morte sur ce quai, Lupita !
— Mais je ne suis pas morte ! Il m'a sauvée !
— Il t'aime à un point que tu n'imagines pas, je crois. Peut-être ne l'imaginait-il pas non plus d'ailleurs.
— Mais je l'aime aussi, moi ! Qu'est-ce que je vais devenir s'il devient un meurtrier ! Il est stupide ou quoi ? S'il croit que je vais lui apporter des oranges en prison, il se met le doigts dans l'œil jusqu'au coude ! Mais c'est pas vrai !
— Il est aveuglé par la colère, Lupita.
— Et moi, je suis aveuglée par sa stupidité ! À aucun moment il ne s'est dit que nous pourrions en parler ensemble ? À aucun moment il ne s'est dit que j'avais potentiellement mon mot à dire, puisque, manifestement, j'étais la cible ?
— Je croyais qu'il l'avait fait. C'est pour cette raison que je suis venu. Je voulais savoir ce que vous aviez décidé à deux.
— Rien. Nous n'avons rien décidé, parce que môssieur s'est volatilisé une fois que j'ai été réveillée. Sans un mot de plus que des promesses qu'il ne tiendrait jamais !
— Des promesses ?
— Laisse tomber... Qu'est-ce que je fais maintenant, moi ?
— Tu l'empêches de faire la plus grosse erreur de sa vie ? Tu es la seule qui peut l'arrêter.
— Est-ce que ça veut dire que je vais devoir encore prendre l'avion ? dit Lupita avec un certain fatalisme.
— Un avion plus petit, plus rapide, plus confortable. Et je serai là, dit Jung en se levant.
— Et moi aussi, dit alors une voix venant de l'entrée de l'appartement.
Aïko s'avança, livide. Elle ne portait qu'un simple tee-shirt noir qui descendait jusqu'à mi-cuisse. Ses cheveux répandus en flaque sur ses épaules et son regard noir lui donnait un air sinistre de créature de film d'horreur. Devant les visages figés de stupeur de son amie et de son amoureux, elle mesura l'effet de son arrivée. Ils étaient choqués. Parfait.
— Pas question qu'elle y aille seule, cette fois. On va se faire un petit break en Afrique du sud. Et on va ramener cet imbécile qui pense qu'il vit dans un film de Martin Scorsese, ajouta-t-elle en profitant de la confusion.
— Aïko ! Non ! dit alors Lupita en venant l'enlacer. Si Deimos s'aperçoit que tu es impliquée, il pourrait s'en prendre à toi. Je ne peux pas te faire prendre ce risque.
— Lupita a raison, Aïko, ajouta Jung qui s'était repris et arborait désormais un visage sombre.
— Oh, mais je ne vous demande pas l'autorisation ! Ni à l'un, ni à l'autre ! Si je ne monte pas dans le même avion que Lupe, je serais sur un vol commercial. Mais je serai là !
— Et moi aussi ! dit alors une autre voix en provenance de la porte-fenêtre ouverte.
Emmanuelle était passée par le faux-balcon et achevait d'atterrir dans le salon de Lupita. Elle portait une nuisette bleue pale bordée de dentelle, dont la fluidité faisait ressortir la perfection de son corps et la douceur miel de sa peau. Lupita pensa brièvement qu'avec son pyjama corsaire en coton avachi d'un rose passé à cause de lavage répété, elle ne ressemblait à rien comparée à ses deux amies. Puis la situation s'éclaircit dans son esprit, et elle sentit la moutarde lui monter au nez.
— Est-ce que je n'avais pas dit que je voulais être seule, ce soir ? éclata-t-elle brusquement.
— Mais tu n'as rien dit sur la surveillance à distance. Tu as entendu quelque chose de ce genre, Emma ? Parce que moi, non, dit Aïko avec le plus grand sérieux.
— Non. Rien qui m'interdise de prendre l'air à la fenêtre de mon amoureux, en m'assurant que ma pote va bien.
— Ni moi de m'assurer que mon petit-ami, qui se faufile chez ma meilleure amie, y va avec les meilleures intentions du monde.
— Vous êtes impossibles, les filles, soupira Jung en se rasseyant.
Il savait déjà qu'il avait perdu. Pendant la convalescence new-yorkaise de Lupita, il avait appris à mieux connaître celle qui faisait battre son cœur. Et une chose était sûre, il ne parviendrait pas à la dissuader de faire ce qu'elle avait décidé de faire. Surtout quand il s'agissait de photographie ou de ses amies. Pas moyen de l'empêcher de vadrouiller de nuit pour faire des photos. Pas plus de la retenir de faire n'importe quoi pour Lupita ou Emmanuelle.
Lupita fixait ses amies avec stupeur. Elle ressentait leur amitié comme une source inépuisable de réconfort et de joie. Et même si elle avait peur pour elles, elle comprenait que rien ne les empêcherait de la suivre. Le sort était jeté.
Une fois qu'elle eut accepté cette éventualité, elle se sentit moins oppressée, moins en colère, moins seule. Elle les serra contre elle en les traitant de bourriques.
— Bon bah, c'est pas tout ça, mais j'ai des valises à faire. Il fait quel temps en Afrique du sud en ce moment ?
— Est-ce que tu sais seulement où c'est ? demanda Jung en se redressant avec un petit sourire ironique.
— Dites-donc, M. Park... c'est quoi cette remarque désobligeante ? lança Emmanuelle en reprenant appui sur la rambarde du faux-balcon. Nous sommes toutes très bien informées.
— L'Afrique du sud est au sud. Il y fera donc chaud, finit Aïko.
— Pas en ce moment, ma chère, rit Jung en l'emportant avec lui.
Lupita se retrouva seule avec son chien et une pensée lui traversa alors l'esprit. Si Emma et Aïko partait avec elle, qui s'occuperait de Pop-corn ?