Je me sens comme une criminelle en cavale, avec cette fichue sacoche sur moi. J'ai enfilé une veste noire appartenant à Kalen pour la dissimuler, ça devrait le faire. Enfin, j'espère. J'admire la vue sur une Venise portugaise depuis mon hublot quand mon ravisseur me rejoint. Je fais un bond de trois mètres. Franchement, je ne pourrais pas avoir l'air plus coupable. Mais heureusement, K semble aussi doué pour détecter les émotions que pour les exprimer. Il me fait signe de le suivre et je m'exécute docilement.
— Ta cheville va bien mieux à ce que je vois, me dit-il.
— Oh, oui, finalement rien de grave...
— Tant mieux. Ton rythme cardiaque est rapide, ta sudation est importante et tes pupilles sont dilatées. Tu es effrayée.
— Et toi, tu es stressant, K.
— Je t'assure que tu ne crains rien sur Tavira, Chaton. Jafro veillera sur toi le temps de mon absence.
— Tu t'en vas ? demandé-je, inquiète.
— Je reste deux jours, puis je dois séjourner plusieurs semaines sur Bleiselcyon pour régler quelques affaires. Je ferais mon rapport au Grand Consul depuis là-bas. Il se peut également que je sois réquisitionné pour une intervention défensive à la frontière est avec ma deuxième escouade. Vos soldats métalliques pullulent depuis deux ans, nous forçant à abandonner certains territoires pour nous regrouper.
— C'est une bonne nouvelle, fais-je avec un sourire narquois.
— Sans doute pour toi, en effet.
— Et donc, tu vas me parler des raisons de ma présence ici avant de m'abandonner ?
— Oui.
Je ne suis pas capable d'analyser son rythme cardiaque ou son taux de sudation, mais je jurerai que K est inquiet. Il fuit mon regard et accélère le pas.
Nous arrivons vers les colonnes vertes que j'ai repérées quelques jours plus tôt. À mon grand étonnement, deux sont ouvertes. Mon selcyn me fait signe de m'installer dans l'une d'elles. J'obtempère, pas vraiment rassurée. Il me fait ensuite croiser les bras et se recule. La colonne se referme, et me voilà enveloppée d'une lumière blanche vaguement électrique. Je n'ai pas le temps de me poser plus de questions que je me retrouve les pieds sur du bitume, à l'extérieur du vaisseau. Incroyable. Je lève la tête : Cassy-3 stationne au-dessus de moi. Un couloir lumineux me relie au vaisseau, identique à celui que j'ai pu observer à Hanoï avant d'être enlevée. Je m'empresse d'en sortir et continue d'explorer visuellement mon environnement. D'un côté, un village d'un autre siècle, protégé par une haute digue, de l'autre, un bâtiment circulaire d'un gris éblouissant. Inutile de demander de quel côté je vais être conduite. J'inspire longuement : l'air marin est perceptible et je sens comme un élan de liberté. Puis Kalen apparaît à mes côtés. Il se dirige vers la base sans un mot, je me contente de le suivre, à regret. Je jette des coups d'œil en arrière pour regarder Cassy-3 s'éloigner vers l'océan.
Quand nous franchissons les portes du bâtiment. Je suis surprise de constater que les murs sont transparents de ce côté-ci. Je retrouve des couloirs blancs comme sur le vaisseau, sur deux étages, mais ceux-ci sont circulaires, épousant parfaitement la forme de la structure principale, et les portes sont grises et non vert pomme. Les étages ne s'enchaînent pas directement, mais sont séparés par des zones vides, ce qui permet de faire circuler la lumière extérieure. Près de cinq minutes de marche plus tard, nous arrivons au premier étage et Kalen m'ouvre une porte. Je pénètre prudemment dans une vaste salle dont la pièce centrale et un matelas incrusté dans le sol, comme dans la cabine de Kalen, mais en plus grand. On pourrait tenir à cinq dessus sans se gêner ! Pas de fenêtre, inutile puisque tout un pan du mur est transparent. Je suis surprise de constater la présence de nombreuses plantes décoratives. Il y a également un miroir, une console musicale, un dressing immense, mais presque vide, une longue table placée contre le mur et sur laquelle sont posées deux machines que je n'identifie pas et des gâteaux verts, bleus et orangés. Et enfin, dans un recoin, les toilettes (toujours le même système) et une vraie douche à l'ancienne, avec un pommeau et un robinet ! J'en reste bouche-bé.
— Ta chambre te convient ? me demande Kalen.
— Si on omet le fait que je n'ai aucune envie d'être ici, oui, on peut dire que c'est une belle pièce.
— Tu y seras comme un poisson dans l'eau.
Je ne suis pas vraiment d'humeur à jouer avec les mots, mais je hoche.
— As-tu besoin de quoique ce soit ? Je ne suis pas un spécialiste de la culture humaine. Tu me faisais écouter de la musique, alors j'ai pensé à cet appareil qui en diffuse un grand nombre. Et ceci est un distributeur de boissons chaudes proches de vos cafés arrangés. Une mission vêtements est prévue dans la semaine afin de te rapporter de quoi remplir ton placard. Jafro te demandera tes goûts en la matière, et il ira récupérer ce qu'il peut dans l'ancienne ville de Tavira. Une armoire à pharmacie est présente dans la partie hygiène de ta pièce. Autre chose ?
— Eh bien, hésité-je. J'ai besoin de sous-vêtements, je ne supporte pas de rester plusieurs jours avec le même bas. Et peut-être des livres. Des romans.
— Je prends note. Que dirais-tu de partager ton premier repas avec moi ?
— Si tu fais référence à ces machins ignobles posés sur la table, il n'en est pas question, grommelé-je. Il me faut de la vraie nourriture humaine !
— Je vais voir ce que je peux faire.
Kalen s'éloigne, me laissant seule et perplexe. Je ne perds pas le Nord et m'empresse de cacher la tablette sous mon matelas (purée, il est sacrément lourd). Je vide les miettes de gâteau sur la table et vois presque instantanément le mur s'ouvrir légèrement pour laisser sortir ce qui ressemble à un aspirateur de table ultra futuriste. Je suis hypnotisée par cette technologie. Quand l'appareil disparaît à nouveau dans son rangement mural, je m'attaque à la console musicale. La dernière fois que j'en ai manipulé une, c'était lors d'une fête étudiante qui avait lieu dans l'appartement d'un riche copain de Mei (ce soir-là, mon amie et moi avions fini dans un état plus que lamentable). Après quelques tâtonnements, je parviens à lancer une playlist electro/trip hop. Je m'allonge sur le matelas telle une étoile de mer. Je dois absolument trouver un moyen de fuir. Kalen m'a avoué que l'est de leur territoire connaissait des difficultés. Pas de chance, je suis à l'extrême ouest. Au Sud, il y a la puissante nation africaine. Sans doute ma meilleure option étant donné ma localisation actuelle. Il va falloir que je me renseigne sur la situation de cette région.
Ma porte s'ouvre alors, et mister K réapparait avec une caisse fermée. Il la dépose sur la table et je m'empresse de le rejoindre. J'ouvre la boîte et en vide le contenu sous le regard dubitatif de mon ravissant ravisseur.
— Des pommes de terre, c'est facile à cuisiner. Des oranges. Du persil, je crois... Des radis. Du sel et de l'huile. Des filets de poisson. La vache, ça sent fort. Des couverts en tout genre. Oh, il y a une grande casserole. Bien, mais je n'ai pas de plaque de cuisson.
— Houlm m'a expliqué que le système de chauffage était intégré au récipient. Il y a un bouton ici pour régler la température.
— Ah oui, je vois. Je n'étais qu'une simple étudiante au moment du Grand Chaos, je n'ai pas vraiment eu l'occasion d'expérimenter les dernières technologies en matière de cuisine.
— Tu sais comment préparer ces aliments ?
— Bien sûr. Attends... Tu n'as absolument aucune idée de ce que tu dois faire avec de la nourriture humaine ?
— Non, mais je peux étudier la question, me répond calmement K.
— C'est simple, tu vas m'aider. Je vais éplucher les pommes de terre, et toi tu vas les couper en tranches et les mettre dans la casserole. On les rincera dans la salle de bain, puis on remplira le récipient d'eau avant de le mettre à chauffer. On rajoutera au dernier moment le poisson, ça ne met pas longtemps à cuire. D'ailleurs, où vous l'êtes-vous procuré ?
— Dans l'océan. Nous l'utilisons pour élaborer certains de nos aliments, tout comme ces légumes. Nous n'avons pas eu d'autres choix que de nous adapter à ce que nous offrait ta planète, les gâteaux que tu détestes tant sont donc faits à partir d'aliments classiques. Pas uniquement, je te l'accorde. Il nous suffit de tout mettre dans un appareil, le poisson, les légumes, les additifs. Tout est versé dans la machine et ce sont des gjustres prêts à être mangés qui en ressortent.
Je hausse les sourcils. Que répondre à ça ? Nous nous mettons au travail. Je chantonne sur un air que je connais bien. Kalen m'observe attentivement. Comme d'habitude. Je choisis de l'ignorer. En moins d'une heure, un bon plat de pomme de terre nous tend les bras. La caisse ne contenait qu'une assiette. Tant pis, nous la partagerons. De toute façon, K n'a pas l'air bien au courant des arts de la table. Je goûte en premier. Succulent. Je regarde Kalen m'imiter. Il mâche lentement, son esprit semble analyser la situation.
— Alors ? finis-je par m'impatienter.
— Je reconnais que gustativement parlant, cette nourriture n'est pas désagréable. Mais pas assez consistante. Pas étonnant que vous soyez dans l'obligation de vous nourrir trois fois par jour.
— Quand c'est bon, on ne compte pas ! J'avoue que je ne serai pas contre un peu de poulet, ça fait longtemps que je n'en ai pas mangé.
— Tu prends vraiment du plaisir à manger ? s'étonne Kalen.
— Bien sûr ! Je donnerai cher pour un bon resto... un restaurant, tu sais ce que c'est au moins ?
Mon selcyn penche la tête sur le côté tout en scrutant mon visage. Il me prend pour une dingue. Je m'en fiche pas mal. De nous deux, c'est bien lui le plus dérangé.
— Alors, parle-moi des raisons de ma venue ici.
Kalen se redresse. Il reprend une bouchée qu'il mastique au ralenti. S'il pense me faire sortir de mes gonds, il se fourre le doigt dans l'œil. Je ne lui offrirai pas cette joie. Bon, en vrai, je pense qu'il s'en fiche.
— Ne fais pas durer le plaisir, K ! lui lancé-je. Je suis suspendue à tes lèvres.
Mon selcyn n'a pas l'ébauche d'un sourire. Il avale et déclare sombrement :
— Tu ne vas pasaimer, Chaton.