Après que les trois hommes eurent disparu, les conversations reprirent, les rires, la légèreté. Mais pas du côté de Charlotte et Lupita, qui avaient échangé un regard inquiet avant de se reporter sur Elektra qui, depuis la répartie de son grand-père, avait gardé un silence inquiétant. La jeune fille était blême et serrait tellement la mâchoire qu'on pouvait voir la crispation pulser sur les côtés de son visage.
L'épouse de Magnus entoura Elektra de ses bras en l'entraînant vers le salon, Lupita sur leurs talons. Elle ne voulait pas les quitter. Avec elles, elle était en terrain ami. Seule, elle serait perdue. Elle entra donc dans le salon à leur suite et en referma les portes-fenêtres pour discuter plus intimement.
Charlotte avait forcé Elektra à s'asseoir sur un des fauteuils fort peu confortables de cette partie de la pièce. Ici aussi, tout était très fleuri et pimpant. Les larges portes-fenêtres donnant sur le jardin apportaient une douce lumière de fin d'après-midi qui dorait l'air, effleurant chaque objet avec douceur pour lui donner le charme des tableaux anciens.
Lupita imaginait sans peine des heures s'égrainant pour des héroïnes romantiques dont le regard se perdait dans des rêveries d'amour impossible, bercée par des discussions sans aspérités et polies. Rien de tragique ne pouvait arriver ici. C'était sûr.
Elle se trompait, bien sûr. La brutalité du monde savait se frayer un chemin jusque dans les endroits les moins à même de l'accueillir.
Charlotte murmurait à Elektra que son vieux croûton de grand-père allait payer pour toute cette haine qu'il avait envers eux. Cette jalousie inacceptable qui le rongeait, l'enverrait dans la tombe bien plus rapidement qu'il ne pensait.
—J'espère, Charlotte, que vous n'êtes pas sérieuse, dit alors une voix peu amène derrière les jeunes femmes.
Althéa se tenait à l'entrée du salon, près du piano. La mère d'Elektra lançait des reproches silencieux de ses yeux noirs, telle une femme outragée. Ses cheveux d'un blanc immaculé, remontés en chignon sophistiqué, lui donnait cet aplomb qu'ont les matriarches. Mais, ni sa fille, ni sa bru, n'étaient dupes. Althéa n'avait pas encore atteint l'âge de la sagesse. D'ailleurs, il était probable qu'elle ne l'atteigne jamais tout à fait.
Pour se donner l'impression d'une autorité acquise avec l'âge, elle avait réagi dès que les premières mèches blanches étaient apparues dans sa blondeur légendaire, en accélérant le processus artificiellement grâce à un coiffeur hors de prix. Mais, elle aurait beau toiser de son mépris et de sa colère les trois jeunes femmes, à présent tournées vers elle, aucune ne se laissa impressionner suffisamment à son goût. Elle accentua son froncement de sourcils en songeant aux rides qui ne cessaient de se creuser sur son front, puis s'avança.
Althéa n'approuvait pas particulièrement son père. Elle le connaissait bien. Elle savait comme il pouvait être affreux et cassant. Elle en avait, elle-même, fait les frais tout au long de sa jeunesse. Elle avait, elle-même, dû lutter contre ses manigances. Mais qu'elle le critique ouvertement n'empêchait pas qu'elle l'admirât et l'aimât. Cet amour étrange ne supportait pas la critique des autres. Et certainement pas celles venant de pièces rapportées. Alexander ne se serait jamais permis de tels mots envers Deimos devant elle.
— N'avez-vous pas entendu ce que votre père a dit à Elektra ?! Et à vos deux fils ? s'esclaffa Charlotte, qui, à cause du débordement d'hormones dû à la grossesse, parvenait de moins en moins à retenir ses reproches en présences de sa belle-mère.
— Je ne vois rien qui vous concerne, Charlotte. Mes enfants sont tout à fait capables de se défendre, ajouta-t-elle en jetant un regard à Cyrus qui n'avait pas remarqué l'absence des siens dans le jardin, et qui discutait avec un serveur. Sans compter qu'Elektra l'avait bien cherché ! Quelle idée de lui rappeler le temps qui passe, ma fille ! Tu sais comme il est, pourtant !
Lupita était soufflée. Même si sa propre mère était particulière, elle n'aurait jamais laissé personne lui dire une chose aussi méchante sans réagir comme venait de le faire Althéa Ryker. Elle ressentit une grande compassion pour Elektra, dont elle se rapprocha instinctivement. Althéa lui jeta alors un regard teinté de mépris avant de lancer d'un ton suffisant :
— Je vois que vous me jugez trop dure, Mlle Jones. Ça n'est pas en étant des faibles que l'on conquière le monde. Darius le sait. Je crains qu'il ne soit pas celui que vous croyez. Il est volage. Il ne sait pas s'attacher aux femmes qui traversent sa vie. Et il y en a eu beaucoup. Vous n'êtes que de passage. Une passade comme les autres. Vous ne serez pas celle capable de le conquérir pour de bon. A vous voir, fébrile et incertaine, vous n'êtes définitivement pas à la hauteur du défi qu'il représente à lui seul. Vous devriez repartir dans votre pays immédiatement. Personne ne vous regrettera, croyez-moi.
— Parlez pour vous, s'exclama alors Charlotte en prenant le bras de Lupita en plus d'enlacer les épaules d'Elektra qui demeurait muette.
Lupita savait qu'Althéa profitait de l'absence de ses fils aînés pour révéler son vrai visage. Elle n'aurait jamais osé s'en prendre aux jeunes femmes de cette manière, si Magnus ou Darius avait été là. Elle pensait pouvoir prendre l'avantage, déverser son fiel sans retenue. Elle n'imaginait pas que l'une d'entre elles puisse répliquer ou la malmener. Elle était la mère. Elle était chez elle.
Mais Lupita ne comptait pas la laisser s'en tirer aussi facilement. Elle voulait profiter de l'avantage que lui conférait sa situation étrange. Contrairement à Charlotte ou Elektra, qui auraient eu, effectivement, à craindre les répercussions de la moindre attaque contre Althéa, Lupita était libre de parler. Elle n'était pas vraiment liée à Darius. Elle ne faisait pas partie de la famille, même si elle était là pour faire semblant. Elle pouvait donc se permettre de répondre sans craindre quoi que ce soit.
De toute façon, elle était déjà grillée. Darius feignait de l'aimer. Deimos la détestait au point d'avoir attenté à sa vie. Althéa la méprisait. Alors, foutu pour foutu, autant y aller franco ! Et puis, ça permettrait peut-être de clarifier les choses avec Darius Ryker. Après ce qu'elle s'apprêtait à faire, il serait, à coup sûr, contraint d'aller voir ailleurs. Il lui avait bien dit que sa famille était soudée.
— Mme Ryker, je vous tire mon chapeau. Vous êtes vraiment l'une des pires mères que j'ai rencontrée à ce jour. Et pourtant, la mienne n'est pas mal non plus dans son genre. Mais j'ai quelques petites choses à vous dire, si vous me le permettez. On ne conquière pas le monde en écrasant les autres. Tous les dictateurs vous le diront. Un jour où l'autre, ceux que vous méprisez, ceux que vous écrasez sous vos bottes, se soulèvent et vous détruisent. Et puis, qui a besoin de conquérir le monde ?! Vous ? Votre père ? Pourquoi ? N'avez-vous pas assez ? De quoi avez-vous besoin que vous n'ayez pas déjà ? Mais je comprends que dans votre monde ce genre de discours fasse écho à une éducation vieille de plusieurs siècles, avec tout ce que cela comporte de traditions stupides, et d'aveuglement émotionnel. Toutefois, laissez-moi vous dire que vous ne gagnerez rien à vouloir humilier votre propre fille de la sorte ou à maltraiter votre belle-fille enceinte. Moi, je ne compte pas. Je ne suis rien, comme vous me l'avez si bien fait comprendre, avec des mots imbibés d'un tel mépris qu'il aurait été difficile de les ignorer. Mais vos insultes ne me font rien. J'ai été élevée dans un monde bien plus dure que le vôtre et j'ai essuyé des critiques bien plus méchantes que toutes celles que vous pourriez inventer. Je devrais vous remercier d'ailleurs, car vous m'avez fait réaliser que j'éprouvais moi-même un certain mépris pour vous et ce que vous représentez. Alors ne vous fatiguez pas ! Vous dites qu'aucune femme n'a réussi à retenir votre fils ? Rien d'extraordinaire quand on vous voit, vous. Quand on vous entend, surtout. Je suis même étonnée que Magnus ait eu la chance de rencontrer Charlotte et de reconnaître en elle la femme qui le sauverait de ce que vous avez édifié autour de vos enfants. Darius n'est pas encore arrivé à rencontrer la femme de sa vie ? Peu importe que je sois celle qui lui ouvre les yeux ou que ce soit une autre, ce jour-là, vous le perdrez aussi bien que le premier. Et celle qu'il aura choisi, celle qui lui aura montré le chemin, vous prouvera votre erreur. Tout comme Charlotte le fera en son temps. Tout comme votre propre fille vous le hurlera sans doute un jour. On ne méprise pas les autres impunément sans en payer le prix, Mme Ryker ! Et pour votre gouverne, malgré mon insignifiance, dont je suis parfaitement consciente, soyez en sûre, je ne vais pas abandonner le combat. Darius mérite d'être aimé, et même si cela ne doit pas durer, même si ce sentiment n'est pas partagé, comme vous semblez le croire, je ne vais pas le laisser tomber. Parce que même si je ne lui ouvre pas les yeux et le cœur, il n'est pas près de m'oublier, croyez-moi, finit Lupita avec un grand sourire en reprenant son souffle.
Quelque chose s'était ouvert en elle, comme lorsqu'elle était ballottée sur l'épaule de Rochemer. Ce courage qui lui avait fait faire un acte dont elle pensait tout le monde capable, mais qui n'appartenait, finalement, qu'à elle. Lupita Jones était une combattante sans peur. En cela, et quoiqu'en pense sa propre mère, elle ressemblait à son père, téméraire à l'extrême qui, sans le vouloir, avait failli la perdre à cause de sa négligence et de sa trop grande confiance. Ce jour-là, sur la plate-forme, Bruce Jones avait sans doute compris que chacun avait son étoile. Bonne ou mauvaise, on ne la partageait pas, comme on ne partageait pas sa chance, son courage ou ses peurs. Elles étaient nôtres. Uniques et personnelles. On vivait avec. On s'en accommodait, comme Lupita l'avait fait avec sa peur de l'eau. Et si aujourd'hui, elle était sûre que Darius Ryker ne l'oublierait pas, ça n'était pas parce qu'elle le pensait épris d'elle, mais parce que le contrat qui les liait, lui permettait de dire ces choses à cette mère sans pitié pour ses propres enfants.