Elektra n'avait pas l'aisance de Charlotte, mais son humour pince-sans-rire trouva un écho en Lupita. La dernière des Ryker lui fit penser à Aïko, mais sans le côté dark du look. En réalité, Elektra ne semblait pas vraiment portée sur la mode. Elle avait revêtu, pour l'occasion, une robe rose pâle qui ne la mettait pas vraiment en valeur. Quand elle s'était approchée de Charlotte et Lupita, sa belle-sœur avait immédiatement embrayé sur la robe.
— C'est maman qui me l'a offerte. Je ne pouvais pas refuser de la porter, n'est-ce pas ?
— Non, en effet. Mais que dirais-tu d'aller demain faire un tour pour te trouver mieux ?
— Faire les magasins ? s'exclama Elektra avec un dégoût prononcé dans la voix.
Lupita sourit. La jeune fille était donc comme elle, allergique au shopping. Elle aurait donné cher pour voir comment elle s'habillait habituellement. Charlotte lui fournit un semblant de réponse juste après, en évoquant ses sempiternels pantalon de toile et gilets en cachemire. Pas de baggy et de hoodies pour une Ryker...
— Je dois avouer que faire les magasins n'est pas non plus ma tasse de thé, ajouta Lupita.
— Comment ça ? Comment peut-on arborer une robe aussi jolie et ne pas aimer faire les boutiques ?
— Il suffit d'avoir la bonne amie pour ça, répondit Lupita en souriant.
— Bon, et bien demain, je serai cette amie pour toi Elektra, et Lupita, pardon Mlle Jones, sera l'œil impartial.
— Vous pouvez m'appeler par mon prénom, vous savez.
— Alors tutoiement obligatoire, sinon, on ne s'en sort jamais... lança aussitôt Charlotte en prenant le bras de la jeune femme en souriant. Qu'en dis-tu Elektra ? Une après-midi toutes les trois dans Manhattan, contre un long tête-à-tête avec ta chère mère...
— Done. J'en suis, soupira Elektra. Mais pas plus de deux boutiques, Charlotte. La dernière fois, j'ai cru que j'allais devenir folle.
— La dernière fois, nous étions à Paris... C'était différent. À Paris, tout est différent, finit Charlotte.
— La capitale vous... te manque ?
— Paris ? Tous les jours. Mais je m'y fais. New-York a le charme des colonies. Une terre étrangère et des mœurs exotiques. Heureusement, je suis hermétique aux regards en coin et aux palabres dans mon dos. Une longue pratique dans mon milieu, qui m'immunise contre ce qui voudrait saper mon moral. Et puis, il y a le petit alien qui grandit en moi. Ça m'occupe... Et puis, Magnus est là. Et je suis chez moi, là où il se trouve.
— Charlotte, tu es dégoulinante de bonheur, c'en est écœurant... dit Elektra avec un demi sourire.
— Toi aussi, Elektra, quand tu connaîtras l'amour... D'ailleurs, pas de petits lillois entré dans ton cœur ?
— Pas trop le temps pour ça, déclara la jeune fille, ce qui rappela quelque chose de familier à Lupita, qui ne put s'empêcher de sourire.
Au moins la dernière des Ryker n'avait pas amené de faux petit-ami.
La fin soirée aurait pu continuer à être agréable, et finir sur la douceur d'une journée bien remplie, mais Deimos apparut sur la terrasse donnant sur le salon. Et son regard épingla immédiatement Lupita Jones. Elle sut alors, que les hostilités pouvaient commencer.
Darius, qui avait été très sollicité par les invités, l'incident parisien ayant fait le tour de la famille, était venu de temps à autre prendre des nouvelles de sa fausse petite-amie, soulagé qu'elle s'entende avec sa sœur et la femme de son frère. Néanmoins, dès qu'il vit son grand-père, il quitta le groupe d'hommes avec qui il discutait, pour rejoindre Lupita. Le vrai spectacle allait commencer.
***
Deimos salua tout le monde en souriant, alla embrasser sa fille qui paraissait ravie de sa venue, puis, il se dirigea vers ses petits-enfants qui, par un mouvement parfaitement coordonné, s'étaient rapprochés du couple que formaient Darius et Lupita.
— Darius ! Heureux de voir que l'incident qui touche Anthéa-Paris ne te paraisse pas assez important pour t'empêcher de faire une escapade en amoureux.
Il attaquait donc direct et en présence de témoins. Avait-il conscience de brûler tous ses vaisseaux ? Ou était-il réellement ignorant de la situation à Paris ? se demandèrent Darius et Magnus.
— Bonsoir grand-père. Toujours aussi en forme, à ce que je vois.
— Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, dit-il en offrant un large sourire et en plantant ses yeux dans ceux de Lupita, figée contre Darius qui la tenait par la taille.
La jeune femme eut un doute. Pourquoi Deimos Yannopoulos paraissait aussi satisfait ? Avait-elle réussi à reprendre toutes les informations que Rochemer avait volées ? N'y avait-il pas une seconde clé ? Un disque dur ? En faisant la vérifications des serveurs cette semaine, l'équipe du pôle n'avait rien relevé de suspect. Et s'ils étaient passés à côté de quelque chose ?
Elle sentit une sueur froide lui envahir le dos. Elle se retint de frémir, grâce à l'appui discret de Darius, dont la main n'était pas juste posée sur sa hanche. Il l'étreignait. Il la soutenait. Il savait que l'entrevue allait être rude.
— Bonsoir grand-père, dit alors Magnus sobrement mettant fin au duel de regard en captant l'attention du patriarche.
— Magnus ! Tu t'es libéré pour ton frère ! Qu'elle belle marque d'amour fraternel, quand on sait le travail qu'il te donne !
À cette dernière salve, il rit, comme s'il venait de faire une bonne blague et se tourna vers Elektra à qui il lança un regard qui marquait une certaine interrogation. Comme s'il ne s'attendait pas à la proximité qu'elle affichait envers Lupita Jones et Darius.
Il aurait dû être plus prudent, car si la sœur Ryker était la plus jeune, elle était de loin la plus virulente dans ses combats. Sa jeunesse lui donnait une fougue que le vieil homme ne connaissait pas encore assez, et dont il ne se méfiait pas. C'est donc elle qui attaqua en premier, ne comprenant pas la passivité de ses deux aînés, Cyrus ne comptant pas. D'ailleurs, il était en retrait, le regard perdu dans le profil de Lupita.
— Bonsoir Grand-père. Encore en train de t'amuser à tenter de discréditer mes frères ? Tu sais que ça ne sert à rien, sinon à te fatiguer. Tu devrais prendre plus soin de toi. Tu n'es plus tout jeune, et ton cœur n'est plus aussi vigoureux qu'auparavant.
Deimos ouvrit de grands yeux avant de la foudroyer du regard.
— Tu devrais te préoccuper de ton propre corps, plutôt que du mien, Elektra. Quand tu es à côté de Charlotte, on se demande qui de vous deux est enceinte, susurra-t-il à son intention.
La guerre était déclarée. Lupita sentit tout le corps de Darius se raidir, et celui de Magnus en fit autant, tandis que, dans une synchronisation parfaite, ils avançaient d'un pas vers leur grand-père qui les défiait maintenant du regard. Autour d'eux les conversations s'étaient peu à peu éteintes.
— Et si vous alliez continuer cette charmante discussion dans la bibliothèque, s'exclama Linus Coster en prenant Magnus et Darius par les épaules.
Militaire de carrière, l'époux d'Atalanta, l'une des sœurs d'Althéa, n'avait jamais aimé Deimos. Il ne le cachait pas, mais restait poli et courtois en sa présence, car malgré sa carrure d'homme d'action, il savait que le vieil homme avait le bras long, la rancune tenace, et la vengeance facile. Même si Linus avait eu le temps d'asseoir sa carrière sur une véritable aptitude au commandement, il n'était pas dans son intérêt d'attiser une dispute familiale. Surtout en présence d'autant de témoins. Cela ne ferait que desservir la réputation de la famille, qui avait déjà été bien ébranlée ces derniers jours par les rumeurs lancées par Deimos concernant l'inaptitude de Darius à reprendre les rênes de la filiale française.
Lupita comprit que le combat n'attendrait pas le lendemain. Deimos Yannopoulos voulait en découdre dès maintenant. Il n'avait donc aucune conscience de ce que détenait la fratrie contre lui. Jung avait bien travaillé. Rien n'avait filtré.
***
Les deux ainés Ryker entraînèrent leur grand-père dans la bibliothèque sans aucun mal. Ce dernier se réjouissait de ce qu'il allait leur asséner. Il était si sûr de lui. Si confiant. Bientôt sa société, celle que son père lui avait léguée, celle dont il avait eu l'imprudence de confier quelques morceaux à l'époux de sa fille, celle qu'il lui avait enlevée, finalement, à force de tractations toutes plus déloyales les unes que les autres, allait lui revenir. Enfin.