Jung avait été trop occupé pour appeler Aïko se matin-là. Il lui avait juste envoyé un message - assez énigmatique, il devait le reconnaître maintenant qu'il le relisait -, auquel la jeune femme n'avait pas répondu immédiatement. Elle s'était contentée d'envoyer une photo prise dans le métro où, avec Emmanuelle, elle encadrait Lupita.
Le message était clair : Mlle Jones était en chemin, contrairement à ce qu'avait prévu Mme Cabrera Vargas. Jung avait cru que cette dernière avait convaincue sa fille de se reposer. Manifestement, elle n'avait pas autant d'influence sur elle qu'elle aurait aimé. Cela n'étonna qu'à moitié, Jung.
Lupita n'était pas le genre de jeune femme à se morfondre au fond de son lit pendant des jours. Son parcours de vie démontrait assez clairement qu'elle ne se laissait pas faire, et que les obstacles, quels qu'ils soient, ne l'arrêtaient que temporairement. Le temps pour elle de trouver le bon marchepied pour les enjamber, en l'occurrence.
Jung n'avait pas mis Darius au courant de l'arrivée de Lupita. Pas encore. Il l'avait laissé dans son bureau avec les chefs de pôle, dont faisait partie Eric Vivier. Il devait mettre au clair le fait que l'attaque de Rochemer avait été possible à cause d'une fuite venant de l'intérieur, et non pas à cause de l'incompétence du pole informatique, dont l'un des membres était encore sur un lit d'hôpital.
Personne ne saurait jamais que l'origine de cette fuite était l'un des fondateurs de l'entreprise. Ryker ne voulait pas ébranler Anthéa. Il était justement là pour tenter d'éviter le pire en rassurant tout le monde. Il allait sans doute mettre en avant la bravoure du duo Carpentier-Jones en insistant sur l'incroyable geste de Lupita. Elle avait volé le voleur. Ce qui n'était pas rien.
Ce constat en avait amené un autre évident : Lupita Jones était encore en danger, car Rochemer avait menti en disant qu'il faisait tout cela uniquement pour l'argent. L'argent était le moteur, certes, mais pas que. Cet ancien informaticien avait une revanche à prendre sur Anthéa, dont il était parti sans les honneurs. Personne ne le savait, mais, quelques années auparavant, il avait été accusé, à raison, - un certain nombre de preuves ayant été trouvées - , de revendre des informations à la concurrence, mettant en difficulté certains clients. Deimos avait bien choisi son homme.
En attendant, tant que Rochemer serait introuvable, Jones serait en danger. Saadi avait été d'accord sur ce point, c'est pourquoi, depuis son départ de la clinique, Lupita était habilement mise sous la surveillance de l'un de ses hommes. Jung avait comme dans l'idée que la jeune femme n'aurait pas aimé l'idée d'être ainsi mise sous cloche, d'où la discrétion de la mission.
Jung était arrivé dans le hall d'entrée de l'entreprise où l'équipe de sécurité redoublait de vigilance. Il salua Saadi qui se tenait près des deux hôtesses d'accueil. Il les briefait lui-même sur les nouveaux protocoles d'entrée. Plus question que qui que ce soit rentre sans avoir été validé deux fois par ses services et par une source extérieure. Même la frontière nord-coréenne était plus poreuse.
Saadi se sentait coupable, car même si l'attaque avait été possible grâce à une malheureuse combinaison d'éléments impossible à maîtriser entièrement pour lui, il était convaincu que si Rochemer n'avait pas réussi à entrer, il n'y aurait rien eu. Il faisait erreur en pensant qu'avec un protocole plus restrictif l'intrus n'aurait pas pénétré dans l'entreprise. Il aurait juste choisi un chemin différent, mais il serait entré. Darius et Jung le savaient parfaitement, eux, car ils avaient connaissance d'un élément que Saadi ignorait : l'identité de la taupe.
***
La queue de Pop-corn frétillait outrageusement de plaisir. Le voyage de la maison jusqu'à Anthéa Inc. revêtait des airs d'aventure extraordinaire pour le chien qui suivait sa maîtresse avec affection. Il ne comprit pas pourquoi le trio d'amies s'était arrêté sur le parvis devant les portes, mais il posa ses petites fesses en observant Lupita avec un air amical et joueur, prêt à continuer l'aventure dès qu'elle en donnerait le signal.
— Ben, mon vieux, c'est ce qu'on appelle des colosses. Tu les connais ? demanda Emmanuelle à Lupita en détaillant sans vergogne les deux membres de la sécurité qui se tenaient près des portes d'entrée de l'entreprise.
— Celui de gauche, oui. Mais pas l'autre.
Au moment où elles approchèrent dans l'optique d'entrer, les deux hommes bougèrent imperceptiblement pour leur barrer le passage. Lupita fronça les sourcils. Est-ce que Ryker l'aurait déjà virée sans même daigner s'expliquer ?
***
Quand Saadi le devança pour sortir, Jung comprit que le chef de la sécurité était dans le hall pour la même raison que lui : accueillir Lupita Jones. Il avait dû être averti de son arrivée par l'homme missionné pour la surveiller. Saadi s'en voulait personnellement de n'avoir pas été celui qui avait plongé pour sauver la jeune femme. Pas qu'il ait eu des sentiments pour elle, mais il considérait que ça faisait partie de son travail de risquer sa vie pour l'entreprise et ses employés.
Avoir laissé Ryker sauter avant lui, n'avoir pas réussi à anticiper et empêcher cette folie qui aurait pu lui coûter la vie, le travaillait énormément. Il s'en était ouvert à Park juste après le sauvetage, quand il était à la clinique pour que les médecins vérifient qu'il allait bien. Il s'était fait tirer dessus tout de même.
Jung n'y avait pas prêté plus attention que ça, - il avait lui-même un certain nombre de choses à gérer -, mais à présent il se rendait compte qu'il allait devoir discuter sérieusement avec le chef de la sécurité pour mettre les choses au point et apaiser cette culpabilité mal placée. Ils avaient tous bien trop besoin de sa solidité pour le laisser sombrer dans un marasme inutile et destructeur.
— Mlle Jones ! Vous ne devriez pas être ici ! lança Saadi sans sourire quand il fut face aux trois jeunes femmes.
Emmanuelle et Aïko se rapprochèrent imperceptiblement de leur amie, et le chien suivit le mouvement en se positionnant devant sa maîtresse en premier rempart. Pop-corn se rêvait en molosse.
— Pourquoi ? J'ai été virée ? attaqua immédiatement Lupita avec un soupçon de colère dans la voix.
— Mais pas du tout ! eut le temps de dire Saadi avant que Jung ne soit à ses côtés et lui donne une petite tape sur l'épaule.
— M.Saadi, je m'en occupe. Vous pouvez retourner à votre poste. Mais j'aimerais vous voir un peu plus tard. Nous avons à discuter sérieusement.
Jung ne vit pas le visage de Matouf Saadi se décomposer, ni sa stature s'affaisser légèrement alors qu'il se dirigeait vers le hall d'entrée. Il venait, sans le savoir, de plonger son chef de la sécurité dans un abîme de doutes. L'homme était convaincu d'être viré avant la fin de la journée, tant il pensait avoir failli, lui-même.
— Mesdemoiselles, quel bon vent vous amène ? demanda Jung en faisant semblant d'ignorer l'évidence.
— Bon, je suis virée ou pas ? lança Lupita qui n'en démordait pas.
— Mais pourquoi voudriez-vous être virée ? Vous avez sauvé l'entreprise !?
— Alors pourquoi cet accueil ?
— Parce que les protocoles de sécurité ont été renforcés. Personne d'étranger à la société ne peut pénétrer dans le bâtiment pour le moment.
— Ok ! Ça, c'est pour nous ! lança Emmanuelle en souriant et en prenant la laisse du chien dans la main de Lupita. Je crois qu'elle est entre de bonnes mains, Aïko. On peut la laisser, non ?
— Entre de bonnes mains, ça reste à voir, dit l'intéressée en se penchant soudain vers Jung qui eut un mouvement de recul involontaire.
— Pour ce soir, je suis en cours tardivement. Alors arrange-toi pour sortir vers 19h, Lupe, que je puisse être là ? dit Emmanuelle sans se préoccuper de l'échange de regards entre Aïko et Jung. Dubitatif pour elle. Interrogateur pour lui.
— Ho-la ! Tu veux vraiment jouer au garde du corps ? Emma ! Tu as autre chose à faire de ta vie !
— Ne t'en fais pas, Emmanuelle, dit alors Aïko. Je peux être là pour 17h30. Je la ramène, finit-elle sans se préoccuper de ce que venait de dire Lupita.
— Je pourrais aussi la ramener en voiture, si vous me le permettez, mesdemoiselles. Ainsi, je serai sûr que vous seriez toutes en sécurité.
Emmanuelle manqua de rire avant de répondre.
— Ça serait pratique, en effet. Vous n'auriez plus qu'à traverser le palier pour passer une bonne soirée.
— À voir, répliqua Jung en jetant un regard à Aïko qui ne disait rien.
— Je ne vous dérange pas trop, là ! éclata soudain Lupita. Vous n'allez pas concurrencer mon ombre ! Même si ça me fait très plaisir de vous avoir avec moi, je ne vais pas supporter d'être sans arrêt...
— Pas sans arrêt, Mlle Jones. Juste quand vous sortirez, et juste le temps de ...
— De trouver Rochemer... Et si on ne le retrouve pas ? Vous voye zbien que c'est ridicule ! Il doit déjà être loin, de toute façon.
— N'en soyez pas si sûre, Mlle Jones. Ce genre de cancrelat accepte mal la défaite. Surtout quand celle-ci le met en danger et lui fait perdre beaucoup d'argent.