« Ça n'était pas la première fois qu'il l'embrassait ». C'est la première chose qui vint à l'esprit de Lupita lorsque leurs lèvres se rencontrèrent, d'abord timidement, puis de manière plus...intime. Darius avait posé ses mains sur le matelas, de chaque côté de la jeune femme, l'enfermant sans la contraindre. Il lui aurait suffi d'un coup d'épaule pour lui échapper sans peine.
Lupita ne fit rien de cela. Elle se contenta de répondre au baiser sans toucher Darius, cependant. Elle ne réfléchissait pas vraiment à ce qui était en train de se passer, mais elle avait tout de même conscience d'une anomalie qu'elle ne mesurait pas entièrement.
Le baiser commençait à devenir réellement passionné, et Darius se rapprochait imperceptiblement. Il interprétait positivement le mouvement de la main de la jeune femme, venant se poser sur son torse, comme si elle avait eu l'intention d'écouter les battements de son cœur affolé.
Devant le consentement tacite de Lupita, sa main à lui avait enveloppé sa nuque à elle, dans un geste de possession empli d'intensité. Jusqu'à ce qu'il y mette fin de manière précipitée, quand le déclic d'une ouverture de porte résonna dans la chambre silencieuse.
Darius s'écarta alors, comme si Lupita avait eu la peste, ou « comme un homme qui regrette un moment d'égarement », penserai la jeune femme, bien plus tard, une fois chez elle. Il fourragea dans sa tignasse, et laissa la place aux deux amies de Lupita qui venaient aux nouvelles, inquiètes de la tranquillité du lieu. Elles suivirent des yeux la sortie du patron d'Anthéa, manifestement troublé par quelque chose.
— Tu nous expliques ? demanda Aïko à Lupita encore adossée au lit en état second.
— Je ne sais rien.
— Wrong answer... try again !
— Arrête, Aïko ! Tu as mal quelque part, Lupe ? Tu veux te recoucher ? Je pense qu'on devrait appeler une infirmière pour te remettre la perfusion...
— Non, ça ira, Emma. Je veux rentrer chez moi. J'ai besoin de...
— Ton cocon ?
— D'être chez moi avec Pop. J'ai besoin de réfléchir.
— Ok. Je vais voir les infirmières, dit Aïko. Tu récupères toutes ses affaires, Emma ?
— No problemo.
***
Aïko avançait dans le couloir comme un général sur le champ de bataille. Elle sentait que Ryker avait dit ou fait quelque chose d'inhabituel. Et par inhabituel, elle entendait, autre chose que de s'emporter injustement contre son amie ou de l'obliger à faire un truc contre sa volonté. Il avait un air bizarre quand il était parti. Et Lupita était ailleurs. En même temps, l'état de son amie pouvait aussi n'être que le résultat de sa mésaventure dans la Seine ? Va savoir !
Aïko fulminait. Même si en façade, elle minorait ce qui était arrivé à son amie, en réalité, elle était atterrée par l'éventualité de la perdre d'une manière aussi brutale. La jeune femme pouvait accepter la fatalité d'une maladie, mais pas la funeste opportunité d'une mort par accident.
Quand elles avaient été mises au courant de ce qui s'était passé, Emmanuelle et elle s'étaient précipitées à la clinique, abandonnant ce qu'elles étaient en train de faire : un cours pour l'une, quelques heures de présence au magasin de photos pour l'autre. Le bonheur fugace du week-end avait été effacé instantanément. Il n'y avait plus eu que l'inquiétude pour Lupita dans l'attente de son réveil.
Quelques années plus tôt, elle n'aurait jamais pensé pouvoir s'attacher autant à une autre personne, et du même sexe en plus ! Mais Lupita avait eu ce pouvoir sur elle. Emmanuelle étant indissociable de la jeune femme, l'amitié avait coulé de source. Et maintenant, comme elle aurait dû s'y attendre, elle en souffrait.
Cette légèreté qu'elle cultivait soigneusement dans ses relations en avait pris un sacré coup, mais le regrettait-elle ? Non. Pas plus qu'elle ne regrettait d'avoir mis la main sur Jung Park, car les unes comme l'autre, lui apportait une satisfaction incommensurable, celle de ne pas être seule, celle de ne plus voir que le sombre dans l'âme nue des vestiges humains qu'elle photographiait. Grâce aux sentiments qu'ils faisaient grandir en elle, Aïko découvrait un pan entier de sa propre humanité, et même si cela pouvait lui paraître un peu effrayant ou douloureux parfois, comme aujourd'hui, elle aimait ça.
***
Emmanuelle avait appelé la mère de Lupita. Son amie serait sans doute furieuse, mais comment ne pas prévenir cette femme que sa fille avait failli mourir ? Comment aurait-elle pu la laisser dans l'ignorance ? Quels que soient ses défauts, Mercedes Cabrera Vargas avait le droit de savoir. Mais jamais Emmanuelle n'aurait pensé la voir arriver à la clinique, avec cet air défait.
— Maman ? s'exclama Lupita qui sortait de la chambre.
— Lupita Jones Cabrera Vargas ! s'esclaffa Mercedes en fondant sur sa fille pour l'enlacer avec la force que seule une mère effondrée peut avoir pour son enfant.
En règle générale, quand Mercedes interpellait sa fille de cette manière, en n'omettant aucun de ses noms de famille, la jeune femme pouvait s'attendre à une ribambelle de reproches et de leçons. Mais pas pour le moment. Pour le moment, la mère étreignait sa fille qui apprécia à sa juste valeur, cette marque trop rare d'affection.
— Tout va bien, maman, murmura Lupita se doutant qu'Emmanuelle était à l'origine de cette visite.
— Non, Lupita ! Tout ne va pas bien ! Tu as failli mourir noyée ! Non, rien ne va ! Je croyais qu'en restant à Paris, tu échapperais à ce genre de risque ! Mais tu es comme ton père ! Impossible de te protéger ! Tu t'arranges toujours pour te mettre dans des situations...
Lupita tiqua. Elle n'avait pas le souvenir d'avoir jamais pris de risque durant son enfance. Quant à la remarque sur son père, elle la trouvait tout aussi étrange.
— Maman ? Arrête... ça va. D'accord ! C'était un accident. Ne...
— Emmanuelle m'a dit qu'on t'avait jeté dans l'eau sciemment ! Ça n'a rien d'un accident...
— Emmanuelle a exagéré. Celui qui a fait ça ne savait pas que j'ai une peur panique de l'eau.
Lupita ne voyait pas l'intérêt de tout raconter. D'autant qu'elle ignorait ce que l'entreprise avait communiqué ou pensait communiquer sur l'affaire. Elle se détacha de sa mère et observa avec étonnement son visage crispé par l'inquiétude. Elle qui avait toujours pensé que sa génitrice avait un cœur de pierre, préférant l'efficacité aux débordement sentimentaux, elle s'étonna de cet épanchement soudain.
— Maman ? Je comptais rentrer à mon appartement. Tu veux m'accompagner ?
— Ton appartement ? Mais ils ne te gardent pas plus ?
— Je vais bien, maman. J'ai juste bu un peu la tasse... rien de dramatique...
Lupita n'arrivait pas à savoir si sa mère la croyait ou si elle faisait semblant. Une chose était sûre, elle ne la lâcherait pas si facilement. Mercedes attrapa le bras de sa fille et ronchonna sur le fait qu'ils auraient pu lui mettre un fauteuil roulant à disposition. Lupita eut un demi-sourire. La Mercedes Cabrera Vargas qu'elle connaissait était de retour.
***
Quand Lupita ouvrit la porte de son appartement, elle fut accueillie par un Pop-corn dont la vessie exigeait une sortie immédiate. Spontanément, elle attrapa la laisse qu'Aïko lui arracha des mains.
— Tu ne comptes quand même pas t'occuper du chien, là ?! J'y vais ! Emmanuelle, tu gères l'intendance ?
— Ok. Courses de réconfort et médocs.
Les deux jeunes femmes commencèrent à descendre les escaliers, accompagnées du chien, alors qu'une cavalcade se faisait entendre dans l'autre sens. Roméo Mendès et ses sœurs déboulèrent dans l'appartement en bousculant Mercedes, qui était restée dans l'entrée à observer avec étonnement l'environnement familier de sa fille.
— Lupita ! Lupita ! Est-ce que ça va ? C'est Darius qui a encore essayé de te noyer ? Je vais...
— Tu ne vas rien du tout. Ça n'était pas Darius cette fois. Par contre, c'est lui qui m'a sauvé... dit Lupita en ébouriffant les cheveux du garçon qui s'était agrippé à elle.
— Ah.
— Tu vois ! On te l'avait dit que c'était pas lui ? Tu es trop jaloux, Roméo ! dit Jasmina en obligeant son frère à se décoller de la jeune femme.
— Je ne suis pas jaloux ! Je sais parfaitement que Lupita n'est pas mon amoureuse ! Mais c'est aussi ma sœur, comme vous. Et je ne veux pas que quelqu'un lui fasse du mal.
La voix net du garçon fit frémir Lupita. Il était si sérieux soudain. Si sûr de ce qu'il ressentait pour elle. Elle aurait tellement voulu être aussi sûre que lui. Elle soupira et s'accroupit devant lui.
— Merci Roméo. Je suis heureuse de savoir que tu m'aimes autant qu'une sœur. Moi aussi je vous aime comme si vous étiez ma famille.
Sur ces paroles, elle étreignit les trois enfants qui conservèrent tout de même leur air grave. Ils avaient conscience que la jeune femme avait frôlé la mort, et leurs petits cœurs purs n'aimaient pas ce qu'ils avaient ressenti. C'était une première déchirure qui en annonçait d'autres inéluctables, car la finitude des choses et des êtres étaient un fait avéré contre lequel personne ne pouvait rien, même pas leur innocente naïveté.