— Il faut arrêter de surgir comme ça, vous ! J'ai droit à un minimum d'intimité ! s'écria Lupita prête à retourner au combat.
Le fait de s'habiller et d'avoir l'impression d'être en pleine possession de ses moyens, lui avaient donné du courage.
— Un, la porte était ouverte. Deux, nous n'avons pas terminé notre conversation. Trois...
— Il n'y a pas de trois ! le coupa la jeune femme en se campant devant lui, les mains sur les hanches avec un air buté. Notre conversation est terminée. Je démissionne. Vous êtes libre de raconter ce qui vous chante à votre fichue famille. Tiens ! J'ai une idée fabuleuse ! Vous n'avez qu'à dire que je vous aie plaqué comme un malpropre, parce que je suis une hystérique incontrôlable ! Non ! Mieux ! Que j'ai trouvé Dieu dans la Seine et que j'ai décidé de me consacrer à lui, dans un couvent au fin fond d'une campagne quelconque !
Aïko ne put retenir un hoquet de rire à ce dernier argument. Lupita était trop en colère pour voir le côté amusant de son propos, puisque ça n'est pas Dieu qu'elle avait trouvé dans la Seine, juste Ryker... l'analogie était troublante. Était-il judicieux de le faire remarquer à la jeune femme ? Le coup de coude d'Emmanuelle supposait que non. Aïko se laissa donc entraîner en un repli tout stratégique, vers la porte.
Dans le couloir, elles trouvèrent Jung adossé au mur qui pianotait sur son téléphone. Il leur jeta un coup d'œil avant de continuer.
— Pas d'urgence vitale pour le moment ? demanda-t-il.
— Pas encore, dit Emmanuelle en tirant la porte pour éviter que la clinique toute entière ne profite de la discussion animée entre Ryker et Lupita.
— Pourquoi est-il revenu ? Je croyais que la rupture était consommée, demanda Aïko
— Pas exactement. Il a oublié de la remercier.
— De la remercier ? répéta lentement Emmanuelle en jetant un coup d'œil inquiet vers la chambre.
— Humhum.
— Tu es conscient qu'il va y avoir du sang, Jung ?! s'exclama Aïko en s'approchant de son amoureux.
— Métaphoriquement ou littéralement ?
— Jung !
— Pas nécessairement. Si l'un des deux baisse la garde, ou si par un miracle incroyable, ils prennent enfin conscience tous les deux qu'il pourrait y avoir une vraie histoire entre eux.
— Tu plaisantes, n'est-ce pas ? dit Emmanuelle.
— Nope.
— Ils sont prêts à se sauter à la gorge, et toi, tu penses que c'est parce qu'ils s'apprécient ! Je crois que je ne veux même pas savoir d'où vient cette idée tordue.
— Du comportement de Darius.
— J'ai du mal à suivre, dit Emmanuelle en se laissant glisser en bas du mur pour s'asseoir.
— À la mort de son père, Darius a pris sur lui une partie du fardeau que le devoir filial lui imposait. Il l'a fait pour aider ses frères et sœurs. Il l'a fait parce qu'il aimait son père, et qu'il savait qu'au fond, même s'il ne le lui avait jamais dit, c'était ce qu'il souhaitait. Pour cela, il a abandonné sa vie d'avant et fait une croix sur une vie sentimentale déjà un peu chaotique. Il pensait, à juste titre, qu'il ne pourrait pas mener de front autant d'objectifs. Il avait besoin de rester concentré. Le destin en a un peu décidé autrement en mettant sur son chemin une femme qui l'attire.
— Je ne crois pas à toutes ces conneries de destin, Jung, dit Aïko.
— Moi si, répliqua Emmanuelle en la foudroyant du regard. Tu ne peux pas nier que le hasard a été sacrément facétieux avec eux deux. Les mettant sans arrêt sur le chemin l'un de l'autre.
— Il a fait pareil entre Jung et Lupita, lança Aïko en croisant ses bras sur sa poitrine.
Avec sa robe noire à dentelle, ses longs cheveux soyeux se répandant sur ses épaules et son maquillage qui mettait en valeur la noirceur de ses yeux, elle ressemblait à l'un de ces personnages de film d'horreur dont la beauté vous glaçait d'effroi par son incongruité. Aïko avait un air de poupée maléfique, abandonnée là pour maudire toute la clinique. Surtout depuis qu'elle ne souriait plus.
— En effet. Mais là où il pousse Darius vers Lupita, moi, il m'en a éloigné pour me pousser vers toi, dit Jung en venant l'enlacer. Lupita était nécessaire pour nous lier.
— Humpf, grogna Aïko.
— Vous n'allez pas vous bécoter, là ? Hein ? Parce que je ne vais pas supporter tout ce stress toute seule, moi, s'exclama Emmanuelle en se relevant.
***
Dès que les amies de Lupita étaient sorties, Darius s'était approché de l'unique fenêtre de la chambre pour se tenir à distance. Par sa taille et sa carrure, il savait qu'il pouvait impressionner physiquement ses interlocuteurs, et même si dans la tenue que lui avait fourni Jung, il perdait un peu de sa superbe, il préférait assurer le coup. Il devait faire comprendre à l'informaticienne sa volonté de ne pas la dominer, car plus il essayerait, plus elle regimberait. Il devait surtout lui faire réaliser qu'il tenait à elle.
— Je n'accepte pas votre démission, Mlle Jones. Pas après ce que vous avez fait.
— Ce que j'ai fait ? répéta la jeune femme, incrédule.
— Vous avez évité à Anthéa inc. une énorme fuite d'informations sensibles. Au lieu de nager, vous vous êtes laissée couler en ne cessant de serrer dans votre main, la clé subtilisée dans le sac de Rochemer. Les infirmiers ont dû attendre un moment avant de pouvoir vous ouvrir cette fichue main.
Lupita se souvenait maintenant et comprenait pourquoi sa main droite était bandée. Elle avait réussi à attraper la clé avant d'être balancée dans la Seine. Et malgré sa terreur, malgré la confusion de son esprit, elle n'avait jamais cessé de tenir cette foutue clé.
Darius s'était retourné vers elle et la fixait.
— Je ne sais rien de vous. Du moins, je n'en sais pas suffisamment pour comprendre vos réactions. Face à vous je suis sans cesse sur la brèche. Pas moyen de saisir la logique de vos raisonnements. Si vous estimez que vous devez démissionner, j'accepterai. Mais ça n'empêchera pas le contrat entre nous d'être encore valide.
— Vous plaisantez, n'est-ce pas ?
— Pas le moins du monde. Et avant que vous ne montiez sur vos grands chevaux, je tiens à ajouter ceci : Deimos a tenté un coup magistral qui aurait pu réussir, vu mon ignorance de cette procédure d'urgence et de ce qu'elle impliquait. Il a joué son va-tout en pensant que nous ne pourrions pas remonter jusqu'à lui. Sauf que son plan n'a pas fonctionné comme prévu, qu'il n'a rien obtenu et que vous êtes vivante. Posez-vous cette question : pourquoi cherchait-il tellement à se débarrasser de vous ? Rochemer aurait pu vous abandonner dans le tunnel...
— Mais parce qu'il croit que nous sommes ensemble et qu'il veut nous séparer ! C'est simple, non ! Donc si vous décidez de continuer la mascarade, je serai toujours en danger !
— Non. Pour nous séparer, il aurait pu procéder différemment. Il y a mille manières possibles de séparer un couple. Et même s'il avait échoué avec sa propre fille, il avait bien d'autres options à sa disposition que le meurtre.
— Je ne vois pas où vous...
— Deimos a compris que vous étiez un danger pour lui. Comme Klaus qui a compris votre importance pour l'entreprise bien avant tout le monde, Deimos à identifier en vous le grain de sable qui l'empêcherait d'atteindre son objectif.
— Son objectif ?
— S'emparer d'une partie de l'entreprise qui lui avait échappée avec la prise de contrôle de mon père.
— C'est absurde ! Je n'ai pas autant d'importance, ni de qualités ! s'exclama Lupita en s'adossant au lit avec de nouveau son petit air buté sur le visage.
— Lorsqu'il vous a vu pour la première fois avec moi, il savait qui vous étiez, mais ignorait tout de nos plans. Il vous avait déjà dans le collimateur. Le fait que vous soyez ma « petite-amie » compliquait les choses. Avec moi dans les parages, il ne pouvait plus tenter de vous acheter ou de vous faire chanter. Et suite à mon obstination, au soutien de Magnus, et à mon acharnement à ne pas le laisser faire ses magouilles en paix, il s'est retrouvé avec de moins en moins de temps pour agir. Il a choisi de vous sacrifier pour amputer Anthéa d'un élément important pour sa sécurité et pour me frapper au cœur.
— Pour ce dernier point, pas de danger, vu que je ne suis qu'une mercenaire sous contrat, marmonna Lupita en le fixant.
— Vraiment ?
Les dernières paroles de la jeune femme avaient touché Darius au cœur. Il s'était rapproché de la jeune femme. La position de Lupita contre le lit l'empêchait d'envisager une fuite rapide. Ce qui arrangeait plutôt Darius, car il n'avait pas fini de parler. Et la suite, il en avait l'intuition, n'allait pas plaire à la jeune femme. Du moins pas dans l'immédiat. Il espérait une évolution favorable. Mais comment savoir avec elle ? Il ne mentait pas en disant qu'il n'arrivait pas à suivre ses raisonnements. Face à elle, il était perdu. Et ça, c'était nouveau pour lui.
Lupita avait haussé les épaules en détournant le regard ce qui l'empêcha de voir la progression lente de son patron.
— Mlle Jones, je sais que je vous ai forcé la main. Que je me suis comporté comme un tyran et que je suis sans doute bien difficile à pardonner sur bien des aspects, mais une chose est sûre cependant : je n'aurais pas sauté dans la Seine pour n'importe quel employé. Je n'aurais pas insisté autant pour retrouver un inconnu. Je n'aurais pas risqué ma vie, si ça n'avait pas été pour vous.
Il était maintenant face à elle, à moins d'un mètre. Bien trop proche selon Lupita qui sentait le montant du lit avec acuité maintenant. Ce qu'il venait de dire n'était pas aussi clair que ça. Le sous-entendu était là, mais est-ce qu'il voulait dire qu'elle avait de l'importance pour l'entreprise ou pour lui ? Lupita en avait assez de naviguer à vue. Elle était fatiguée, énervée et ne savait plus trop où elle en était.
Et puis, Darius se pencha un petit peu, ses yeux gris plongèrent dans les siens, et elle sut exactement ce qui allait se passer. « Merde ! Elle ne l'avait pas vu venir, celle-là ! »pensa-t-elle.