Darius entra d'un pas décidé et d'un geste chassa les deux amies de Lupita, que Jung fit sortir promptement avant de refermer la porte derrière eux. Il sentait qu'une tempête approchait. Il s'agissait de s'en préserver.
Et tandis qu'Emmanuelle et Aïko se demandaient s'il était bien judicieux de laisser les deux parties se débrouiller seules, Jung les entraîna jusqu'à la cafétéria de la clinique privée, dans laquelle Lupita avait été hospitalisée par son « petit-ami »après le « drame » qu'ils avaient vécu.
***
— Vous m'expliquez ? Comment quelqu'un qui sait nager coule comme une enclume quand elle se retrouve dans l'eau ?
— J'ai subi un traumatisme, ok ! Et ça ne vous regarde pas ! Le contrat ne spécifie pas que je sois obligée de vous raconter ma vie en détail ! Juste les grandes lignes pour donner le change ! Je ne vous demande pas...
Lupita s'arrêta pour reprendre de l'eau. Sa gorge la tyrannisait encore. Et l'énervement n'arrangeait pas les choses. Elle se sentait mal pour plusieurs raisons. La première étant que Ryker l'avait sauvée alors que, selon elle, il n'avait aucune raison de le faire. Enfin, sinon sa conscience. Elle lui en était reconnaissante, bien sûr. Mais lui en voulait aussi, car elle lui devait maintenant la vie et ne voyait pas comment payer une telle dette.
C'est dans cette idée que son esprit fatigué et irrité trouva aussi que si elle s'était retrouvée dans cette situation, il en était un peu responsable aussi. C'était, sans nul doute, son propre grand-père qui avait engagé Rochemer ! Certes, ça n'était pas lui qui avait mis ses iris en clé dans la procédure d'urgence. Ça, c'était Klaus ! Et...
— Klaus ?! Comment va Klaus ? s'exclama soudain Lupita inquiète.
Darius qui, n'étant pas télépathe, ne voyait pas comment une engueulade qui promettait d'être épique, avait fini par une demande aussi inattendue - le cheminement de l'esprit de l'informaticienne lui échappait -, se résigna à répondre, cependant.
— Klaus ? Klaus va bien. La balle a traversé l'épaule et n'a pas fait trop de dégâts. Une chance incroyable aux dires des médecins, commença-t-il. Mais ce changement de sujet n'est que temporaire, Mlle Jones. Je veux savoir pourquoi j'ai dû risquer ma vie pour quelqu'un qui aurait peut-être pu s'en sortir sans moi.
— Personne ne vous a rien demandé, répliqua-t-elle, péremptoire.
— Personne ne m'a rien... répéta-t-il de manière incrédule. Vous êtes... Vous vous rendez bien compte que vous auriez pu y rester ?
Lupita avait croisé les bras sur sa poitrine et arborait un air renfrogné. Elle se demandait vaguement pourquoi elle se comportait comme une peste pourrie gâtée avec Ryker ? Pourquoi cherchait-elle autant à l'énerver ? Mais sa mauvaise foi, combinée à sa fatigue, balayèrent ses questionnements pour se focaliser sur sa colère totalement injustifiée.
Devant son silence accusateur, « mais de quoi ? » pensa Darius, il sortit de la chambre en claquant la porte, aussi furieux qu'il était capable de l'être en cet instant. En lui régnait la plus grande confusion. Il se sentait injustement traité et ne comprenait pas pourquoi. Il se sentait totalement impuissant également. Impuissant face à cette femme qui ne répondait à aucun critère connu en termes de relation humaine dictée par les règles de la communauté.
— Alors ? Tu as eu les remerciements dû aux héros ? demanda Jung qui, entrant dans la chambre de son frère, se doutait bien, en voyant son visage, qu'il n'en était rien.
— Je ne la comprends pas. Je lui sauve la vie et je me fais engueuler !
— Et ça n'a rien à voir avec ton entrée fracassante et accusatrice dans sa chambre d'hôpital, n'est-ce pas ?
Darius leva un sourcil.
— Mon entrée fracassante et accusatrice ? Je n'ai rien fait de tel ! Je suis en droit de savoir si elle a feint de se noyer...
— Je ne suis pas sûre que l'on soit capable de feindre de se noyer d'une manière aussi réaliste, Darius.
L'intéressé haussa les épaules en se dirigeant vers son lit. Il était fatigué. Il avait fait sa part. Si cette idiote d'informaticienne n'était pas capable de le remercier, il s'en foutait.
— Vous avez discuté de ce qu'elle avait réussi à faire ? Non. Évidemment. Pas le temps. Bien, commença Jung avec air faussement indifférent. Quand tu auras suffisamment remâché ton ressentiment à son égard et que tu auras accepté qu'elle a un gros problème avec l'eau quand il s'agit de s'y immerger, que ce problème provoque chez elle, tout un tas de réactions comme la terreur, la colère face à l'incapacité d'y remédier, et l'impuissance face à son besoin d'aide pour survivre dans ce cas de figure... Tu pourras y retourner pour la remercier d'avoir risqué sa vie pour sauver Anthéa. Ce que l'on a réussi à extirper de la clé qu'elle tenait dans son poing avait bien un lien avec des affaires assez sensibles. J'insiste sur le fait que ces documents avaient, manifestement, été totalement effacés de nos serveurs, finit Jung en laissant son demi-frère seul.
Darius resta une minute ou deux, immobile au milieu de la chambre. Jung avait raison. Encore. Ça devenait vexant, à la fin. Même s'il pouvait lui reprocher de ne rien lui avoir dit de la procédure d'urgence d'Anthéa, son demi-frère se révélait quelqu'un de précieux et d'efficace. Il était l'assistant indispensable qui ferait de lui un patron exemplaire.
Cependant, Darius ne put s'empêcher de se demander depuis combien de temps il avait perdu toutes capacités à réfléchir sereinement par lui-même. Depuis la mort de son père ? Non. Ses problèmes étaient apparus après. À son arrivée à Paris ? Après sa première rencontre avec Lupita Jones, alors qu'elle n'était qu'une fausse cheerleader maladroite ?
C'était une évidence à laquelle il s'était persuadé de ne pas donner d'importance. Et voilà où il en était : à chercher un moyen de communiquer avec une jeune femme qu'il avait du mal à comprendre, mais dont il cherchait désespérément à trouver le mode d'emploi pour, inconsciemment, l'attirer à lui. En vain, bien sûr. Quand on agit contre sa propre volonté, il est assez difficile de se faire comprendre de l'autre, en général.
Et malheureusement pour lui, sur ce point-là, Jung ne lui avait été d'aucune aide. Bien au contraire. Il avait même provoqué des situations ambiguës et difficiles à gérer parfois. Comme à la plage, où il l'avait laissé seul avec la jeune femme sans lui fournir de « manuel d'utilisation ».
À chaque bourde, Darius avait tenté de rattraper le coup, mais finalement son moyen le plus efficace face à la jeune femme, restait le chantage orchestré grâce au contrat qu'ils avaient signé ensemble. Ce qui était loin d'être satisfaisant. Et pourtant ! C'était aussi grâce à lui qu'elle était toujours dans les parages, et qu'il pouvait au moins tenter de la protéger.
Cette dernière réflexion conforta Darius dans son attitude et l'incita à repartir sur le front. Il devait se concentrer sur son objectif et refuser de se laisser embarquer dans une énième dispute stérile et incompréhensible. Il devait parvenir à faire comprendre à la jeune femme que malgré lui, il ressentait une inclination inexplicable et inexpliquée pour elle. Et il devait savoir si cette inclination serait payée de retour.
***
Aïko et Emmanuelle étaient entrée ensemble dans la chambre de Lupita sans s'attendre à ce qui les attendait. Leur amie s'était levée, avait ôté la perfusion et s'habillait avec les vêtements qu'elles avaient amenés pour sa sortie.
— Mais ?! Lupe ?! Tu dois encore rester ici !
— Non. J'ai du pain sur la planche ! Je dois me trouver un nouveau job, et fissa ! J'aurais dû me douter que celui-là avait été trop facile à obtenir ! Ça cachait forcément quelque chose ! Tu parles, Charles ! Pas moyen de bosser sereinement ! Des psychos en pagaille, et un patron ... Bref ! Je dois me tirer vite-fait ! Tant pis pour la paye et les avantages sociaux !
Emmanuelle et Aïko échangèrent un regard entendu avant de se précipiter vers leur amie et de l'enlacer, l'obligeant à arrêter de bouger frénétiquement.
— Tu dois rester encore aujourd'hui pour être sûr que tu te remet sbien, Lupita. Tu ne dois pas jouer avec ta santé. Tu auras tout le temps nécessaire après, pour accomplir ton plan machiavélique.
— Mon plan machiavélique ?! Mais il n'est pas machiavélique, mon plan... C'est même le plus sain que j'ai pu avoir depuis des semaines ! Je me demande encore comment j'ai pu me laisser embarquer dans tout ce bazar ! Et pour une simple bousculade, en plus ! Je devais vraiment être... Bon. Vous savez où est mon portable ?
Emmanuelle et Aïko se fixèrent de nouveau avant que la photographe ne réponde :
— Pas de bras. Pas de chocolat.
— Et donc dans un langage non cryptique ?
— Tu restes ici et je te le donne.
— Et je me demande bien comment vous allez faire, puisqu'il est en ma possession, dit alors Darius qui était de nouveau à la porte.