Lupita le tenait au creux de ses filets. Il était là à sa merci. Elle allait lui montrer, à cet abruti, ce qu'il en coûtait de s'en prendre au trésor du dragon.
Puis la connexion fut coupée. Son écran s'éteignit comme s'il n'y avait plus eu de jus, et elle hurla de rage en se levant pour se ruer vers le plateau.
— C'est quoi ces conneries ! cria-t-elle en arrivant.
— Procédure d'urgence, Mlle Jones, répondit calmement Éric Vivier.
— Procé... Mais je l'avais ! Je l'avais ! J'allais l'atomiser !
— Chacun prend une tablette, dit alors Jade qui venait de sortir du local de rangement du matériel.
— Mlle Banalec (Iris)et M. Zerackian (Arig), vous allez à l'auditorium. Vous savez ce que vous avez à faire. Mlle Jadoux (Leia), M. Roston (Steve), M.Monceau (Thomas), M. Lebert (Joshua), M. Albertini (Kevin), avec moi. Nous commençons par le dernier étage et nous descendrons jusqu'au rez-de-chaussée. L'équipe de M. Saadi nous épaulera. Ils nous attendent. Ils viennent de finir de vérifier le toit. Jade, vous accompagnez Mlle Banalec et M. Zerackian.
Et sur ces paroles, ils quittèrent les lieux sans un mot de plus.
— Et nous ? demanda Lupita d'une petite voix pleine d'incrédulité à Klaus qui s'avançait vers elle. On est sur la touche ?
— Nous, on va au -2, Lupe, dit Klaus en tendant la dernière tablette à sa collègue. On n'est pas sur la touche, mais attends toi à bosser sous la pression la plus intense que tu aies connue. Je t'explique dans les escaliers. Viens.
Klaus était au fait de tous les détails de la procédure d'urgence, car il était l'un de ceux qui avaient été chargés de l'améliorer. Quand il avait été embauché, on lui avait demandé d'y jeter un œil. Il en avait pointer les défauts et les failles, et avait modifier le tout, à sa manière. C'est à dire avec tout ce qu'impliquait sa paranoïa naturelle.
Il expliquait à Lupita les détails de cette procédure. Du confinement du bâtiment à la recherche active de la fuite humaine. Pour une fois, il était prolixe. Il était fier de cette procédure, n'imaginait même pas qu'il aurait à la mettre en œuvre un jour. Il était content de le faire aussi.
— Tu devrais être moins fier de toi, Klaus. Ça pourrait paraître suspect, tu sais, lui dit Lupita en souriant malgré la gravité de la situation.
Il haussa les épaules en continuant de pérorer sur des détails, tout en descendant. Ils arrivaient au palier du premier étage, quand Klaus remarqua que Lupita s'était arrêtée. Il la fixa, intrigué.
—Quoi ? Tu trouves que le protocole de réinitialisation n'est pas assez complexe ?
Puis, il nota les détails inquiétants : son teint blême, son visage crispé dans une expression de peur. Instinctivement, il suivit son regard et tomba sur ce qui effrayait autant la jeune femme. En contrebas, près de la porte qui donnait sur les couloirs du premier étage, un homme immobile les menaçait avec une arme.
Plutôt grand. Un corps sec et musculeux. Les cheveux clairsemés se teintant de gris sur les tempes. La peau bistre de celui qui sort peu à la lumière du jour. Un regard mobile à l'affût, dans un visage allongé, dont la bouche charnue s'ornait d'un rictus entre mépris et amertume. Il portait la tenue d'un réparateur d'ascenseur. Quel manque d'originalité. Et pourtant ça avait fonctionné.
— Je vous attendais. Enfin, surtout toi, Klaus. Le roi du pétrole grâce à moi.
— Rochemer. Pourquoi je ne suis pas étonné de te voir ? lança Klaus avec un certain mépris, comme si son interlocuteur ne tenait pas une arme pointée sur lui.
— Tu fais le gros bras pour impressionner la dame. Mon petit doigt m'a dit qu'elle était déjà prise.
— Votre petit doigt est un sale connard immonde ! Un traître à sa propre famille ! Vous pourrez lui répéter si vous vous en sortez en un seul morceau, cria alors Lupita soudain gonflée par un courage qu'elle ne se connaissait pas.
Rochemer rit de cet éclat. Sa grande carcasse fut alors agitée de spasmes peu flatteurs, qui aurait pu facilement le faire passer pour un épileptique en pleine crise. Mais il n'en avait que faire. Il tenait l'arme.
— Mais j'y compte bien. Et grâce à vous.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Nous n'avons pas le pouvoir de t'aider à sortir, laissa tomber Klaus.
— Oh ! Le vilain menteur ! Klaus ! Nous savons tous les deux que tu es le seul capable de sortir d'ici sans être inquiété. Enfin, pour être exact, toi et cette jeune personne. Et je suis ravi de constater qu'elle sera plus facile à manier que toi, dit alors Rochemer en tirant avec son arme sur le colosse qui avait autrefois été son collègue.
Tout se passa très vite. Le coup de feu fit à peine un « plop ». Klaus, tituba en arrière, alors que Lupita, qui avait senti le souffle du projectile sur son visage, n'eut même pas le réflexe de crier. Elle se jeta sur son collègue pour éviter qu'il ne se fracasse le crane contre les marches. Elle ignorait si le coup était mortel, mais espérait qu'avec une constitution comme la sienne, Klaus survivrait à ce qui était en train de se passer.
Alors qu'elle appuyait près de l'épaule, sur la blessure qui saignait abondamment, elle sentit la chaleur du métal lui titiller l'oreille.
— On se lève, Mlle Jones. Et en silence, dit Rochemer en l'incitant de nouveau du canon de son arme.
— Je ne vais pas laisser Klaus se vider de son sang ici ! cracha-t-elle en ôtant l'un de deux tee-shirts qu'elle avait superposés ce matin, sans savoir que ça lui servirait à étancher le sang d'une telle blessure.
— Mais si. Et puis, je suis sûr que nos amis de la sécurité vont le retrouver très vite.
Klaus, qui s'appuyait maintenant contre le mur, n'arrivait pas à articuler un mot. Il avait mal et craignait la suite. Il chercha le regard de Lupita et posa sa main sur la sienne. Il voulait la réconforter autant que lui faire comprendre qu'elle devait sauver sa peau. Aucune entreprise ne valait qu'on meure pour elle.
— Je vais compresser, Lupe. Vas-y et fais ce qu'il te dit, parvint-il articuler en jetant un œil à la tablette intacte qu'il avait fait tomber près de lui.
— Prenez la tablette, Mlle Jones. La vôtre et la sienne, dit alors Rochemer.
Lupita s'exécuta non sans avoir glisser discrètement son téléphone personnel dans la main de son collègue.
— Klaus. Appuie bien fort ! Tu as intérêt à rester vivant, sinon Aïko ne s'en remettrait pas, dit-elle en lui faisant un rapide clin d'œil. Elle espéra qu'il comprendrait.
Rochemer lui attrapa le bras et la força à descendre avec lui. Il avait glissé les tablettes dans une besace, dont la bandoulière réglée au plus haut positionnait la sacoche dans son dos, afin de ne pas le gêner s'il devait courir. Il semblait serein quant à la suite.
— Je ne vois pas en quoi je vais être utile. Je ne connais rien à la procédure et je suis dans la boite depuis trop peu de temps pour connaître toutes les sorties.
— Pas grave. Moi, je les connais. J'ai juste besoin de votre personne. Pas de votre cerveau. Même si, je le reconnais, il m'a l'air très intéressant vues vos performances récentes.
— Je ne vois pas...
— Vous n'étiez pas loin de m'avoir tout à l'heure. Et vous avez plombé RedLight. Je sais que c'était vous.
— Votre petit doigt, je suppose.
— Mon petit doigt, en effet.
— Pourquoi vous faites ça ?
— Pour l'argent. Quoi d'autre ? répliqua le hacker avec un sourire.
Qu'avait-elle à répondre à ça ? Rien. N'avait-elle pas elle-même signé un contrat pour effectuer une tâche contre de l'argent ? Elle était une mercenaire, comme ce type. Et même si son cas impliquait beaucoup moins de retombées stratégiques, ça n'en restait pas moins la même chose. Pas mieux. Elle ne pouvait donner de leçon à personne.
Arrivés au palier du rez-de-chaussée, il la fit poursuivre vers le premier sous-sol. Rochemer ouvrit la porte sur le parking, mais ne sortit pas immédiatement. Il tapa sur la tablette de Klaus avant de s'avancer enfin. Lupita comprit en voyant les caméras désactivées.
Il la pressa de marcher plus vite, non pas jusqu'à la grille qui avait été descendue sur la seule sortie du parking, mais vers une porte latérale qu'elle n'avait jamais remarquée. En même temps, elle n'était venue ici que trois fois. Et à chaque fois, elle était occupée à discuter avec la personne qui lui avait proposé de la ramener parce qu'il était tard. Pourquoi se serait-elle préoccupée d'une fichue porte latérale ? Sans serrure visible de surcroît !
Marc Rochemer s'arrêta devant et appuya sur un coté du mur à hauteur de regard. À cet endroit, se trouvait une sorte de Pixel art en faïence. Rien d'étonnant. Il y en avait dans tout le parking, sur des piliers et des murs. Mais, après un déclic, celui-ci révéla un panneau d'ouverture pour une identification biométrique. "Manquait plus que ça!" pensa Lupita.
En cet instant précis, la jeune femme comprit pourquoi on lui avait scanné l'iris quand elle avait été embauchée. Elle avait pensé à une mesure de sécurité stupide sur le moment, car elle savait n'être dans aucun fichier nationaux ou internationaux. Mais à cet instant, dans ce parking silencieux et vide de toute âme, si ce n'était la sienne et celle du hacker, elle voyait le résultat. Klaus avait ajouté son iris au sien dans la procédure d'urgence. Ce qui prouvait sans aucun doute la confiance qu'il avait mise en elle. D'ailleurs, Rochemer le lui fit remarquer en ouvrant la porte.