Darius avait eu le temps de se sécher, de se rhabiller et de patienter contre la voiture en fixant le soleil couchant avec un air inspiré, avant que le couple fautif et coupable ne revienne en se tenant la main.
Darius avait compris sans rien demander et était monté dans la voiture pour découvrir Emmanuelle et Lupita endormies sur la banquette arrière. La journée avait été longue, pleine de rebondissements. Elles étaient épuisées, et les sièges du véhicule particulièrement confortables. Comment auraient-elles pu résister?
Darius soupira en se mettant au volant, laissant Jung monter près de lui, tandis que sa dulcinée rejoignait ses amies. Il remonta la vitre intérieur cette fois sans craindre de remarques, - il avait une bonne raison : préserver le sommeil de ses passagères -, et démarra sans à-coups.
Jung se sentait fautif et n'en menait pas large. Il était censé être l'assistant de Darius. Celui qui assurait ses arrières. Celui qui faisait passer sa mission avant son propre plaisir ou intérêt. Or, il avait échoué. Il avait été étourdi par ce qu'Aïko lui faisait ressentir, par tout ce qu'elle promettait de plaisir et de joie. Il avait oublié sa mission pour se concentrer sur lui et elle.
— Tu en es où? demanda finalement Darius sans animosité, tout en conduisant.
— Hum... Je m'excuse, Darius.
— Pourquoi ?
— Parce que je n'ai pas été à la hauteur.
Darius faillit éclater de rire, puis se rappela ses trois passagères endormies. Même avec la vitre, elle risquait de l'entendre. Il n'avait pas un rire discret.
— Ça, je n'en sais rien. Je doute qu'Aïko me dise quoi que ce soit à ce sujet, répondit-il en souriant.
— Tu... Tu fais de l'humour, là ?!
— Jung ! Tu es avant tout mon frère. Assistant n'est qu'une fonction qui ne te définit pas à toute heure du jour et de la nuit ! Tu as le droit d'embrasser une fille, même si je t'attends à poil dans la mer !
— Oh ! Putain ! Je suis désolé...
— Donc, tu ne l'as qu'embrassée ?
— Quoi ?! Mais non ! Je... Ok. Tu as gagné. J'ai couché avec elle dans les dunes, au vu et au su de tous ! Sans aucune vergogne et en abandonnant tes fringues sur le bord du chemin.
Cette fois Darius ne put retenir un hoquet de rire en imaginant la scène.
— J'espère que vous n'avez pas traumatisé des gosses.
— Il n'y avait personne. J'ai vaguement entendu une cavalcade, mais... j'imagine que c'était Emmanuelle.
— Bien imaginé. Je comprends mieux pourquoi elle rigolait en arrivant avec mes affaires. Et heureusement pour toi et nous, les clés de la voiture et mon téléphone étaient encore dans mon pantalon.
Jung se frappa le front en imaginant ce qui aurait pu arriver si quelqu'un avait volé les affaires de Darius. Ce dernier, nu, frigorifié. Eux, incapables de lui fournir de quoi pour se vêtir, sinon leurs propres fringues, devant une voiture inutilisable puisque fermée à clé. Un cauchemar.
— Vraiment désolé, Darius.
— Est-ce que ça valait le coup, au moins ?
Jung se tourna vers son frère et échangea un regard avec lui. Il ne dirait rien sur Aïko. Jamais. Parce que ce qu'il y avait entre eux désormais était bien trop important et fragile.
— Je vois. Donc plus de comédie, se contenta de dire Darius en souriant. Iseul sera contente.
— Seulement si ça dure.
— Pourquoi ça ne durerait pas ?
— Parce qu'avec elle j'ai l'impression d'être sur des sables mouvants ? Ça te parle comme réponse ?
— Non. Pas vraiment, mentit Darius.
Il n'y avait qu'un contrat entre lui et Lupita Jones. Et ils n'avaient échangé qu'un baiser. Mais c'était pourtant ce qu'il ressentait aussi en sa présence. Des sables mouvants. Un sol instable. Une précarité intérieure qui le troublait, car il ne la recherchait pas. Il ne voyait qu'une solution : il devait cesser de la voir aussi souvent. Il en allait de l'équilibre de sa santé mentale. Mais maintenant que Jung et Aïko étaient manifestement en couple, l'opération allait être plus difficile.
— Tu crois que tu pourras dissocier ta vie amoureuse de celle factice, que j'entretiens avec Mlle Jones.
Jung nota le retour du « Mlle Jones » qui montrait que Darius avait besoin de prendre de la distance. Il jeta un bref regard à son frère avant de répondre.
— Pas de problème. Tu le sais bien. Je ne mêle jamais affaire et plaisir. Il n'y aura que les rendez-vous chez grand-mère Kang qui risquent de poser problème.
— Elle ne va pas nous en imposer un chaque semaine...
— Non, mais elle va vouloir constater par elle-même de l'avancée de nos relations. Tu la connais. En plus. Elle a apprécié les filles. Alors...
— Nous verrons en temps voulu. Les photos, ça ira ?
— Je n'ai pas encore... commença Jung en consultant son smartphone sur lequel Darius avait envoyé les quelques clichés pris avec Lupita. Il s'arrêta sur celui juste après le baiser. Jeta un œil à son frère. Reporta son attention sur la photo. Ferma le smartphone et cacha un sourire en regardant vers l'extérieur.
— Je l'ai vu.
— Quoi ?
— Ton sourire.
— Je me demande ce qui a pu se passer pour vous mettre dans cet état.
— N'exagérons rien. Il fallait faire crédible.
— Oh ! Vous êtes crédibles ! Ça, je te le confirme.
— Parfait.
— Et tu ne vas rien me dire ?
— Non. Parce qu'il ne s'est rien passé de notable.
— De notable ! s'esclaffa Jung en hoquetant de rire. Tu m'en diras tant.
— Je l'ai embrassé. Bref. Rien de notable, continua Darius sur un ton indifférent.
— Tu. L'as. Embrassée ? Rien de notable ? répéta Jung avec exagération.
— N'en fais pas tout un plat ! Il n'y a pas de quoi ! s'exclama Darius en vérifiant dans le rétro que les filles dormaient.
— À voir vos visages, je ne dirais pas ça ! Darius !
— Quoi ?!
— Dis-moi ce que tu ressens !
— Je n'ai aucune appétence pour Mlle Jones, répliqua-t-il d'un aussi neutre que possible, comme s'il parlait d'un plat goûté récemment.
— Vraiment ?Alors, déjà, arrête d'en parler en utilisant des mots en rapport avec le désir d'un ton faussement détaché, et je pourrais envisager de te croire.
— Mlle Jones ne me sert qu'à contrer les manigances de mon grand-père et à satisfaire les délires matrimoniaux de ta grand-mère. La discussion est close, Jung.
— Ok, répondit Jung.
Mais le demi-frère n'était pas dupe. Quelque chose était en train de se passer. Pas parce qu'il y avait eu un baiser, mais parce que justement Darius refusait d'en parler. Il connaissait son frère. Dragueur et franc. Toujours prêt à prendre ce qu'on lui proposait spontanément sans rien cacher de sa vie amoureuse. Toujours le rire en bordure quand il en parlait.
Jung réalisa alors avec stupeur que, jusqu'à présent, le comportement amoureux de Darius ressemblait à celui d'Aïko. Et un grand froid le prit, car toutes les relations de son frère s'étaient terminées comme un souffle qui s'éteint. Un épuisement des sentiments et du désir. Est-ce que c'est ce qui l'attendait avec Aïko ? Est-ce qu'elle l'abandonnerait pour se consacrer à ses passions sans remarquer le gouffre qui se creuserait entre eux ?
Pour la seconde fois de la journée, Jung abandonna Darius. Il se plongea dans une intense réflexion sur sa relation avec l'amie de Lupita. Sur ce qu'il avait envie qu'elle devienne. Puis n'arrivant à rien de bien clair, il se sentit démuni. Puis il se dit que justement, c'était peut-être ça la clé. Ne rien faire de précis. Ne pas s'agiter. Ne pas lutter. Se laisser porter. Ce que les ex de Darius avaient été incapables de faire, le perdant irrémédiablement. Il se promis de laisser Aïko diriger le navire. Il n'avait pas vocation à en être le capitaine vraisemblablement, se dit-il en repensant à ce qui l'avait amené à faire l'amour à la jeune femme dans les dunes, faisant fi de toute prudence. Oubliant son frère nu dans la mer glacée.