Ok. C'était du lourd. Du pas joli. Du sale et du mortel. Emmanuelle regrettait d'avoir insisté pour savoir. C'était malin ! Parce que maintenant, elle ne détestait plus Gabriel – car c'était son nom, Gabriel Beaupertuis, exactement. Pas « Dieu » ! - ; parce qu'elle avait même de la sympathie pour lui, malgré ses défauts évidents ; parce qu'elle aussi avait une envie folle de tordre le cou à cette Ida Wartweiller, qui avait condamné sa propre fille en la séparant de force de celui qu'elle aimait, alors qu'elle attendait un enfant, en plus ! Bon, elle en voulait un peu à cette Lily de n'avoir pas su s'enfuir, résister, se battre, en somme. Mais elle savait aussi que parfois le combat était long et perdu d'avance. Ensuite, il fallait vivre avec ses démons. Ce que faisait Gabriel. Pas de la meilleure manière qui soit.
— Bien. Je connais l'histoire, dit-elle sans atermoyer. Maintenant, je veux la partie qui concerne Lupita. C'est qui pour vous ? Pourquoi vous vous comportez comme ça avec elle ?
Quinze ans plus tôt, alors qu'il avait à peine 20 ans, la disparition de sa petite-amie et de l'enfant qu'elle portait, avait été si douloureux que Gabriel s'était enfoncé dans une spirale de désespoir dont il était sorti vivant à grand peine, mais vidé. Éteint. La perte irrémédiable, l'absence, le doute, la solitude délétère avaient œuvré pendant ces quinze dernières années. Gabriel était broyé aussi bien que si on lui avait arraché l'âme.
Le dragon et le phénix tatoués sur ses bras étaient là pour lui rappeler à jamais son amour perdu. Il ne les regrettait pas, mais les sentait peser sur lui désormais, car il avait été incapable de se relever réellement du drame, comme il se l'était promis en se faisant faire ces tatouages. C'était au moment où il était encore en colère, avant que le chagrin ne l'emporte sur tout le reste.
Il avait toujours cru que la perte de Lily était à l'origine de sa souffrance, du vide qui refusait de se combler en lui. Mais face à Emmanuelle, après avoir déliré dans les vapeurs de l'alcool, il commençait à comprendre. Bien sûr, Lily lui avait manqué, tant et tant, mais ça n'est pas de sa perte qu'il mourait à petit feu. C'était de celle de l'enfant. Cette fille qui s'était éteinte dans le ventre de sa mère. Cette fille qu'il aurait plus que tout, voulu voir vivre.
Le constat était étrange, parce qu'il ne s'était jamais attardé sur les bébés qu'il avait rencontré dans sa vie, ni sur les enfants d'ailleurs. Pendant quinze ans, il avait bien regretté quelque fois de n'avoir pas la chance de voir sa fille grandir, devenir une femme, mais pas de manière marquante. En réalité, il s'en rendait compte à présent, ce qui lui avait surtout manqué, c'était le lien qu'il aurait eu avec elle. Ce lien qu'il devinait parfois chez d'autres. Ce lien qui aurait fait de lui un protecteur aimant et compréhensif. Un père.
Et aujourd'hui, pour une raison qu'il ignorait, cet amour qu'il avait anticipé, cet amour qu'il avait accumulé pour l'enfant et qu'il avait enfoui avec toute la joie et le bonheur perdu, rejaillissait de manière étonnante face à une inconnue.
Lupita, jeune fille à peine femme, en manque de figure paternelle, lui faisait se demander si sa gosse, celle qui n'avait pas eu la chance de naître, aurait été comme elle un jour : perdue dans une existence trop vaste et aventureuse, tentée de s'en sortir seule. Lupita soulevait des questionnements douloureux mais essentiels. Est-ce qu'elle l'aurait appelé pour avoir son aide ? Est-ce qu'elle lui aurait demandé conseil ? Est-ce qu'ils se seraient engueulés à cause de mecs qu'il n'aurait pas aimés ? Est-ce qu'elle aurait claqué la porte ? Est-ce qu'ils se seraient pardonnés ?
Grâce à Lupita, il devinait que oui, il y aurait eu tout ça, et bien plus. Son cœur en saignait chaque fois qu'il y pensait, mais cette douleur-là, il la recherchait comme un drogué sa dose. Elle lui rappelait qu'il était vivant et que là, proche de lui, il y avait une jeune femme en quête de repères qui lui souriait sans rien exiger de lui que quelques mots. Un lien ténu mais réel.
Jusqu'à présent, rien ni personne n'avait éveillé le désir de paternité de Gabriel autant que cette jeune femme, dont il devinait les peines en comblant les silences de ses propres inquiétudes.
Comment expliquer à Emmanuelle, car c'est ainsi que se nommait la « Schtroumpfette grognon », que penser à Lupita était comme un baume ? Voilà ce qu'il aurait aimé dire. Mais il était conscient que ça sonnait bizarre.
Pourtant, c'était la réalité. Penser à Lupita permettait à Gabriel d'accepter ses fantômes et d'avancer. Le son clair de son rire venait éclairer l'obscurité dans laquelle il se débattait, et comme un naufragé, il accédait à la surface pour lutter contre l'inévitable. Lupita avait ce pouvoir sur lui.
Gabriel releva les yeux sur Emmanuelle, conscient que son introspection avait été plus longue que prévue, mais surtout étonnée que la jeune femme ne l'ait pas interrompu. Il la vit alors, légèrement penchée contre la fenêtre, endormie. Il se leva prêt à la réveiller, quand une voix bien reconnaissable l'interpella depuis la fenêtre voisine.
— « Dieu » ? Vous êtes là ?
— Oui, « Cendrillon ». Je suis là, répondit-il en se penchant.
En voyant les yeux de Lupita s'agrandir, il réalisa qu'il ne devait pas être beau à voir.
— Je suis désolé. J'ai eu un petit accident, et votre amie est venue m'aider. Maintenant, elle s'est endormie. J'allais la réveiller.
— Halte-là, dit alors Aïko dont la tête émergea derrière Lupita. Qui nous dit que vous ne l'avez pas abusée, découpée et jetée dans une benne !
— Je viens de dire que j'allais la réveiller. Elle s'est endormie comme une masse alors que nous discutions.
— Hum. Oui. Bon, Emma est comme ça... Elle vous a aidé pour quoi exactement ? Et comment elle est arrivée chez vous ?
— Par la fenêtre.
Les deux filles échangèrent un regard entendu. Ça ressemblait bien à Emmanuelle de prendre le chemin le plus court pour accéder à un lieu. Mais quand même. Il fallait qu'il y ait urgence pour qu'elle prenne autant de risques.
— Alors ? Pourquoi ? redemanda Aïko sur le même ton accusateur que précédemment.
— Elle vous le dira quand je l'aurai réveillée, je suppose, dit-il en se penchant.
— Si j'étais vous, je ne ferais rien de tel.
— Pardon ?
— Réveiller Emmanuelle Trévenec, c'est prendre le risque de subir sa colère. Quand elle dort, elle dort, lâcha doctement Aïko tandis que Lupita souriait de la situation ubuesque.
— Elle s'est déjà énervée contre moi. Alors, je ne crains plus grand-chose, maintenant.
— Énerver contre vous ? Mais pourquoi ? demanda Lupita intriguée.
— Disons qu'elle a cru que j'avais des visées sur vous, et comme elle ne m'apprécie pas particulièrement, elle me l'a dit clairement.
— Et vous n'avez pas de visées ? demanda à son tour Aïko avec un regard à clouer n'importe qui sur place.
— Non.
— Comment peut-on ne pas avoir de visées sur Lupita ? C'est suspect !
— Vous n'êtes pas croyables ! Il y en a une qui m'a quasiment écharpé parce qu'elle croyait que j'en avais, et l'autre qui trouve suspect que je n'en ai pas. « Cendrillon » ! Help ! s'exclama Gabriel en ne pouvant s'empêcher de sourire.
Finalement, le trio au complet lui redonnait indubitablement de la joie simple.
— Ne faites pas attention à elle, dit finalement Lupita. Nous venons de passer une soirée particulièrement tendue...
— Parle pour toi. Moi, j'ai passé une excellente soirée.
— J'en suis contente pour toi. Donc, je reprends. JE viens de passer une soirée tendue, accompagnée d'une sociopathe qui, elle, s'y trouvait comme un poisson dans l'eau.
— Bon. On fait quoi pour votre amie endormie ?
— Le mieux ce serait de la laisser dormir.
— Là ? Contre la fenêtre de mon salon ?
— Vous n'avez pas un canapé ? Vous la posez dessus. Vous lui mettez une couverture et le tour et joué, dit Aïko avant de disparaître dans l'appartement comme si l'affaire était réglée.
— Je n'y crois pas ! Il y a deux minutes, je l'avais peut-être découpée en morceaux et maintenant, je dois la laisser dormir chez moi ?
— Je vais venir la chercher, dit Lupita en soupirant.
— Non. Non. Je vais la mettre dans mon lit et... commença Gabriel qui s'arrêta en voyant le regard de Lupita s'agrandir de nouveau. En tout bien, tout honneur. Je dormirai dans le salon.
— Hum. Attendez ! lança Lupita en disparaissant à son tour.
Elle revint en tenant Pop-corn contre elle.
— Prenez mon chien aussi. Il sera son gardien. Et puis, elle sera rassurée en le voyant au réveil. Cela voudra dire que nous sommes au courant de tout.
— Le chien ? dit Gabriel en fixant l'animal avec un doute dans le regard.
Pop-corn remuait allègrement la queue. Gabriel finit par le prendre. Maintenant, il avait non seulement une nana pas commode sur les bras, mais aussi un clébard. Aussi mignon soit-il, ça restait un clébard. Karma de merde !