Purée de chiotte, ma minable tentative de fuite a pris fin au bout de trois minutes et quarante-six secondes, à peu près. À quoi ça m'a servi ? À me mettre dans une mouise encore plus grande. Non seulement je n'ai pas réussi à comprendre le système d'ouverture de leurs portes, mais en plus j'ai fait la connaissance des charmants compagnons de K (je plaisante, c'est des gros glands). L'un d'eux, un brun à la peau olive, m'a attrapée comme si j'étais une simple marchandise et m'a ramené à mon nouveau copain, messire Kalen en personne. Ce dernier lui a dit un truc dans une langue bizarre et me voilà à présent dans une pièce minuscule entièrement vide. Pas de fenêtre, pas de meuble, que du blanc partout et cette espèce de porte quasi invisible. Oh, j'oubliai le plateau avec un de ces gâteaux verts vu préalablement. D'ennui, je me suis résolue à goûter ce truc. Immonde. Je comprends que le temps du chocolat est révolu.
Déclic, suivi d'un bruit de frottement : l'entrée de ma cellule se lève telle une herse moderne. C'est K et un autre type, un blond. L'inconnu suit Kalen, mais s'intéresse plus à mon plateau qu'à moi. Il prononce quelque chose dans sa langue avant de me dire :
— Vous n'avez visiblement pas faim.
— Détrompez-vous, je meurs de faim, le contredis-je, agacée.
— Dans ce cas, je vous laisse votre repas.
— Quel repas ? Vous parlez de ce truc infect ? Vous essayez de m'empoisonner ?
— Absolument pas Docteur Lyna Ferrat, intervient K. Il s'agit d'un aliment complet et équilibré qui vous permettra d'avoir rapidement un sentiment de satiété tout en vous donnant de l'énergie et les nutriments essentiels au maintien de votre bonne santé.
Quoi ? Il se croit dans une publicité ? Je le regarde, abasourdie. Je dois avoir reçu un coup sur le crâne et je suis probablement en plein cauchemar délirant... Kalen interprète mal mon expression sidérée, car il croit bon d'ajouter :
— C'est très bon pour vous.
— Je m'en brosse le nombril !
Cette fois, à lui d'afficher une mine perplexe. Ses yeux passent de mon visage à mon ventre à plusieurs reprises. OK, il a appris la langue internationale, mais ne comprend rien aux expressions. . E.T bis hausse les épaules et repart en me laissant ce truc vert immonde, au cas où j'aurais envie de retenter l'expérience. K reste seul avec moi, le visage d'une neutralité agaçante.
— Vous avez toujours envie de me tuer, Docteur Lyna Ferrat ?
— Oui ! m'exclamé-je. Vous avez tué quelqu'un qui m'est cher, vous m'avez enlevée, vous avez envahi ma planète, mis mon monde à genoux ! Vous avez tué des gens pour leur voler leurs corps. À cause de vous, je n'ai pas revu mes parents depuis presque huit ans, et... euh... ça fait déjà un beau palmarès.
Je reprends ma respiration. K n'a pas bougé une oreille. Il me regarde, presque sans cligner des yeux.
— Autre chose à me reprocher, Docteur Lyna Ferrat ? me demande-t-il après quelques secondes.
— Oui ! Arrêtez de m'appeler par mon matricule complet à chaque fois que vous vous adressez à moi !
— Que dois-je dire ?
— Votre Altesse.
— Ah bon ?
— C'est une boutade, soupiré-je. Appelez-moi Lyna, ou éventuellement Docteur.
— Bien Lyna. Je suis désolé de vous annoncer que vous passerez la nuit dans cette pièce. Tant que vous conserverez des intentions hostiles à mon égard, je ne pourrais pas partager mon lit avec vous.
— Votre lit ! Vous croyez vraiment que j'ai envie de dormir dans votre lit ?
— Il est confortable, m'affirme-t-il.
— Mais... mais... vous êtes fou. Plutôt mourir que de passer la nuit avec vous.
— Oh, Lyna, dit-il en fronçant les sourcils. Je vous assure que dormir avec moi est une bien meilleure idée que mourir. Et je ne voudrais pas qu'il vous arrive quoi que ce soit. Je vais veiller sur vous comme vous avez veillé sur moi.
La conversation est juste hallucinante. Il prend toutes mes paroles au pied de la lettre et ne semble pas voir en quoi dormir avec lui peut être un souci pour moi. Je repense à ce que m'a raconté Mei sur ces femmes de Moscou, et son inquiétude quant aux intentions de ces selcyns devenus hommes. Je décide d'être cash à mon tour.
— Vous avez l'intention de me violer ?
Ses yeux s'écarquillent brièvement, puis sa bouche esquisse une moue de dégout avant de retrouver sa neutralité.
— N'ayez crainte, Lyna, aucun de nous ne ressent d'attirance physique pour le corps humain. Nous vous percevons plutôt comme une espèce animale douée d'intelligence et de parole.
— Bien, bégayé-je, carrément vexée. Vous me voyez donc comme un chaton qui parle.
— D'après mes observations, cette comparaison tient la route. Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une bonne nuit. Nous sommes actuellement en stationnement dans la mésosphère, nous attendons que la base principale Bleiselcyon nous autorise à atterrir dans une de nos structures périphériques.
— Bleiselcyon ? demandé-je incrédule.
— Oui, vous traduiriez ça par l'ombre de Selcyon. Selcyon est notre planète. Et Bleiselcyon est le nom du projet qui nous a menés ici. C'est devenu par la suite l'appellation de notre base principale, que nous avons bâtie sur l'ancienne ville de... Paris, il me semble. Mais vous y seriez en danger. La plupart d'entre nous n'apprécient pas les humains. C'est pourquoi nous nous rendrons en périphérie.
— Pour quoi quoi faire ? Qu'est-ce que vous attendez de moi ?
— Nous aurons l'occasion d'en reparler. Bonne nuit, Lyna.
— Allez au diable !
Il penche la tête sur le côté, intrigué par ma réaction. Puis il tourne les talons et me laisse seule.
J'ai passé une « nuit » pourrie. Le stress, la faim et la luminosité ont rendu vaines toutes tentatives d'endormissement. Impossible de me résoudre à finir ce biscuit dégueu, c'est au-delà de mes forces. Après plusieurs heures, une envie pressante fait de ma vie un enfer. L'idée de me soulager ici, en plein milieu de la pièce, juste pour casser les pieds de Kalen me passe par la tête. Mais j'ai trop de fierté pour ça, et vu le peu d'émotion qui traverse cet homme, je ne suis pas sûre d'obtenir l'effet escompté. Je passe au plan B : tambouriner à la porte en hurlant comme malade. Crotte de merde, personne ne vient ! Il se fiche vraiment de moi ! Je suis sûre qu'il jubile dans son lit ultraconfortable de mes deux. Quand enfin la porte se lève, je crie un très élégant : « Je dois aller pisser » en me tenant l'entrejambe. Le selcyn devant moi est le blond frisé de tout à l'heure. Il me fait signe de le suivre et m'amène jusqu'à une porte verte.
— Ça s'ouvre comment ? le supplié-je. Je suis à deux doigts d'ouvrir les vannes.
Le type pose une main sur la paroi et effectue une pression légère en direction du haut. La cloison se lève et je rentre en trombe de la nouvelle pièce. Horreur ! Des urinoirs tout bizarres ! Le blond regarde ma détresse en fronçant les sourcils. Puis il s'avance et me tend un truc en plastique posé sur une petite étagère.
— C'est quoi ce truc, encore ?
— Le nécessaire pour qu'un corps femelle puisse uriner debout, me répond-il tout naturellement. N'oubliez pas de le désinfecter après utilisation. Le produit est ici. Je vous attends dans le couloir.
Je suis trop dans l'urgence pour me battre. Un bref coup d'œil à l'ustensile me suffit pour comprendre comment le placer. Bon, rien de bien complexe en soi. Pour la première fois de ma vie, je fais pipi debout. En vrai, c'est plutôt cool. Jamais je ne l'avouerai à voix haute. Je désinfecte le machin tout en me demandant comment je devrai procéder pour la grosse commission. À chaque jour suffit sa peine, je verrai le moment venu. Quand je ressors, monsieur blond m'attend.
— Comment vous appelez-vous ? demandé-je sans réfléchir.
— Jafro H18-451.
— OK... Jafro H et des chiffres, est-ce que vous auriez autre chose à manger que ce qui se trouve dans ma cellule ?
— Le Temen Kalen prend toutes les décisions vous concernant. Je lui ferai part de vos demandes à son réveil. Vous devriez vous reposer, vous aussi. Je perçois un ralentissement de vos réflexes dû à une grande fatigue. Votre corps souffre. Vous êtes au bord du malaise.
— Ah, je ne crois pas. Impossible de fermer l'œil : j'ai besoin d'un lit, d'obscurité, et d'avoir le ventre plein.
Jafro hausse les épaules, son geste préféré apparemment, et me ramène jusque dans ma cellule. Ultime folie pour marquer mon mécontentement, lorsqu'il actionne la porte de ma prison, je détale en courant dans la direction opposée. Je sais que ce geste est vain, mais je ne supporte pas l'idée de me montrer docile avec les enfoirés qui ont tué Saïd. Jafro me rattrape en une poignée de secondes, mais lorsqu'il m'immobilise, je sens le manque de sommeil et de nourriture venir à bout de mes dernières forces. Ce type avait raison. Tout devient blanc et je m'évanouis.
Je me réveille sur un matelas très confortable. Sans ouvrir les yeux, je sais où je suis. Je m'y résous tout de même et trouve Kalen agenouillé à côté de moi. Je soupire et me roule en boule de manière à lui tourner le dos.
— Vous devez manger, Lyna.
— Foutez-moi la paix, assassin.
À son tour de souffler. Je l'exaspère, maigre victoire. Les larmes me montent aux yeux.
— Ce terme ne me paraît pas approprié, me dit alors Kalen.
De surprise, je me redresse. Mais je suis encore en hypoglycémie et je dois immédiatement me recoucher. Je fixe mon ravisseur en attendant la suite. Mais elle ne vient pas. K ne lâche pas mon regard, je décide de soutenir le sien. Qui baissera les yeux en premier ? Étrangement, il craque avant moi.
— Lyna, je suis navré que vous ayez perdu un de vos compagnons. Le Grand Consul souhaite que nous anéantissions toutes les forces armées humaines. Vos vaisseaux autonomes attaquent sans relâche nos bases européennes. Et vous en possédez énormément à présent. Le Grand Consul n'a pas tort : si nous ne vous traquons pas, vous nous tuerez tous. Nous savons que vos zones de repli enterrées sont le lieu de fabrication ou de réparation de vos robots. Elles sont donc nos cibles principales, il était évident que nous aurions pour ordre de la détruire. D'autant plus que vos soldats m'avaient piégé et torturé quelques jours plus tôt. Avoir épargné deux humains de l'armée, vous et votre deuxième compagnon, est en soi un acte de désobéissance.
Je suis scotchée. C'est l'hôpital qui se fout de la charité à ce niveau-là ! Mais je me reprends rapidement.
— Sachez que je suis médecin, pas militaire. Et il faut que je vous dise merci ? Vous n'avez qu'à repartir chez vous sur Selcyon si l'accueil vous déplait !
— Nous ne pouvons pas.
— Comment vous croire ? Je sais que vous me détestez et que vous souhaitez vous venger !
— Pourquoi pensez-vous que je vous déteste ? s'étonne Kalen.
— Parce que je vous ai fait tout un tas de tests alors que vous étiez salement amoché.
— Vous êtes aussi la seule à m'avoir parlé, rassuré, à m'avoir touché pour établir un contact non agressif... J'ai découvert Beethoven et Mozart. Je vous en suis reconnaissant, Lyna. J'ai aimé ces moments avec vous. Mon corps et mon esprit ont développé tous les symptômes du stress et de la terreur. Mais vous avez su m'apaiser.
— Vous êtes fou.
— Vous n'arrêtez pas de me dire ça.
— Comment vos copains ont réussi à trouver la base ? Vous aviez un traceur ?
— Oui, dans une chaussure. On me les a retirées dans votre zone de repli, mon armée avait donc votre position.
— Ils n'ont pas vérifié les vêtements ! m'exclamé-je, dépitée. J'ai été obligée de regarder la moindre partie de votre anatomie et ces abrutis n'ont pas regardé les fringues ?
— Non.
Je soupire. Faraday-4 détruit pour une sombre histoire de chaussures extraterrestres, ça ferait une super une pour le prochain bulletin d'informations. On pourrait même rajouter en sous-titre : la médecin avait pourtant vérifié jusqu'à son fondement, et bien plus encore. Je me racle la gorge pour masquer une ébauche de sourire puis reprends :
— Pourquoi m'avez-vous enlevée si ce n'est pas pour vous venger ? Et pourquoi avoir refusé Mei ?
— Je vous expliquerai quand nous aurons rejoint la base de Tavira. Nous avons reçu l'autorisation du Grand Consul, et mes Borls sur place préparent votre arrivée.
— Borls ?
— Mes soldats. Nous pourrons débarquer d'ici vingt-quatre à quarante-huit heures. En attendant, vous devez vous nourrir.
Et il me tend l'ignoble biscuit.
— Ah non ! J'ai beau avoir l'estomac dans les talons, votre machin vert me donne la nausée, rétorqué-je.
Kalen ouvre de grands yeux et soulève brutalement le drap épais qui me recouvre. Il attrape mes pieds nus et approche son visage pour les scruter avec inquiétude. Je n'ai aucune idée de ce qu'il est en train de faire, mais je suis trop sidérée pour réagir. Ses mains chaudes tâtent mes talons et mes voûtes plantaires. Étant très chatouilleuse, je me mets rapidement à rire en me débattant. K me lâche, mais continue à me regarder avec effarement.
— Quoi ?
— Comment votre estomac peut-il réellement descendre dans vos talons ? N'est-ce pas dangereux ?
Oh. Mon. Dieu. J'éclate d'un rire nerveux, incontrôlable. Et plus je ris, plus il fronce les sourcils, ce qui a pour résultat d'augmenter mon hilarité. Épuisée, je finis tout de même par me calmer. K est contrarié, je le vois à ses lèvres plus pincées que d'habitude. Je remarque également qu'il est plutôt bel homme, comme je l'avais pressenti lors de notre première rencontre. Teint rosé, cheveux noirs épais, grands yeux en amande couleur noisette, carrure de combattant... Enfin, la vérité est qu'il a « glissé » dans le corps d'un humain non dépourvu de charme. Je me demande s'il a choisi, comme sur un catalogue de vente par correspondance. Qu'importe, je n'oublie pas que je le déteste, mais je lui dois des explications.
— Avoir l'estomac dans les talons, c'est une expression qui signifie avoir très faim. Tout comme devenir chèvre qui est l'équivalent de perdre la raison. Ce sont des images, en quelque sorte.
— Je vois, me répond Kalen. Des mots permettant de construire une image mentale en rapport avec une situation.
— Euh... oui.
— Je vais étudier la question. En attendant, mangez. Je vous ai rapporté du chocolat et des fruits orange, des clémentines, je crois. Et également des mélanges de notre composition, si toutefois vous les trouvez à votre goût.
— Merci, bredouillé-je, incrédule. Dites, vous n'allez pas me remettre dans cette horrible pièce sans meuble ?
— Si vous promettez de ne pas essayer de me tuer, j'accepte de vous garder dans mon lit.
— Oh, vous acceptez de partager votre couche avec le gentil petit chaton doué de la parole que je suis, comme c'est touchant ! J'imagine que je dois me sentir reconnaissante de ne pas dormir dans un panier à vos pieds.
— C'est encore une expression ?
— Non, oubliez ça.
Je grimace et me relève doucement pour prendre mon repas.